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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les apports de R. E. Park pour une approche sociologique du cosmopolitisme.

Illustration : Victoria Peckering, « Reflections », 17.05.2014, Flickr (licence Creative Commons).

Illustration : Victoria Peckering, « Reflections », 17.05.2014, Flickr (licence Creative Commons).

Le cosmopolitisme est aujourd’hui un terme fréquemment évoqué ou convoqué, tant par les sciences sociales et politiques que par les représentants politiques, tant au sein de campagnes publicitaires qu’au sein de mouvements sociaux. En sciences sociales et politiques, le cosmopolitisme est décomposé en une pluralité de facettes : il peut référer à des compétences ou pratiques culturelles, à des projets politiques transnationaux ou à des utopies démocratiques (Thiérault et Dufour 2012, Cohen et Vertovec 2008, Truc et Cicchelli 2011). L’élasticité du concept indique son caractère transversal à différents domaines du social et à différentes disciplines, mais cette élasticité est telle qu’elle engendre aussi le risque d’un appauvrissement de sa portée morale et politique autant que de ses expressions empiriques. Tendu entre un pôle objectivant ou descriptif — souvent pris en charge par la sociologie ou l’anthropologie — et un pôle normatif — souvent pris en charge par la philosophie politique —, il est appréhendé selon des découpages disciplinaires où l’articulation entre ces pôles paraît plutôt négligée.

En même temps que s’opère ce mouvement de morcellement, une dynamique inverse prend place dans le champ de la sociologie, qui cherche à dépasser voire contester [1] la tension entre ces deux pôles en posant la question « du lien à établir, ou pas, entre le cosmopolitisme comme idée morale ou projet politique et le cosmopolitisme comme fait social » (Thiérault et Dufour 2012, p. 9-10). Le projet d’Ulrick Beck s’inscrit dans cette dynamique, qui considère à la fois de manière différenciée et combinée ces dimensions empiriques et normatives. Il propose de distinguer un cosmopolitisme « banal » — qui renvoie à des « processus latents, des cosmopolitismes inconscients, des cosmopolitiques passifs, qui sont autant de conséquences secondaires du commerce mondial ou des dangers globaux […] et constituent la réalité » (2004, p. 42) — d’un cosmopolitisme politique, qui suppose quant à lui une réflexivité, une action politique articulée à des « valeurs cosmopolitiques » (ibid., p. 205). Pour Beck, « la cosmopolitisation “objective” et la cosmopolitisation “réflexive” se chevauchent donc et ne peuvent être empiriquement rigoureusement séparées » (2004, p. 185). Si, pour Beck, cela suppose de rompre avec un « nationalisme méthodologique » (2007) qui imprègnerait la sociologie classique, d’autres auteurs contestent cette posture en pointant la richesse de la sociologie classique pour approcher le cosmopolitisme à la fois dans ses aspects empiriques et normatifs (Inglis 2012, Pendenza 2015, Chernilo 2007, Turner 2006) — tout en proposant une relecture de Émile Durkheim (Inglis 2012, Larouche 2012), Karl Marx (Dufour 2012) ou de Georg Simmel (Truc 2005, 2012).

Cet article s’inscrit dans la lignée des travaux visant à développer une approche du cosmopolitisme nourrie des apports de la sociologie classique et tenant compte des aspects tant empiriques que normatifs du terme, qui sont susceptibles d’ouvrir un dialogue fécond entre la philosophie politique et la sociologie ou l’anthropologie. Il propose une relecture de l’œuvre de Robert E. Park, déployée au sein de l’École de Chicago au début du 20e siècle, qui dessine une approche du cosmopolitisme aussi féconde qu’elle est aujourd’hui méconnue pour considérer l’articulation entre les pôles empiriques et normatifs d’un point de vue sociologique. Si cette approche apparaît en filigrane de ses différents travaux consacrés à la ville, aux relations raciales et culturelles ou au politique, elle invite à considérer le cosmopolitisme comme référant à un contexte écologique problématique autant qu’à un horizon politique qui en serait le prolongement. À ce titre, elle propose de relier ces deux pôles au sein desquels les théories contemporaines tendent à se situer.

Après avoir présenté l’approche singulière du cosmopolitisme proposée par Park au regard de certaines théories développées par la sociologie classique et aujourd’hui revisitées, cet article revient sur trois apports majeurs qu’offre cette approche pour considérer dans un même geste les dimensions empiriques et normatives qui sont constitutives du concept de « cosmopolitisme » : (1) la prise en compte de l’ancrage écologique du processus politique ; (2) la prise en compte d’une pluralité de processus de publicisation susceptibles de soutenir l’émergence d’un ordre politique cosmopolite ; (3) la prise en compte d’une pluralité de figures d’étrangers qui réfèrent au cosmopolitisme dans ses formes écologiques et politiques. Ces apports ouvrent à une saisie sociologique du cosmopolitisme inquiète de son horizon moral et politique autant que de ses expressions empiriques, et susceptible à ce titre de nourrir le dialogue entre sciences sociales et philosophie politique.

Une approche classique et singulière.

L’approche de Park s’inscrit dans le contexte historique de la naissance de la sociologie : il partage avec ceux que l’on considère comme les « pères fondateurs » une série d’inquiétudes autant que d’intuitions théoriques au cœur de la pensée sociologique de la modernité et a fortiori du concept de « cosmopolitisme ».

Le cosmopolitisme est tout d’abord lié aux changements économiques et à leurs conséquences sociales, culturelles, morales et politiques, considérées comme étant caractéristiques de la modernité pour Park comme pour Marx, Durkheim ou Simmel. Ces changements renvoient à l’internationalisation de l’économie, dont les liens avec le cosmopolitisme ont d’abord été mis en évidence par Marx (Dufour 2012). L’extension des rapports économiques entre une pluralité de peuples, de groupes, d’individus s’accompagne d’une nouvelle division du travail qui engendre elle-même une transformation des formes de la solidarité — mises en évidence par Durkheim — et des rapports sociaux. Cette idée se retrouve dans la pensée de nombreux sociologues du tournant du siècle dernier. Pour Émile Durkheim, la modernité marque le passage de la solidarité « mécanique » (fondée sur des liens de proximité) à la solidarité « organique » (fondée sur la coopération entre des individus interdépendants) ; pour Ferdinand Tönnies, celui de la communauté (« Gemeinschaft ») à la société (« Gesellschaft ») ; pour Georg Simmel, celui des « cercles étroits » aux cercles sociaux « élargis » [2]. Selon les mots de Robert E. Park, pour lequel la ville est le creuset de ces transformations, « nous pouvons apprécier la nature générale de ces changements au fait que, parallèlement à la croissance des villes, les relations indirectes, “secondaires”, se sont substituées aux relations de face-à-face, “primaires”, dans les rapports entre individus au sein de la communauté » [3] (2004a, p. 107). Si ces dernières sont propres à des groupes « intimes, familiaux ou ethniques » (1964d, p. 20) fondés sur des liens de loyauté et formant un ordre moral basé sur des traditions et des coutumes, les relations secondaires sont quant à elles propres à des groupes « territoriaux » ou « cosmopolites » (1964d, p. 20), telles les villes. Ces sociétés se développent avec pour point de départ le « marché », où des hommes aux intérêts divergents s’engagent dans des relations impersonnelles et économiques caractérisées par la froideur et la réserve.

Park partage avec Simmel l’idée selon laquelle la modernité fondée sur le commerce entraîne une sécularisation des relations sociales autant qu’elle offre « la liberté d’agir, comme individus, en accord avec ses intérêts plutôt qu’avec ses sentiments » (1964c, p. 373). Reprenant ce dernier, il considère que la ville est le lieu par excellence de l’émancipation et de la liberté des individus : « la ville offre la liberté, y compris la liberté de parole, parce que dans la ville rien n’est sacré. C’est en grande partie dû au fait que la ville est fondée sur le commerce, et que le commerce est la forme la plus impersonnelle des relations humaines » (1964d, p. 18).

Pour chacun de ces auteurs, ce processus de modernisation pose les conditions sociales nécessaires à l’avènement d’un cosmopolitisme. En effet, tandis que le commerce embarque l’humanité tout entière dans un système d’échanges (tant économiques que culturels), s’ouvre la question des régulations politiques et morales qui accompagnent ou que nécessite cette nouvelle donne — que ce soit sous l’angle d’une « idée morale » chez Durkheim (Larouche 2012) ou d’un « soi cosmopolite » chez Simmel (Truc 2012). Pour Park, cette extension des échanges à l’échelle mondiale en appelle in fine à la constitution « d’un ordre moral et culturel qui englobera probablement l’humanité entière » (2004d, p. 187). On retrouve d’ailleurs, dans cette optique, le cosmopolitisme comme projet d’une régulation des processus économiques, au cœur des théories politiques contemporaines approfondissant ce concept dans le contexte de la globalisation (Cheneval 2005).

La ville, en tant qu’espace où se condensent ces processus et ces enjeux, devient pour Park le « laboratoire » d’où observer ces différentes dynamiques. La ville, comme creuset des échanges économiques et culturels, est le milieu de la coexistence d’une pluralité d’individus et de groupes mutuellement étrangers les uns aux autres. Cette hétérogénéité des individus autant que des milieux est pour R. E. Park une singularité de l’expérience urbaine, qui est au cœur du concept de « cosmopolitisme ». De Simmel, Park — qui a bénéficié de ses enseignements — reprendra les liens étroits tissés entre la ville, l’étranger et le cosmopolitisme.

Avant d’approfondir l’approche du cosmopolitisme de Park, il semble nécessaire de pointer sa proximité autant que ses écarts par rapport à la pensée de Simmel. Ce dernier envisage avant tout le cosmopolitisme à partir de « l’interrelation de chaque homme avec le monde » (Truc 2012, p. 70) et d’une sociabilité de la réserve caractéristique de l’urbanité [4], pensée à partir d’une figure de l’étranger saisie comme un être libre, indépendant et détaché (Simmel 2004). Pour les deux auteurs, la ville moderne est l’espace de la liberté individuelle et de l’émancipation, en tant qu’elle permet à l’individu de multiplier les appartenances — ou de se détacher des liens qui contraignent son émancipation. Cependant, si Simmel perçoit cette émancipation individuelle comme la promesse d’une universalité, Robert E. Park la perçoit plutôt comme la base d’une désorganisation sociale [5]. Pour Simmel, la liberté quant aux ordres moraux qui se développe dans l’espace urbain porte les ressorts de l’émancipation de l’individu, tandis que pour Park, elle engendre d’abord un état de « crise » et de désorganisation dont témoignent les différents « problèmes urbains » alors au cœur de l’attention publique (progression du « vice » et de la criminalité, délinquance, émeutes, etc.).

Du point de vue écologique, la ville est un système en « crise » perpétuelle, un organisme toujours dépassé par ce qu’il se doit d’assimiler, le lieu d’une désorganisation sociale, étant donné qu’elle concentre des citadins qui ne se comprennent pas et qui ne sont liés par aucun attachement. Aucun ordre moral ne soutient ces sociétés hétérogènes — ou plutôt, plusieurs ordres moraux fragmentaires et pluriels s’y confrontent et font qu’elles sont traversées par des conflits de valeurs. Une société fondée sur des relations secondaires est donc caractérisée par la pluralité des valeurs et la conflictualité entre les groupes.

C’est en miroir de cette désorganisation sociale, propre à la ville, qu’on peut considérer le cosmopolitisme comme une question politique. Celui-ci se décline chez R. E. Park comme le nom donné aux formes et aux enjeux d’une problématique : celle de « la confrontation entre populations hétérogènes amenées à coexister sur un même territoire » (Grafmeyer 2004, p. 3). Étant donné que la ville rassemble des individus mutuellement étrangers, qui ne partagent ni les mêmes valeurs ni les mêmes opinions, se pose la question de la réintégration de ces derniers dans un nouvel ordre social et politique. Le cosmopolitisme devient alors une question politique propre aux sociétés modernes et renvoie, à partir et au-delà de la ville et des expériences qu’elle nourrit, à l’horizon d’un ordre politique commun intégrant une hétérogénéité culturelle et reconnaissant une appartenance pleine et égale à l’ensemble des individus coexistant au sein d’un ordre écologique.

Park pose ainsi un cadre pour penser le cosmopolitisme tant comme problématique écologique que politique. C’est la présence forte de cette dimension politique qui peut distinguer ses travaux de ceux de Simmel : si ces derniers ne rejoignent pas l’horizon d’une appartenance pleine et égale (Stavo-Debauge 2013), celle-ci est au cœur des inquiétudes qui travaillent la pensée de Park.

Les ancrages écologiques du cosmopolitisme politique.

Park invite tout d’abord à considérer les « ancrages écologiques » (Cefaï 2008) du cosmopolitisme politique. Avant d’expliciter ce point, il semble essentiel de revenir sur l’importance du paradigme écologique pour la sociologie urbaine développée au sein de l’École de Chicago.

Alors que le début du 20e siècle est animé par un débat concernant l’influence du naturalisme sur les sciences sociales et l’analogie entre les lois sociales et les lois naturelles, Park et Burgess, dans la Green Bible (1921), vont élaborer une approche sociologique nourrie à la fois du naturalisme et du pragmatisme (Cefaï 2001). Selon eux, toute société humaine serait fondée par l’interaction de deux processus : le processus de compétition, au fondement de l’ordre écologique, et le processus de communication, au fondement de l’ordre politique et moral. Le premier, emprunté au naturalisme, détermine la distribution territoriale et professionnelle des différents groupes engagés dans des relations économiques et leur accès différencié aux ressources (Park 1936). Le second, au cœur du pragmatisme développé notamment par John Dewey, est à la base des relations morales et politiques. Il assure la définition de fins communes et rend possible l’action collective — ce qui distingue en propre, selon les auteurs, la société humaine (Park 1952). L’enjeu du processus politique est la substitution de relations politiques aux relations écologiques en vertu de principes de justice (Park 1939).

C’est ce cadre épistémologique qui fournit la matrice pour approcher tout objet sociologique chez Park et a fortiori la ville et le cosmopolitisme. Selon le paradigme de l’écologie urbaine, la ville est un milieu travaillé par différents processus « naturels » (2004a) : la dominance (lutte pour les espaces stratégiques et symboliques), l’invasion (formes individuelles et collectives de migrations), la succession (changement d’usages et de populations dans certains espaces), la ségrégation (concentration recherchée ou subie de certaines populations et leur refoulement dans certaines parties de la ville), etc. Pour Park, la distribution spatiale des activités et des populations dans l’espace selon ces mécanismes de sélection, de tri et de filtrage amène à la création d’aires naturelles, caractérisées par une certaine homogénéité professionnelle, culturelle ou raciale. La ville se présente comme « une mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s’interpénétrer » (ibid., p. 126). En tant que telle, elle encourage une expérience propre au cosmopolitisme : « Cela donne aux individus la possibilité de passer facilement et rapidement d’un milieu moral à un autre et encourage cette expérience fascinante, mais dangereuse, qui consiste à vivre dans plusieurs mondes différents, certes contigus, mais, par ailleurs, bien distincts » (ibid.).

Mais le cosmopolitisme ne s’en tient pas à cette dimension écologique et empirique : il renvoie également à un processus politique directement en prise avec celle-ci. Comment le cosmopolitisme, ancré dans l’écologie de la ville, émerge-t-il comme problématique politique chez R. E. Park ? Pour ce dernier, la désorganisation des villes est l’expression d’un « retard » entre les relations écologiques et les relations politiques (les changements économiques étant plus rapides que les changements politiques qu’ils nécessitent pour recréer de nouvelles formes de solidarité). Le processus politique a dès lors pour enjeu la substitution de relations morales et politiques aux relations écologiques, ce qui suppose la communication : c’est elle qui permet « de maintenir, au sein même de l’affolement et des confusions de notre monde moderne, l’accord, la coopération et le rapport nécessaires à l’action collective efficace » (2004d, p. 187).

Si l’approche du processus politique par la communication chez Park dépasse l’horizon d’un cosmopolitisme politique, on peut cependant considérer que c’est la communication entre les individus et les communautés qui soutient l’émergence d’un nouvel ordre politique. L’auteur approche la dynamique par laquelle la communication engendre un tel ordre intégrant différents groupes et individus à partir du « cycle » au travers duquel il analyse également les relations raciales (De Rudder 2002). Celui-ci se décline en différents processus : le conflit, le compromis (ou l’accommodation), et l’assimilation (ou l’intégration) — le conflit étant le processus le plus directement associé par l’auteur à la dynamique politique (1921, p. 511).

Pour Park, le cosmopolitisme renvoie à l’émergence d’un nouvel ordre politique [6] fondé sur la remise en cause des processus écologiques à partir de principes de justice. Le cosmopolitisme se logerait dans la problématisation publique des dynamiques qui règlent la distribution des groupes rassemblés au sein d’une unité territoriale et leur accès différencié aux ressources — dans la pensée de Park, ce territoire peut être urbain ou mondial. L’enquête sur le cosmopolitisme peut s’appuyer sur cette approche pour saisir quelles situations du cosmopolitisme dans sa dimension écologique sont problématisées en termes politiques (Carlier 2016). Par exemple, les processus de ségrégation peuvent être dénoncés comme le résultat de stratégies économiques menant à des formes d’exclusion spatiale ou économique critiquées à partir d’un principe d’égalité sociale, comme ils peuvent être appréhendés comme le fruit d’une volonté d’entre-soi, engageant une critique de formes de communautarisme et une réponse en termes de politiques de mixité urbaine. Et les acteurs qui s’engagent dans ces problématisations, aussi différentes soient-elles, participent tous à la définition d’un cosmopolitisme politique — susceptible de se décliner dans une pluralité de modèles.

Il s’agit donc de suivre l’émergence et la problématisation de questions relatives au cosmopolitisme écologique en suivant les moments de problématisation et de controverse, ainsi que les événements qui font sens à différents moments et pour différents acteurs. Cela permet de considérer à la fois l’interprétation de ces processus écologiques par les acteurs et les réponses qui y sont apportées : celles-ci sont susceptibles de s’appuyer sur les principes politiques proposés dans les approches normatives et philosophiques du cosmopolitisme. Une enquête sur le cosmopolitisme comme processus politique gagne donc à se tourner vers les formes d’action publique qui problématisent ces processus écologiques en s’appuyant sur des principes par lesquels s’opère l’ouverture de la communauté politique à la figure de l’étranger (Carlier 2016).

Cette approche pragmatique du politique invite à saisir comment les principes politiques du cosmopolitisme sont saisis en situation, au regard de formes écologiques, par des acteurs engagés dans des activités publiques. Elle permet de mettre à l’épreuve de l’empirie ces principes politiques, en considérant comment ils sont énoncés, éprouvés et convoqués au sein d’arènes publiques (Cefaï 2002, 2008). Par là même, Park propose une approche sociologique du cosmopolitisme tenant compte des pôles empiriques et normatifs au cœur du concept.

La pluralité des processus de publicisation.

Pour Park, le processus politique, comme il a été dit, a pour enjeu la substitution de relations morales et politiques aux relations écologiques, via un processus de communication. On peut considérer que dans les sociétés cosmopolites, c’est la communication entre les individus et les communautés qui soutient l’émergence d’un nouvel ordre « rationnel et moral » (2004d, p. 190). En reprenant le cycle de Park, l’horizon de ce processus de communication est l’« assimilation », qu’il définit à partir d’une métaphore physiologique, propre à sa pensée de la ville comme « organisme » : « Par un processus d’ingestion […] nous devons imaginer que les étrangers sont incorporés et deviennent un élément de la communauté et de l’État » (2008, p. 277). On rejoint alors la question proprement politique du cosmopolitisme, qui a pour horizon la reconnaissance des étrangers comme membres à part entière de la communauté politique.

Comment les étrangers deviennent-ils « un élément de la communauté et de l’État » ? La communication entre les groupes et l’ouverture de la communauté à la figure de l’étranger s’opèrent par l’ouverture du conflit, forme élémentaire du politique. Les conflits sont issus d’un ordre maintenant certains individus et groupes à l’écart et ont dès lors pour point de départ une inégalité de fait, une discrimination ou un préjugé racial :

[The immigrant] meets with discrimination and prejudice because he is identified with a race or nationality which is regarded by the native people as inferior — inferior mainly because different. The stranger, though he may be accepted as utility, is rejected as a citizen, a neighbor, and a « social equal ». (1964b, p. 366)

Ces inégalités contredisent les promesses de la démocratie moderne, car, pour Park, « la différence entre la démocratie et les autres formes de société c’est qu’elle refuse de faire des distinctions de classe ou de race » (1964a, p. 258).

R. E. Park identifie différents types de conflits : les conflits de classe, les conflits de race et les conflits culturels. Les deux premiers types de conflits sont ouverts par des minorités raciales ou des classes sociales qui contestent des formes de discrimination (raciales et sociales) au regard d’un principe d’égalité sociale (accès aux ressources) et politique (accès aux droits). Le troisième type, porté par des « groupes culturels » ou des « nationalités », s’appuie sur un principe de reconnaissance visant à considérer l’apport de leurs attachements culturels à la définition d’un ordre commun. C’est dans ce cadre qu’apparaît toute la portée de la notion d’« assimilation » pour l’auteur, dont la réduction à l’acculturation ne pourrait rendre compte :

The ideal of assimilation was conceived to be that of feeling, thinking, and acting alike […]. Another and a different notion of assimilation or Americanization is based on the conviction that the immigrant has contributed in the past and may be expected in the future to contribute something of his own in temperament, culture and philosophy of life to the future American civilization. This recognition of the diversity in the elements entering into the cultural process […] has called attention, at any rate, to the fact that the process of assimilation is concerned with differences quite as much as with likeness. (1921, p. 735)

Aussi l’assimilation n’attend-elle pas des individus une rupture avec leurs appartenances culturelles : elle supprime les inégalités sociales et raciales tout en offrant à l’individu et aux communautés un cadre propice à la reconnaissance de la pluralité culturelle qu’ils incarnent [7].

On peut considérer que, pour l’auteur, le cosmopolitisme suppose de passer par ces mouvements qui s’ancrent dans une conscience de race ou de classe pour en venir à une égalité politique (selon un principe de justice sociale ou de reconnaissance). Ce sont les groupes en lutte qui tendent à la réalisation de ces principes en rendant publics et justiciables d’un traitement politique les inégalités et le statut d’infériorité qui les affectent. L’horizon politique du cosmopolitisme repose donc sur la reconnaissance de l’hétérogénéité constitutive des sociétés cosmopolites autant que sur l’égalité sociale et politique entre les différents individus et groupes que ces sociétés rassemblent. Cet horizon politique rejoint alors la figure utopique du « public », au cœur de la thèse de Park : le public se fonde sur les principes que visent les groupes en lutte — l’égalité et la reconnaissance de la pluralité apparaissant alors comme présupposés et conditions à la constitution du public.

Reconnaissant l’hétérogénéité qui caractérise les villes ou les sociétés secondaires, Park propose, à partir d’une théorie du public, d’autres fondements que la tradition et l’identification nationale pour constituer un ordre politique et moral dans les sociétés cosmopolites. Il identifie alors différents principes qui caractérisent le public, principes qu’il reprend notamment de la théorie de Dewey (2010). Premièrement, l’émergence d’un ordre politique suppose pour Park de substituer le jugement critique fondé sur la discussion publique à l’autorité traditionnelle, étant donné que celle-ci n’est plus l’objet d’un consensus. C’est cette substitution qui caractérise la société politique :

c’est par ailleurs uniquement dans la société politique, au sein de laquelle un public existe qui permet la discussion, plutôt que dans une société organisée sur une base familiale et autoritaire, que des principes rationnels tendent à remplacer la tradition et la coutume comme base de l’organisation et du contrôle [8]. (1939, p. 8, notre traduction)

Le public suppose la constitution d’une communauté fondée sur la raison, l’échange d’arguments et le partage de biens moraux qui ne préexistent pas à sa constitution. Deuxièmement, le public reconnaît la diversité des opinions individuelles et des valeurs qui divisent la société. Cet ordre politique est fondamentalement « pragmatique et expérimental » (2004c, p. 169) étant donné que rien ne peut y être considéré comme sacré, les valeurs entre individus et communautés étant divergentes. Troisièmement, s’il regroupe des individus partageant un même malaise, le public définit de nouvelles formes d’associations, permettant aux individus de « se regrouper autrement » (2007, p. 117). Le public apparaît alors comme une forme idéale d’association politique pour les sociétés cosmopolites telles que les définit R. E. Park : il laisse place à la pluralité des points de vue et permet d’engendrer de nouvelles formes d’associations, ce qui le rend à la fois extensible et hospitalier à l’hétérogénéité et la pluralité constitutives de ces sociétés. Le public ainsi défini peut être mis en parallèle avec la notion de « ville », comme l’y invite Isaac Joseph : « comme la ville que décriront R. E. Park et L. Wirth, non seulement [le public] tolère, mais il intensifie les particularismes en son sein » (2001, p. 214). À la ville cosmopolite, fondée sur le marché, correspond une figure politique (le public) qui ouvre la possibilité d’englober les différents groupes et de fonder une citoyenneté au-delà des « nationalités », c’est-à-dire de constituer un ordre politique commun dans des sociétés marquées par une hétérogénéité culturelle [9].

En identifiant ces différentes formes de lutte et la figure du public, Park invite à porter le regard sur les acteurs et les arènes du cosmopolitisme politique à distance de l’approche proposée par la philosophie politique. En effet, celle-ci tend à concevoir différents modèles de cosmopolitisme, qui prédéfinissent théoriquement les formes d’espaces publics qu’il engage et les figures d’acteurs qu’il convoque. Pour illustrer nos propos, on peut énoncer, sans avoir le temps dans cet article de les approfondir, deux modèles de cosmopolitisme politique proposés aujourd’hui, qui s’inscrivent dans deux héritages majeurs de la pensée politique : l’héritage habermassien, via Jean-Marc Ferry, et l’héritage arendtien, via Etienne Tassin.

Ferry considère qu’une intégration postnationale ou cosmopolite suppose la communication, dans des espaces publics de discussion, entre les individus et les communautés (nationales et culturelles) intégrés au sein d’un même cadre juridique. Une cosmopolitique doit prendre en compte la pluralité des opinions et des cultures, « concilier l’universalité du cadre juridique avec la singularité des identités culturelles » (2000, p. 73). Cette approche du cosmopolitisme est fondée sur un « patriotisme constitutionnel » [10], qui est le gage d’une ouverture des « peuples » les uns aux autres (ibid., p. 208-209). L’enjeu du patriotisme constitutionnel réside, pour Ferry, dans la possibilité de faire émerger une culture politique capable d’être partagée par la pluralité des « cultures », des « peuples », ou des « communautés » appelées à former une même communauté politique et juridique. Cette dernière a pour lieu d’émergence les espaces publics, entendus comme espaces fondés sur l’éthique communicationnelle d’Habermas (2000, p. 100) :

[une culture politique partagée] ne peut résulter que d’une pratique où les identités nationales s’ouvrent les unes aux autres dans une communication impliquant un décentrement des intérêts, des mentalités et des mémoires elles-mêmes au sein d’un espace public politiquement orienté et capable d’intégrer la participation des citoyens. (2005, p. 200)

Cette communauté politique reste fondamentalement libérale, la pluralité culturelle formant in fine une unité politique assurée par un patriotisme constitutionnel partagé. Ce modèle de cosmopolitisme articule donc une figure de citoyenneté (l’individu libéral ancré dans une culture nationale) et un modèle d’espace public — communicationnel.

Si Ferry considère celui-ci comme le lieu de la raison publique, Tassin privilégie quant à lui un modèle d’espace public « insurrectionnel », révélant la conflictualité du social, à distance du « paradigme communicationnel » (2003, p. 41) et d’une approche de la « communauté pacifiée » (ibid., p. 18). Il envisage le cosmopolitisme dans le contexte de la globalisation, qui produit de nouvelles formes d’exclusion (économique, politique, territoriale…). C’est pourquoi il qualifie la « communauté cosmopolitique » comme devant être « absolument inclusive » (ibid., p. 259). Dans cette optique, le cosmopolitisme suppose l’inclusion de la figure de l’étranger-exclu à la communauté politique, laquelle est attestée par la visibilité de cette figure dans les espaces publics — compris dans la lignée d’Hannah Arendt comme des espaces dans lesquels se joue la possibilité de paraître et d’agir, et par là de se constituer comme citoyen. La communauté cosmopolitique est celle qui est capable d’accueillir ces figures de l’exclu au sein d’espaces publics ouverts par les luttes politiques qui dénoncent les effets de la globalisation économique. Le cosmopolitisme a alors pour vecteur « une conflictualité émancipatrice » (ibid., p. 162) ; il prend place au sein d’espaces publics insurrectionnels et fonde une citoyenneté sur un modèle agonistique.

En philosophie politique, le cosmopolitisme s’appuie ainsi sur différents modèles d’espace public et de citoyenneté qui partagent certains traits : ils présupposent des formes de citoyenneté, des types d’espaces publics et des figures d’acteurs. À distance de ces modèles théoriques, Park ne préjuge ni des formes de citoyenneté, ni des types de processus de publicisation : il propose tant la figure du public que celle des groupes en lutte (qu’ils correspondent à des minorités culturelles ou raciales, ou à des classes sociales), tant des formes individualisantes que collectivisantes d’émancipation et d’association, toutes susceptibles de porter les mouvements d’ouverture de la communauté politique. Les principes d’égalité et de reconnaissance peuvent être mobilisés par ces différents types d’acteurs et ils ne se déclinent pas de façon similaire selon ceux qui les portent. Cela invite à se détacher des modèles et des figures de citoyenneté présupposés pour considérer de quelle façon cette citoyenneté prend forme empiriquement, au sein d’un agir politique. Il s’agit à nouveau d’épouser une approche pragmatique et pluraliste de l’ordre politique du cosmopolitisme en retournant ces présupposés en questions : quels sont les acteurs de l’ouverture de la communauté politique et quelles formes prennent les processus d’association ? Quelles formes d’arènes publiques ouvrent ces acteurs et quelles pratiques de citoyenneté ceux-ci soutiennent-ils ? Ces questions articulent l’horizon normatif du cosmopolitisme à ces expressions empiriques, et dessinent par là même un autre espace de dialogue possible entre sciences sociales et philosophie politique autour des processus de publicisation et des formes de citoyenneté pratique qui soutiennent l’émergence d’un ordre politique cosmopolite.

Les rapports entre différentes figures d’étranger.

S’il s’agit de prendre en compte une pluralité d’acteurs susceptibles de porter les mouvements en faveur du cosmopolitisme politique, il s’agit également de considérer la pluralité des figures d’étranger à partir desquelles celui-ci peut être appréhendé et défini (Berger et Carlier 2016). Park ouvre également, dans ce cadre, un espace d’enquête et de réflexion peu travaillé aujourd’hui autour des figures d’étranger évoquées et convoquées dans les théories du cosmopolitisme.

R. E. Park — et plus largement les sociologues de l’École de Chicago — faisait place à une pluralité de figures d’étrangers — le Noir, le marginal man, le Juif, l’Asiatique, les travailleurs saisonniers, les minorités raciales et culturelles, etc. Il invite à considérer cette pluralité dans la saisie du cosmopolitisme tant écologique que politique, à distance des approches du cosmopolitisme tant sociologiques que philosophiques qui tendent à se focaliser sur une figure spécifique d’étranger pour penser à la fois ses expressions contemporaines et ses promesses morales.

Une figure ainsi privilégiée dans les approches actuelles du cosmopolitisme est celle, déjà rencontrée au point précédent, de l’étranger mis à l’écart ou exclu. On la retrouve tant dans les sciences sociales — notamment chez Agier (2013) qui considère le cosmopolitisme à partir des figures du paria, du métèque ou de figures de « sans » (sans résidence, papier, travail ou droit) — que dans la pensée politique, comme chez Tassin, mais aussi Derrida (1997) ou Chauvier (1996) qui s’attachent à la question de l’asile. À l’opposé de ces approches, différents auteurs considèrent le cosmopolitisme à partir des figures de la « classe globale » — que Sassen définit comme la classe des « élites transnationales », des dirigeants, experts et managers internationaux, qui représentent une main-d’oeuvre de haut niveau et très mobile, inscrits dans des réseaux de connexions très développés et guidés par la logique de profit (2009). Ces figures sont prises comme point d’appui pour porter la critique d’une forme de cosmopolitisme qui partagerait des affinités avec le capitalisme néolibéral. Pour Viviana Fridman et Michèle Ollivier, le cosmopolitisme est ainsi ramené à l’éthos d’une classe dominante caractérisée par « la valorisation de l’éclectisme et du cosmopolitisme culturels » (2004, p. 107), qui marque une « ouverture ostentatoire à la diversité » (ibid.) à partir de pratiques consuméristes. Dans la même veine, Craig Calhoun observe l’émergence d’un « cosmopolitisme doux » (2008, p. 104), celui des élites globales qui se rencontrent dans les hôtels internationaux, qui consomment de la nourriture, de la musique, de la littérature, associées à la diversité culturelle. Ce cosmopolitisme s’allie au néolibéralisme pour vanter les mérites de la diversité et de l’hybridation sous une modalité qui ne met aucunement en cause les dynamiques économiques à l’œuvre. C’est un cosmopolitisme « capitaliste » (ibid., p. 103) ou « consumériste » (ibid., p. 105) que l’auteur décrit, en phase avec le capitalisme néolibéral. Lorsque le cosmopolitisme est saisi à partir de ces figures, les auteurs privilégient alors une lecture critique et dénonciatrice.

Ces différentes approches n’épuisent pas les théories contemporaines du cosmopolitisme, mais elles permettent de mettre en exergue un point important : le cosmopolitisme est souvent appréhendé à partir d’une figure type d’étranger. On observe ainsi une « décomposition » du cosmopolitisme tant d’un point de vue écologique que politique en différentes formes et figures spécifiques, qui sont peu mises en perspective ou comprises sous un angle dialogique.

C’est ici encore que l’approche de Park invite à une autre appréhension du cosmopolitisme : aucune figure de l’étranger n’épuise sa saisie écologique et politique. De même que sa métaphore de la ville-mosaïque intègre différents groupes et figures d’étrangers coprésents dans l’espace urbain et faisant partie intégrante de la définition du cosmopolitisme, de même une pluralité de figures d’étrangers doit être prise en compte pour comprendre ses charges politiques. Plus encore, ce sont les rapports entre ces figures qui méritent d’être au cœur de l’attention. En effet, la mise en relation politique des groupes, individus et communautés repose sur des processus de communication (conflictuels) qui problématisent les dynamiques écologiques réglant leurs rapports : les principes d’égalité et de reconnaissance ne valent pas ex nihilo, mais au regard de groupes qui oppressent, qui dominent, qui méprisent ou qui discriminent, et qui peuvent eux-mêmes référer à des figures d’étrangers (comme dans le cas de la « classe globale »).

Le cosmopolitisme suppose ainsi d’être approché à partir d’une pluralité de figures en tension tant dans les espaces urbains — lieu de leur face-à-face, comme l’ont montré Sassen (2009) et Côté (2005) — que dans les arènes publiques — lieu des conflits réglant leurs rapports. Selon Côté, le cosmopolitisme se donne à voir « dans la forme politique problématique des fractures spatiotemporelles dont les villes-métropoles sont les réceptacles et les emblèmes, en tant que lieux de dévoilement d’un ordre cosmopolitique » (ibid., p. 245). On peut alors, par exemple, considérer ce cosmopolitisme « consumériste » dans sa relation conflictuelle et contradictoire à d’autres formes du cosmopolitisme, considérées à partir d’autres figures de l’étranger. La ville s’offre comme un cadre propice pour ce type d’enquête, parce qu’elle rend coprésentes les figures du manager international et du clandestin, de l’exilé fiscal et du sans-papier, du touriste et du réfugié, à partir desquelles la question du cosmopolitisme se décline différemment.

Peut alors s’ouvrir une approche du cosmopolitisme considérant dans un même geste ces différentes figures de l’étranger, rencontrées tant dans la pensée sociologique que philosophique. Celle-ci serait susceptible de prendre en compte les tensions entre ces figures et les modalités variées par lesquelles se pose la question de l’appartenance de l’étranger à la communauté (Stavo-Debauge 2009), dessinant différents mouvements d’ouverture autant que de fermeture de la communauté politique (Berger et Charles 2014).

La réflexion contemporaine du cosmopolitisme prend place dans un contexte marqué par son réinvestissement à la fois par la sociologie, qui tend à en étudier les formes concrètes, et par la pensée politique, qui tend à le charger d’exigences, de principes et de promesses, en vue de répondre à la question qui travaillait Park à l’époque : l’émergence d’un ordre politique commun intégrant une pluralité. Pour Côté, ce sont les écarts entre ses formes concrètes et son horizon politique qui permettent de dévoiler « la tâche de la réflexion cosmopolitique dans le monde d’aujourd’hui » (2005, p. 255). D’où l’importance d’une approche sociologique susceptible de prendre la mesure de ses expressions écologiques et empiriques autant que de leurs prolongements normatifs et politiques, et susceptible d’entrer en dialogue avec les modèles normatifs proposés par la philosophie politique.

Le cosmopolitisme engage une problématicité politique, une conflictualité qui fait partie intégrante de sa définition, et qui invite à une approche empirique susceptible de le considérer pleinement comme un processus ancré dans des formes écologiques spécifiques, engagé par une pluralité d’acteurs, engageant une diversité de figures d’étrangers, embarquant différents principes de justice et s’appuyant sur différents processus de publicisation dessinant autant de formes de citoyenneté pratique. Cela ouvre à une approche sociologique du cosmopolitisme qui s’inquiète autant de ses expressions empiriques que de ses exigences morales et politiques, et qui s’attache à comprendre les ressorts de l’articulation entre ces différents niveaux d’analyse.

Résumé

Le cosmopolitisme est aujourd’hui un concept qui est au cœur des sciences sociales et de la philosophie politique. Tendu entre un pôle objectivant ou descriptif et un pôle normatif, il tend à être décomposé en une pluralité de facettes, au risque de perdre de vue sa portée politique ou ses expressions empiriques. Cet article revient sur l’approche sociologique du cosmopolitisme de Robert E. Park, qui a pour caractéristique de le définir à la fois sous un angle écologique et politique. Son approche est donc susceptible d’articuler ces différents niveaux d’analyse qui tendent aujourd’hui à être pris en charge séparément. Cet article propose de présenter quelques apports essentiels de cette approche à une saisie sociologique du cosmopolitisme tenant compte de son horizon moral et politique autant que de ses expressions empiriques.

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Notes

[1] Pour Inglis, étudiant la pensée du cosmopolitisme proposée par la sociologie classique (principalement à partir de Durkheim) autant que par la philosophie kantienne, ni l’une ni l’autre ne scindait ces différents aspects : « Sociology is not the intrinsic antagonist of philosophical cosmopolitanism, as many contemporary authors seem to think » (2012, p. 15).

[2] « L’élargissement quantitatif produit une différenciation accrue ; à l’origine minimales, les différences entre individus, de dons intérieurs et extérieurs et d’exploitation de ceux-ci, s’exacerbent du fait de la nécessité de gagner grâce à des moyens toujours davantage personnels des ressources vitales qui sont l’enjeu de convoitises toujours plus nombreuses ; la concurrence développe la spécialisation de l’individu en fonction du nombre de ceux qu’elle englobe. » (1999, p. 686)

[3] Notons qu’il reprend cette distinction entre groupes primaires et secondaires du sociologue américain Charles Horton Cooley.

[4] Selon Gérôme Truc, c’est là que se loge le cosmopolitisme chez Georg Simmel : « l’indifférence aux différences sociales serait une condition nécessaire à l’instauration d’une citoyenneté cosmopolitique » (2005, p. 58). Pour Simmel, cette sociabilité de la réserve fait de la ville le siège du cosmopolitisme : ce dernier émerge de la libération de l’individu, qui l’invite à s’inscrire dans des interactions sociales toujours plus élargies. Le groupe devient ainsi de plus en plus indifférencié, jusqu’à ce que l’élargissement des cercles sociaux mène à prendre comme horizon social l’humanité tout entière : l’individualité et l’universalité se développent donc réciproquement. Selon Truc, « le cosmopolitisme est une mise en rapport de la socialisation quotidienne avec ce qui est au-delà de la société, l’horizon de l’humanité » (ibid., p. 77).

[5] Ces différences de vue entre ces auteurs se comprennent également au regard des « maux » (Stavo-Debauge 2011) à partir desquels ils envisagent le cosmopolitisme. Tandis que, chez le sociologue allemand, celui-ci se définit en opposition au nationalisme allemand alors en plein essor (Traverso 2002), c’est au ségrégationnisme que R. E. Park tente de répondre en mobilisant le concept.

[6] Notons également, même si ce point ne sera pas développé ici, que la forme du processus politique est elle-même dépendante des conditions écologiques aux processus d’associations — l’émeute étant, par exemple, une forme d’action collective dont les processus d’association reposent sur la concentration d’individus au sein d’une aire naturelle engendrée par des processus de ségrégation raciale et spatiale (Cefaï 2008).

[7] C’est dans cette optique que R. E. Park porte une critique de l’approche de la citoyenneté par la « nationalité » : le cosmopolitisme engage une citoyenneté dissociée de l’identification culturelle, sans pour autant réclamer l’effacement des « nationalités ». Park critique ainsi l’interprétation française de la « nationalité » qui supposerait une homogénéité au niveau national — le sociologue américain considérant les États-Unis comme une multiplicité de « nationalités », c’est-à-dire de groupes culturels ou raciaux (2008).

[8] « It is furthermore only in a political society, in which a public exists that permits discussion, rather than in a society organized on a familial and authoritative basis that rational principles tend to supersede tradition and custom as a basis of organization and control. »

[9] À ce titre, il est susceptible de rejoindre l’horizon d’un ordre « international » : « on peut dire de façon générale qu’il se développe toujours un public, là où les intérêts des hommes, qu’ils soient politiques ou scientifiques, sont en contact les uns avec les autres et cherchent à être partagés. Nous voyons ensuite qu’une tradition se développe justement à partir de ce contact et de l’équilibrage réciproque des opinions, tradition qui dépasse les frontières des États et les nationalités et qui porte en soi le noyau d’une norme et d’une législation, qui est international » (Park 2007, p. 119).

[10] Ce « patriotisme constitutionnel » s’appuie sur trois « principes civilisationnels » : la légalité, c’est-à-dire la « discipline par laquelle le pouvoir politique marque son respect des droits constitutionnels » (ibid., p. 31) ; la civilité, c’est-à-dire la « disposition à respecter les sensibilités diverses et étrangères que l’on est appelé à rencontrer dans le monde social » (ibid., p. 30) ; et la « publicité », entendue comme « l’ouverture des mesures politiques au débat public et leur exposition à la critique » (ibid.), par « un usage public des idées et des arguments » (ibid., p. 77).

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