La crise [1 ]des « subprimes » a rendu visible la pénétration des marchés financiers dans la production du logement d’une partie des ménages modestes des villes états-uniennes (Aalbers 2012). Elle a souligné, plus généralement, combien la fabrication des espaces urbains doit désormais être interrogée dans le cadre d’un capitalisme patrimonial. La présence d’acteurs financiers dans la construction des villes n’est certes pas une nouveauté (sur Paris au 19e siècle, voir Lescure 1980, Harvey 2003). Cependant, la « financiarisation » des économies occidentales a changé la donne à partir de la fin des années 1970. Parce qu’elle fait reposer une partie grandissante de la création de richesse sur la valorisation des actifs financiers (Sweezy 1997, Boyer 2000), la financiarisation, entendue comme « l’influence croissante des marchés financiers sur le développement de l’économie, de la politique et de la société » (French et al. 2011, p. 798), contribuerait à transformer la géographie des activités économiques et les modalités de la production urbaine (Theurillat 2011, Halbert et Le Goix 2012).
Cette hypothèse invite à interroger la capacité des acteurs de marchés financiers à « faire la ville ». Certes, en dehors des cas où ils détiennent des sociétés de construction, ces derniers ne fabriquent pas directement l’environnement construit. Pour autant, leur capacité croissante à financer la production d’immeubles ou d’équipements conduit à questionner leur rôle dans la conception, la réalisation et la gestion des espaces urbains. En termes d’économie politique, ceci interroge leur contribution dans la recomposition des rapports de force à l’œuvre dans la production urbaine, soit directement parce qu’ils promeuvent leurs intérêts, soit en raison des anticipations réalisées par les autres organisations impliquées (promoteurs, aménageurs, collectivités, etc.).
Les recherches portant sur les relations entre financiarisation et production urbaine se multiplient depuis la seconde moitié des années 2000 dans la littérature internationale. À l’exception de travaux encore rares (Malézieux 1993, Nappi-Choulet 1997, 2009, 2013, Crouzet 2001, Lorrain 2008, Attuyer et al. 2012), la communauté académique est étonnamment peu disserte pour ce qui concerne les dynamiques urbaines en France. L’article poursuit en conséquence cinq objectifs. La première section rappelle les facteurs et les formes de pénétration des acteurs financiers dans la production urbaine en France. La section suivante caractérise la convergence à l’œuvre dans les stratégies et les pratiques des investisseurs financiers. La troisième section interroge le rôle de ces derniers dans la production urbaine. L’article discute ensuite les raisons de la discrétion des travaux en France avant de proposer, dans une section conclusive, des pistes pour un agenda de recherche.
Quand on arrive en ville…
Deux dynamiques partiellement interdépendantes expliquent le poids croissant des investisseurs financiers dans la production de l’environnement construit.
Vers un capitalisme patrimonial.
Sans présager de la persistance de formes variées de capitalisme, nous assistons depuis les années 1970 et 1980 au renforcement d’un capitalisme plus patrimonial (Giraud 2009). L’accroissement des capitaux financiers disponibles s’explique par la recherche de solutions nouvelles aux solidarités intergénérationnelles (retraite par capitalisation et essor des fonds de pension [ibid.]), par le déséquilibre des balances commerciales abondant des fonds souverains (Blancheton et Jérougel 2009), par la constitution de fortunes privées, etc. L’adoption de politiques de libéralisation financière au milieu des années 1980 a contribué à faciliter la circulation transnationale de ces capitaux et leur diffusion à un nombre croissant de secteurs d’activités (Aglietta et Berrebi 2007). La production et la détention de l’environnement urbain construit (immobilier, équipements, infrastructures) n’y échappent pas (Harvey 1985, Lorrain 2011). L’adoption par le législateur de dispositifs réglementaires encourageant à la cotation boursière des patrimoines immobiliers en constitue une illustration. C’est ainsi que les Real Estate Investment Trusts nord-américains (Gotham 2006) ont essaimé en France, avec la création, en 2002, des SIIC, Sociétés d’Investissement Immobilier Cotées (Nappi-Choulet 2009, Boisnier 2012). Depuis les fonds ouverts allemands en passant par les SCPI et OPCI françaises ou les Real Estate Mutual Funds, bien d’autres véhicules d’investissement réglementés ont ainsi été institués par des politiques nationales cherchant à rediriger une partie de l’épargne des ménages dans des placements immobiliers. Outre ces évolutions politiques, des innovations techniques ont également facilité les stratégies de mobilité du capital financier. La titrisation accroît, par exemple, la liquidité d’actifs urbains traditionnellement caractérisés par leur fixité géographique (Corpataux et Crevoisier 2005, Aveline 2008).
La circulation facilitée du capital financier entre territoires urbains a alors permis aux gestionnaires de capitaux de consacrer une partie de leurs investissements dans des placements dits « alternatifs » (Torrance 2008), et ce à mesure que les propriétaires traditionnels ont commencé à externaliser leur patrimoine.
Capital industriel et capital financier.
La disjonction entre capital industriel et capital financier constitue en effet un second élément d’explication. L’adoption de stratégies « d’externalisation » des parcs immobiliers par les grandes entreprises illustre un processus qui affecte nombre de secteurs d’activités en France. Des supermarchés et hypermarchés traditionnellement détenus par les enseignes commerciales sont désormais logés dans des véhicules d’investissement. La Française AM, filiale de Crédit Mutuel Nord Europe, a, par exemple, acquis les murs de plus de 150 enseignes Carrefour Market en 2011 et 2012. La société Casino a, quant à elle, introduit son patrimoine immobilier en bourse, permettant l’entrée au capital d’investisseurs comme Crédit Agricole Corporate and Investment Bank.
Ce retrait partiel du capital industriel dans la propriété foncière et immobilière n’est d’ailleurs pas sans entretenir un lien étroit avec l’avènement d’un capitalisme plus patrimonial évoqué ci-dessus. Les stratégies de « recentrage sur le cœur de métier » sont bien souvent souhaitées par les actionnaires au capital des groupes. Premièrement, parce que l’adoption de principes de comptabilité attendus par les marchés financiers (Richard 2010) pousse à la déconsolidation des bilans financiers des sociétés. En réduisant les immobilisations en capital grâce à la cession des parcs immobiliers ou par l’entrée au capital d’investisseurs tiers dans le secteur des infrastructures (Lorrain 2008), les groupes peuvent ainsi concentrer les capacités d’investissement des sociétés sur leurs métiers « créateurs de valeur » [2]. Deuxièmement, ce recentrage facilite le travail des gestionnaires de fonds. Pour permettre l’arbitrage des investissements entre des secteurs économiques aussi différents que l’automobile et l’immobilier, ces derniers encouragent des stratégies de groupe « lisibles » privilégiant une spécialisation sur un nombre restreint d’activités. En somme, il s’agit de s’assurer qu’une action de Renault expose à un risque automobile et non à la valorisation d’un foncier à Boulogne-Billancourt. Le groupe hôtelier international Accor (Ibis, Mercure, Sofitel, etc.) propose par exemple à ses actionnaires une stratégie « recentrée sur son cœur de métier, l’hôtellerie » (Accor, « Stratégie du Groupe »), qui consiste notamment à réduire les immobilisations en capital dans l’immobilier :
Depuis 2005, Accor s’est engagé dans un vaste programme d’asset management, qui vise à réduire l’intensité capitalistique du parc hôtelier et la volatilité des cash-flows. Il permet d’externaliser la valeur immobilière et d’améliorer structurellement la rentabilité du Groupe. (ibid.)
Ceci se traduit par la cession de 625 hôtels entre 2010 et 2015 avec notamment des opérations dites de « Sale & Management back », à l’exemple de la vente du Sofitel Arc de Triomphe à Paris.
Le lien entre l’essor d’un capitalisme patrimonial et le désengagement des propriétaires traditionnels détenant des objets urbains n’est donc pas fortuit. Il contribue à la constitution d’une industrie de l’investissement dont l’objet est de détenir, à travers des canaux variés, des « actifs » urbains qui se négocient entre investisseurs financiers.
Diversité des investisseurs, homogénéisation des pratiques : la consolidation d’une industrie financière.
La diversité des investisseurs financiers s’intéressant à la production urbaine ne saurait être sous-estimée, à l’image de ce que nous observons dans le cas des actifs immobiliers [3]. Les schémas d’investissement sont multiples. À la détention directe, par exemple l’achat d’un immeuble, s’ajoutent des canaux indirects, qui « éloignent » les investisseurs primaires du sous-jacent physique (Theurillat et al. 2010). Acquisition de parts d’un fonds ou d’une société détenant directement des actifs, achat de titres de dette, investissement dans des produits dérivés issus d’indices immobiliers : la liste n’a de limite que dans l’imagination des investisseurs et l’écoute bienveillante du législateur (voir David et Halbert 2010 pour plus de détails).
Les modèles d’affaires sont, eux aussi, fortement différenciés. Il existe tout d’abord des sociétés de gestion qui collectent des capitaux auprès des épargnants ou des investisseurs institutionnels et les placent dans des « actifs » urbains contre rémunération de leur service. Ceci peut se faire à travers des véhicules réglementés, ou bien dans des montages en gré à gré où les investisseurs confient des fonds pour une durée (8 ans, par exemple) et des objectifs convenus à l’avance par contrat. Ces sociétés de gestion peuvent être spécialisées dans l’investissement immobilier ou dans les infrastructures ; d’autres sont multi-actifs [4] (actions, obligations, placements alternatifs, etc.). Dans tous les cas, leur taille est variable. Telle société spécialisée administre quelques centaines de millions d’euros. La Française AM gère 36 milliards d’euros cumulés en 2012, dont 7 milliards pour l’immobilier (pour 3 millions de m2). Un géant comme Axa Investment Management avoisine 600 milliards d’euros pour 42 milliards en immobilier. Si les investisseurs institutionnels (fonds de pension, assurances, mutuelles) font appel à ces sociétés de gestion, ils investissent par ailleurs aussi directement. C’est le cas en France du fonds de pension Ivanhoé Cambridge, bras immobilier de la Caisse de Dépôt et Placement du Québec, de fonds ouverts allemands comme Union Investment Real Estate qui possède environ 25 immeubles tertiaires en France ou de fonds souverains, à l’image du Qatar Investment Authority qui a récemment réalisé plusieurs acquisitions de prestige dans Paris. Enfin, des entreprises faisant appel aux marchés boursiers ajoutent à la détention de patrimoine en direct d’autres métiers de la production urbaine, à l’image de certaines foncières. Icade, filiale de la Caisse des Dépôts et Consignation cotée en bourse, détenant plus de 2,3 millions de m2 d’immobilier tertiaire, est aussi une société de promotion multi-activité (bureaux, commerces, logement, équipements et aménagement urbain) et un prestataire de services immobiliers (gérance de patrimoine, transactions immobilières, solutions informatiques). La foncière cotée Unibail n’est pas qu’un investisseur propriétaire d’un patrimoine de bureaux, de commerce et de centre d’exposition. Elle dispose de compétences de promotion et réalise la gestion directe de centres commerciaux. Dans le même ordre d’idée, certains groupes financiers cumulent les métiers de l’immobilier, à l’image de BNP Paribas et de sa filiale immobilière.
Il existe une diversité de profils de risque d’investissement. Ceux réputés plus prudents, à l’image des fonds de pension, préféreraient des produits immobiliers dits « prime » ou « core » dans le quartier d’affaires parisien, par exemple : le rendement faible serait compensé par une prise de risque jugée réduite. D’autres privilégient une plus forte rentabilité en échange d’un niveau de risque perçu comme plus élevé. C’est le cas de fonds d’investissement « opportunistes » qui recherchent des actifs à potentiel de valorisation. Entre les deux, il existe toute une gamme de profils (« core + », « value added », etc.), reflétant, au passage, la pénétration d’un vocabulaire et de techniques de gestion des biens immobiliers dérivés de l’industrie financière.
Tout en tenant compte de cette diversité, nous observons cependant des convergences en termes de modèles de calcul et de pratiques de gestion, au point d’accréditer l’idée qu’il existerait une industrie de l’investissement spécialisée dans le financement d’objets urbains. Ceci reflète plusieurs évolutions parallèles qui encouragent la pénétration des techniques d’évaluation financière (Attuyer et al. 2012b). Tout d’abord, les filières de formation immobilière (Nappi-Choulet 2003) et la multiplication des formations continues contribuent à la diffusion des techniques de gestion de portefeuille et des modèles financiers afférents. Par ailleurs, les principes stratégiques généraux adoptés par les investisseurs ont convergé. Les documents fournis par ces derniers pour décrire leur activité, tout comme les entretiens réalisés auprès des sociétés de gestion, soulignent une évolution commune des pratiques avec le recours à une approche dite « dynamique ». Celle-ci s’inscrit à rebours de la gestion en « bon père de famille », attribuée aux compagnies d’assurance et aux mutuelles qui utilisaient l’immobilier, par le passé, comme une protection contre l’inflation. Face à ce comportement jugé daté, le gestionnaire d’investissement recherche de manière incessante de nouvelles « opportunités », gère son patrimoine « activement » pour en maximiser la « création de valeur », n’hésite pas à « arbitrer » les actifs dès qu’ils sont à « maturité » [5].
Enfin, la convergence des pratiques et des outils entre les investisseurs n’est pas étrangère à ce que la littérature en économie territoriale qualifie d’effet de milieu. La proximité géographique des équipes d’investissement est soigneusement entretenue par des choix de localisation dans le quartier d’affaires parisien. Activée de multiples manières, elle renforce la circulation des modèles, des techniques et des informations. La mobilité professionnelle des salariés accroît ainsi la porosité entre sociétés d’investissement, cabinets de conseils et autres professionnels de l’immobilier (grands promoteurs, par exemple). La concentration spatiale des équipes facilite également des rencontres formelles et informelles que les salons professionnels comme le SIMI ou le MIPIM ne suffisent à satisfaire. Entre échanges professionnels réguliers (petits-déjeuners, séminaires thématiques, groupes de travail) et mobilisation des réseaux sociaux, le tout sous l’œil de la presse spécialisée qui s’en fait le miroir, le fonctionnement quotidien rappelle les caractéristiques des districts néo-marshalliens observés par la littérature (Amin et Thrift 1992, Halbert 2008).
Les associations professionnelles renforcent ces effets en encourageant la circulation des « bonnes pratiques ». Elles contribuent aussi à organiser cette industrie en défendant les intérêts de la communauté au travers du lobbying auprès des pouvoirs publics ou des grandes entreprises utilisatrices. C’est le cas, par exemple, de la Fédération des Sociétés Immobilières et Foncières, qui a obtenu la création du régime des SIIC en 2002 ou encore du rôle de représentants de l’industrie de l’investissement immobilier comme force de proposition dans les groupes de travail du Grenelle de l’environnement (Attuyer et al. 2012b).
Au total, sans réduire la diversité des investisseurs, de nombreux traits communs encouragent à analyser ces derniers comme une industrie relativement intégrée. C’est à partir du centre de la métropole que des capitaux collectés auprès des investisseurs domestiques et internationaux sont alors investis dans une multitude d’objets urbains dont il est difficile de dresser une liste exhaustive. Dans le cas français, les investissements vont de l’immobilier résidentiel (résidences étudiantes, EPAHD, hôtellerie…), à l’immobilier d’entreprise (bureaux, parcs d’affaires, plateformes logistiques, centres de tri postaux, commerces en pied d’immeubles, centres commerciaux et galeries marchandes) en passant par des équipements (hôpitaux, centres d’exposition et de congrès, stades), des infrastructures (autoroutes à péage, Utilities comme les réseaux de télécommunications), ou encore dans des projets de renouvellement urbain. Ces exemples permettent d’imaginer la diffusion progressive des investissements dans des objets urbains toujours plus variés, sans que cela ne signifie forcément que les investisseurs y soient systématiquement dominants. Dans tous les cas cependant, la pénétration du capital financier pose la question du rôle de ces investisseurs dans la production et la reproduction des espaces urbains en France.
Business as usual, ou la « ville saisie par la finance» (Renard 2008) ?
La montée des investisseurs financiers reflète une disjonction entre deux marchés associés aux objets urbains (Dipasquale et Wheaton 1992, Nappi-Choulet 1997). Le premier porte sur la rémunération consentie par un utilisateur pour l’usage d’un bien immobilier ou d’une infrastructure. C’est le cas lorsqu’une entreprise loue un immeuble offrant les conditions matérielles pour héberger ses salariés, accueillir ses prestataires et clients, stocker ses marchandises. Il en va de même pour l’accès au service rendu par une infrastructure qui permet de se déplacer d’un point à un autre contre péage (autoroutes). Ce premier marché réunit donc un détenteur de titres de propriété et un utilisateur, le premier accordant au second un droit d’usage dans le cadre d’une relation de service garantie par un dispositif légal instituant la propriété. Le second marché porte sur les titres de propriété de l’actif lui-même. À mesure que les propriétaires non financiers « recentrent » leurs investissements sur d’autres activités (cf. section 1), la détermination de la valeur d’échange sur ce marché de l’investissement est de plus en plus réalisée entre des investisseurs financiers.
La littérature en économie immobilière insiste sur les interdépendances entre ces deux marchés. Le modèle d’équilibre de Dipasquale et Weathon (1992), par exemple, lie le marché de l’investissement et celui de la location de manière dynamique : les valeurs d’échange sont déterminées par le niveau de la demande locative et par les exigences de rémunération du risque des marchés financiers. Dans la perspective de ce dossier sur les « acteurs de marché », l’examen de cette interdépendance peut aider à mieux cerner le rôle des investisseurs financiers en matière de production urbaine en distinguant schématiquement deux lectures.
Une première interprétation insiste sur la demande émanant des usagers. Certes, la rémunération du service est liée aux conditions économiques de la production de l’offre (coût du foncier, de construction, de maintenance et de gestion) et à l’abondance des financements. Pour autant, selon cette première perspective, c’est la capacité des usagers à supporter l’ensemble de ces coûts, à travers le versement d’un loyer, qui importe. Les loyers reflétant par hypothèse la santé économique des entreprises et des populations bénéficiant du service recherché, la valeur en capital des biens et des infrastructures est alors subordonnée aux dynamiques économiques des territoires. Les investisseurs financiers ont donc intérêt à répondre, sous contrainte de coûts de production et de rémunération de leur travail et du capital, aux exigences fonctionnelles des clients. Ils se comporteraient alors comme des apporteurs de capitaux relativement passifs. En conséquence, la localisation des immeubles et infrastructures ne serait pas déterminée par les investisseurs financiers, mais par les stratégies des entreprises et des usagers [6]. On ne saurait alors dire que les investisseurs financiers « font » la ville que dans la mesure où ils sélectionnent les usagers les plus en accord avec le couple risque-rentabilité souhaité. Ils opèrent ainsi au mieux un filtre financier, dont les effets sur les formes spatiales privilégiées, sur les spécialisations fonctionnelles et sectorielles soutenues, et les catégories d’usagers qui ont accès à la ville restent cependant à mieux documenter.
Une seconde lecture insiste plus sur l’autonomie relative des investisseurs financiers face à la demande (Malézieux 1993). Certes, la croissance économique peut alimenter l’évolution des loyers, et donc influer sur la rémunération du capital investi. Cependant, une part de la création de valeur pour l’investisseur dépend de facteurs associés aux marchés financiers eux-mêmes. C’est le cas tout d’abord de l’importance prise par la disponibilité des capitaux. Si celle-ci dépend de nombreuses variables, elle reflète dans tous les cas le travail de « commensuration » opéré par l’industrie financière (Rutland 2010) : la performance financière d’autres secteurs d’activités et d’autres régions du monde influe sur les montants effectivement disponibles pour investir dans des objets urbains ici et maintenant. Outre la concurrence entre supports d’investissements, d’autres logiques fonctionnelles propres à l’industrie financière sont à l’œuvre. La minimisation des coûts de gestion tend à privilégier des investissements dans des biens de grande taille, au profit de « grands comptes » prenant à bail de vastes surfaces, et dans des marchés offrant des biens à forte capitalisation, à l’image de ceux disponibles dans les grandes villes. La nécessité de faire reposer la décision d’investissement sur une mesure du risque contribue par ailleurs à restreindre l’horizon d’investissement aux marchés disposant de niveaux dits de transparence et de liquidité jugés satisfaisants par l’industrie (Halbert et Rouanet, 2013). Une partie de la littérature insiste enfin sur les comportements mimétiques des investisseurs qui peuvent contribuer à un décalage entre les choix d’investissements et les caractéristiques de la demande. Le recours à des pratiques de calcul et à des outils de benchmarking standardisés et autoréférentiels (Henneberry et Roberts 2008) encouragerait alors les investisseurs à définir les valeurs d’échange, mais aussi les caractéristiques techniques et géographiques des biens qu’ils acquièrent par anticipation des stratégies des autres investisseurs. C’est ainsi que les investisseurs localisés dans la métropole londonienne semblent faire supporter une prime de risque supérieure à des villes comme Manchester ou Sheffield, réduisant d’autant l’accès de ces dernières aux marchés des capitaux (Henneberry et Mouzakis, 2013). Dans cette perspective, les acteurs des marchés financiers contribueraient à « faire » la ville. En raison du caractère intrinsèquement discriminant de leurs investissements, ils définiraient les territoires et les usagers qui auront accès au service qu’ils proposent, et, implicitement, pèseraient sur les localisations des activités et des populations.
L’évolution des relations entre l’offre et la demande, dont la littérature a rappelé le caractère cyclique (Nappi-Choulet 1997), renforce alternativement l’une ou l’autre de ces interprétations qui, dans les faits, se complètent vraisemblablement plus qu’elles ne s’opposent. Dans un cas comme dans l’autre, on retiendra à ce stade que les conséquences potentielles sur le devenir des territoires urbains sont importantes. Or, les travaux académiques restent épars dans le cas français.
Une dynamique marginale ou un processus méconnu ?
Comment expliquer le faible nombre de travaux portant sur le rôle des acteurs de marchés financiers dans la production urbaine en France ? La dynamique et les conséquences sont peut-être moins visibles que dans d’autres pays où l’on a assisté à la formation de véritables « friches financières » à l’image de certains quartiers de villes nord-américaines ou d’Irlande (Aalbers 2012, Kitchin et al. 2010). Pour autant, cela signifie-t-il que la financiarisation n’a pas atteint l’environnement urbain construit en France ?
Une dynamique marginale ?
Plusieurs arguments peuvent aider à comprendre le caractère en apparence limité de la financiarisation de la production urbaine en France. L’externalisation des patrimoines immobiliers y est peut-être plus réduite qu’ailleurs. Dans le cas de l’immobilier d’entreprise, le recours à la location varie selon la nature de l’occupant. Malgré les efforts de certains lobbys, bien des utilisateurs restent propriétaires de leurs locaux, à l’image de l’État et des collectivités territoriales ou de certains dirigeants de PME/PMI, qui utilisent l’immobilier à des fins patrimoniales. Des différences existent aussi entre les différents segments immobiliers : si la détention des plates-formes logistiques est concentrée entre quelques grands promoteurs-investisseurs et fonds spécialisés (Raimbault 2013), les locaux d’activités intéressent moins les investisseurs financiers.
Contrairement à d’autres pays, la présence des investisseurs financiers en immobilier résidentiel en France est par ailleurs limitée, allant même en décroissant depuis une dizaine d’années (Nappi-Choulet 2012). Le poids des ménages et, plus secondairement, des organismes du logement social y est bien plus significatif. L’existence d’instruments de financements alternatifs puissants, que ce soit par des outils de défiscalisation pour le logement privé (Vergriete 2012) ou à travers la mobilisation de l’épargne populaire pour le logement social, fournit une concurrence importante sur un marché résidentiel dont les investisseurs institutionnels déplorent par ailleurs une rentabilité trop basse au regard du niveau de risque estimé. L’émiettement entre de nombreux locataires engendrant des coûts de gestion importants, et une législation jugée trop favorable aux locataires, limiteraient ainsi l’intérêt du résidentiel (Nappi-Choulet 2012), même si la dynamique n’est pas irréversible.
La pénétration limitée des investisseurs financiers pourrait aussi tenir au rôle toujours important des acteurs publics dans la production urbaine en France, voire à leur réticence à recourir à des instruments financiers. Des innovations contractuelles comme les partenariats publics-privés, qui permettent notamment « la naturalisation de certaines exigences du monde financier » (Deffontaines 2012), font l’objet de critiques régulières. Les expérimentations financières des collectivités nord-américaines à travers la titrisation de leurs recettes fiscales ne sont pas (encore) connues de leurs consoeurs françaises. Enfin, la récente mise en concurrence de certaines phases-clés des opérations de production urbaine à l’instigation de la Commission Européenne ne semble pas s’être traduite dans la pratique par une remontée massive des investisseurs financiers en amont des projets, tant pour ce qui concerne le portage foncier que les activités d’aménagement elles-mêmes.
Ceci étant rappelé, les innovations financières développées par une partie des collectivités locales (par exemple, à travers le projet d’Agence de Financement des Collectivités Locales), les réflexions menées à l’occasion des grandes opérations d’aménagement (Baraud-Serfaty 2012) et la diffusion de logiques financières à partir de l’industrie immobilière (Attuyer et al. 2012a, 2012b) ou le montage de partenariats publics-privés (Deffontaines 2012), constituent autant de signaux annonçant des formes variées de financiarisation de la production urbaine en France.
Un processus méconnu.
Face à ces évolutions, on constate la difficulté de disciplines aussi différentes que la géographie économique, l’urbanisme ou encore l’économie politique à réinterroger leurs modèles explicatifs en regard de la montée des investisseurs ou de la diffusion de rationalités et d’outils financiers.
Des villes mondiales conçues comme les hubs coordonnant l’économie mondialisée jusqu’aux « clusties » analysant le caractère essentiellement urbain des processus d’innovation, la géographie économique place les espaces urbains au cœur du redéploiement du capitalisme contemporain (Sassen 1996, Veltz 1996, Gaschet et Lacour 2007, Halbert 2010). Pourtant, les modèles portant sur l’organisation spatiale de ces espaces urbains, notamment ceux inspirés de la nouvelle géographie économique, ne se sont pas intéressés aux investissements nécessaires à la production des nouvelles centralités urbaines. Absorbés par l’analyse des ajustements spatiaux entre employeurs et salariés, ils évoquent, au mieux, l’intervention de « grands agents », publics ou privés, qui internaliseraient les coûts initiaux du développement urbain (Huriot et Bourdeau-Lepage, 2009). La priorité accordée aux mutations affectant les systèmes productifs (globalisation des chaînes de valeur, primat des économies d’agglomération) ne laisse alors guère de place à l’analyse de l’évolution des modalités du financement de la production urbaine.
Le constat du caractère marginal de la question du financement est aussi vérifié dans le champ de l’urbanisme, la littérature s’intéressant plus volontiers à l’évolution des modes de faire et aux innovations dans l’action collective. L’avènement d’un « urbanisme négocié » (Verpraet 2005), la participation des différents publics (Gardesse 2010), les expérimentations « dans la cuisine » de la production urbaine (Barthel et Dèbre 2010), les transferts de pratiques (Arab 2007) accordent bien sûr une place croissante aux acteurs privés. Mais le rôle spécifique des investisseurs financiers, ainsi que la diffusion de leurs techniques, n’a guère suscité de travaux.
Enfin, si les recherches adoptant une perspective d’économie politique se multiplient, ces dernières privilégient l’analyse de la redéfinition des rapports de force à travers la question des nouvelles formes de la gouvernance, de l’évolution des politiques publiques ou encore de l’adoption de stratégies plus entrepreneuriales (Pinson 1999, 2006). Les circuits de financement constituent, au mieux, des éléments de contexte plutôt qu’un objet d’analyse où se recomposeraient les relations de pouvoir en matière de production urbaine.
Ce désintérêt relatif de la communauté académique tient aussi aux difficultés méthodologiques. Les barrières cognitives sont importantes. Pour analyser les outils et pratiques des investisseurs financiers, les équipes de recherche doivent réunir des compétences en économie, voire pour le montage des contrats de partenariats, en droit, et acquérir une familiarité avec des mondes techniques financiers méconnus du champ des études urbaines. Par ailleurs, l’accès aux données constitue un défi pour la recherche. Les statistiques publiques détaillant la propriété ne sont pas accessibles. Les bases de données privées sont quant à elles principalement orientées vers la connaissance des marchés immobiliers eux-mêmes. Les variables qu’elles recensent nécessitent un enrichissement considérable pour renseigner les dynamiques urbaines qui nous intéressent. Leur accès y est par ailleurs limité, car ces informations sont un élément-clé du modèle économique de leurs producteurs. Les travaux académiques de nature quantitative en sont bien souvent réduits à développer des bases de données ad hoc, en s’appuyant par exemple sur des revues de la presse économique (David et Halbert 2010, Lorrain 2011, Halbert et Rouanet, 2013) ou sur des rapports d’activité lorsque les investisseurs sont tenus par la réglementation de les publier (Boisnier 2010). Cela plaide pour la mobilisation conjointe d’enquêtes de terrain de nature plus qualitative. Ces dernières se heurtent aux stratégies de gestion adoptées par les investisseurs : leurs actifs faisant l’objet d’une évaluation permanente, il est difficile d’analyser des cas réels tant les informations s’y rapportant sont jugées stratégiques par les gestionnaires…
Pourtant, des travaux parviennent à dépasser ces difficultés. Qu’il s’agisse d’enquêtes par questionnaires, par entretiens ou bien à travers des expériences d’observation participante, plusieurs exemples récents illustrent l’intérêt de telles initiatives (Nappi-Choulet 2006, Lorrain 2008, Attuyer et al. 2012b, Deffontaines 2012, Boisnier 2013), et nous encouragent à formuler des propositions de recherche.
Pour un agenda de recherche.
Au croisement entre géographie urbaine et économique d’un côté, et une approche en économie politique de l’autre, nous proposons deux pistes de recherche pour analyser le rôle des investisseurs financiers dans le financement des projets et objets urbains en France : i) les logiques d’investissement et leurs conséquences pour les territoires ; ii) l’évolution des rapports de force à l’œuvre dans la production urbaine.
Sélectivité et cyclicité : les nouvelles logiques de l’aménagement urbain ?
Pris entre l’impératif de diversification géographique de leurs investissements et la recherche d’économies d’échelle, les investisseurs s’intéressant à des objets urbains sont amenés à opérer des choix spatiaux dont les formes et les facteurs restent mal connus. Dans ce contexte, des travaux récents font l’hypothèse d’un biais métropolitain à l’œuvre dans la géographie de leurs investissements (Malézieux 1993, Rousier 2005, Baraud-Serfaty 2008, Halbert 2010). Trois questionnements en découlent.
Le premier porte sur l’influence des caractéristiques des investisseurs. La taille des organisations (qui conditionne les montants minimums de leurs investissements), leur profil de risque, leur degré d’internationalisation et leur ancienneté sur le marché national sont des paramètres de différentiation potentiels dans l’allocation spatiale des capitaux. De la même manière, le type de produits immobiliers qu’ils privilégient doit être analysé. Les investissements dans les bureaux affichent un tropisme vers la région capitale (voir Figure n° 1) ; les investissements dans la logistique privilégient une logique de hubs ; qu’en est-il pour les surfaces commerciales, les établissements de santé, les résidences pour personnes âgées, etc. ? Des résultats affinés permettront de qualifier plus sûrement la nature du biais métropolitain : le caractère assurantiel prêté aux métropoles joue-t-il dans tous les cas ? Reflète-t-il plutôt un « filtre financier » pesant sur la demande et qui favoriserait les métropoles dans certains segments seulement ? Il convient par ailleurs d’apprécier l’inscription spatiale des projets financés, tant ils questionnent les dynamiques de spécialisation fonctionnelle des territoires. À l’échelle locale, les investisseurs confortent-ils la mixité fonctionnelle ? Leur attachement pour des marchés locaux « reconnus » se traduit-il au contraire par un renforcement des tendances à la spécialisation ? À une échelle nationale, la concentration des investissements dans un nombre limité d’agglomérations contribue-t-elle à la spécialisation de leurs profils économiques ?
Un second ensemble d’interrogations porte sur l’impact des stratégies des investisseurs sur les entreprises, ménages et usagers, et in fine, interroge leurs contributions aux dynamiques d’inclusion et d’exclusion spatiale. En immobilier d’entreprise, la littérature évoque une préférence des investisseurs financiers pour des locataires ayant une santé financière attestée par les agences de notation. L’accès au foncier urbain est-il rendu plus difficile pour les start-ups et des firmes au profil plus banal ? Plus généralement, le couple risque/rendement qui détermine les stratégies d’investissement se traduit-il forcément par le renforcement de logique d’éviction des entreprises et des secteurs à moindre valeur ajoutée ou, lorsqu’il s’agit du marché résidentiel ou de l’accès à certaines infrastructures et services urbains, par des processus de gentrification ou de fragmentation socio-spatiale ?
Enfin, un troisième ensemble de questions porte sur les conséquences de la cyclicité des marchés financiers sur la dynamique des territoires. En dehors du nombre restreint d’agglomérations et de quartiers considérés comme « refuges » par l’industrie de l’investissement, le reste des espaces urbains est soumis à une variabilité importante des montants disponibles pour y financer la production urbaine. Des travaux à l’échelle intra-métropolitaine ont ainsi montré la « respiration spatiale » des investissements entre des quartiers centraux et d’autres qui reçoivent des investissements principalement lors des phases de forte disponibilité du capital (Halbert et Diziain 2006). À l’échelle interurbaine, l’apparition de certaines « métropoles régionales » sur les radars des investisseurs est-elle le fait d’un processus de respiration similaire ? Surtout, au-delà des différentiations géographiques, si les investisseurs s’efforcent de « jouer » le marché, en achetant à des valeurs basses et en revendant à des niveaux élevés, ceci se traduit-il par l’entrée de l’aménagement urbain dans un paradigme renouvelé où la volatilité associée aux cycles des marchés financiers contraint les politiques d’aménagement ? La « réussite » d’un projet de redéveloppement à l’image de celui de la Plaine Saint-Denis par exemple est le résultat d’investissements publics importants, certes. Mais la soudaine transformation de ce territoire est à rapprocher aussi d’une évolution dans les stratégies des investisseurs et des promoteurs qui les accompagnent à l’orée de ce qui fut un nouveau cycle d’investissement (Nappi-Choulet 2006). La montée des acteurs financiers dans le financement des projets urbains n’introduit-il pas alors un principe de planning timing qui, s’il a toujours existé, est moins dépendant de la demande (des entreprises, des ménages, etc.) que de celles d’investisseurs financiers devenus les clients finaux de ces projets, en particulier dans les régions métropolitaines ?
Vers une nouvelle économie politique de la production urbaine en contexte métropolitain.
L’adaptation de l’environnement bâti des métropoles à la nouvelle donne économique constitue un appel d’air pour des investisseurs qui, par ailleurs, pensent y trouver un niveau de risque réduit en raison de la « profondeur de marché » et de la « liquidité » prêtées aux grandes villes. Les friches industrielles, les projets de redéveloppement des gares et l’essor de nouvelles polarités le long des nœuds de transport (notamment aéroportuaires) constituent autant de chantiers métropolitains susceptibles d’attirer ces investisseurs. Parallèlement, l’action publique en matière d’aménagement et de stratégies de développement territorial évolue. Indépendamment des facteurs explicatifs convoqués (complexité technique accrue de la fabrication urbaine, avènement d’un urbanisme plus participatif, réduction des ressources cognitives et financières des collectivités), la littérature constate que les pouvoirs publics font appel à des acteurs professionnels qui font valoir tant leurs savoir-faire que leurs capacités de financement. En résulte le développement de « scènes localisées » de la production urbaine désormais plus ouvertes et qui posent plusieurs séries de questions.
Tout d’abord, il est utile d’interroger l’hypothèse de l’influence croissante des investisseurs financiers (French et al. 2011). Comment leur rôle dans le financement contribue-t-il à la définition des objets urbains et à leur mise en œuvre ? Quelles sont les conséquences sur les caractéristiques techniques des projets financés, sur les usages permis possibles, sur la place des espaces publics, etc. ? Plus largement, comment la valeur d’échange est-elle négociée avec d’autres valeurs sociales, économiques, démocratiques ou environnementales (Theurillat, 2012) ?
Deuxièmement, quelles sont les modalités de l’influence des marchés financiers ? Il y a bien sûr des canaux directs, lorsque, par exemple, un investisseur obtient d’une collectivité le lancement d’une opération d’aménagement qui valorisera son propre patrimoine foncier. Cependant, dans le cas français, les investisseurs restent bien souvent des clients finaux situés en aval aux projets. Il est alors nécessaire de réinterroger l’ensemble de la filière impliquée dans la conception et la réalisation d’objets urbains. Comment les aménageurs, urbanistes, promoteurs, architectes, constructeurs, bureaux d’études, s’adaptent-ils à la montée des investisseurs financiers, en matière de modèle d’affaires, de stratégie industrielle, d’organisation interne, de normalisation de leurs activités, de reporting, des types de produits privilégiés ? Qu’en est-il en particulier des grands promoteurs qui entretiennent des relations de plus en plus étroites avec des investisseurs financiers, quitte à devenir de simples prestataires de service pour des apporteurs de capitaux peu désireux de s’encombrer de compétences techniques de promotion ? D’une manière plus générale, nous faisons l’hypothèse ici que l’influence des investisseurs financiers peut être relayée auprès des pouvoirs publics par d’autres acteurs de la filière immobilière tenant un rôle de médiation (promoteurs, mais aussi sociétés de conseil en investissement, par exemple).
Au-delà de la réorganisation d’une industrie autour des intérêts des investisseurs financiers, l’influence de ces derniers peut aussi se faire à travers une évolution des comportements des collectivités publiques elles-mêmes. La poursuite de stratégies de développement territorial à dimension « métropolitaine », qui conjuguent projet économique (par exemple, attirer des ménages qualifiés et des entreprises « exogènes ») et projet urbain (rénover un quartier de gare pour offrir des espaces permettant d’accueillir ces nouveaux venus) nécessite des investissements considérables. Nombre de grandes villes françaises ou de territoires intra-métropolitains sont tentées de faire appel à des investisseurs qui apporteront les moyens financiers de l’ambition des élus locaux (Halbert, 2013). EuraLille, Euroméditerranée, EuroRennes, Euronantes, Euratlantique, dont les intitulés mêmes qualifient l’ambition de rayonnement métropolitain des édiles, ne sont-ils pas destinés à des investisseurs qui aideront, à travers le projet urbain, à changer l’image d’une agglomération et à offrir un espace adapté aux activités et ménages qui contribueront au rayonnement métropolitain ? Dans ce cas, le rapport de force qui se noue autour de la conception et de la mise en œuvre des grands projets urbains doit être réinterrogé : comment les intérêts financiers des investisseurs sont-ils représentés, par qui et avec quelle efficacité ? En particulier, quel est le rôle des conseillers en développement territorial, des promoteurs, voire des aménageurs qui, chacun pour ce qui les concerne, négocient leur connaissance proclamée des marchés de l’investissement pour définir un projet de territoire, ou pour accompagner la conception et la programmation de projets urbains « métropolitains ». Dans quelle mesure la compétition interterritoriale, plus ou moins attisée par les investisseurs eux-mêmes, contraint-elle les capacités d’action des autorités locales dans les agglomérations françaises ? Au sein de ces dernières, dans quelle mesure les communes et intercommunalités s’engagent-elles dans une logique de concurrence pour attirer des capitaux financiers, au nom de leurs objectifs de développement économique et urbain ? De manière plus générale, comment les pouvoirs publics (élus, services, agences parapubliques) s’adaptent-ils, négocient-ils, ou résistent-ils aux exigences de ces investisseurs ?
Enfin, au-delà des anticipations des collectivités territoriales qui chercheraient à devancer les attentes des investisseurs devenus des rouages essentiels pour créer les conditions matérielles d’un projet de développement métropolitain, la littérature ne s’est guère intéressée jusqu’à présent à la diffusion des techniques financières auprès des acteurs publics locaux eux-mêmes. Ceci tient probablement à la fois au fait que les collectivités territoriales sont encadrées par la réglementation et qu’il existe une tradition de recours à des circuits de financement intermédiés (emprunt auprès des banques). Cependant, la circulation de modèles depuis d’autres pays, la contraction des prêts des établissements bancaires par anticipation de normes prudentielles nouvelles (effet « Bâle III »), les perspectives de hausse limitée des ressources par l’impôt en lien avec la stagnation économique, constituent autant de facteurs qui pourraient donner de la force à l’évolution des comportements des collectivités face à la financiarisation. Le renforcement des directions immobilières de l’État et des grandes collectivités présage-t-il, comme ce fut le cas pour les grandes entreprises, des vagues d’externalisation du patrimoine public auprès des investisseurs financiers ? Le recours à des contrats de partenariats publics-privés se banalisera-t-il et avec quelles conséquences sur la diffusion des logiques des investisseurs qui sont sollicités pour les financer ? Les difficultés à financer des projets de renouvellement urbain, notamment dans les zones urbaines sensibles, donneront-elles lieu à l’importation des techniques de titrisation des recettes fiscales, à l’image des programmes de Tax Increment Financing qui, après avoir été déployés aux États-Unis, pourraient être expérimentés en Europe désormais ?
Voici autant de pistes pour alimenter un agenda de recherche qui porte sur le recours à du capital financier dans la production urbaine. Il ne s’agit pas de présupposer a priori la toute-puissance des marchés financiers, ni même l’hypothétique unité de ces derniers. Il n’est toujours pas clair à ce jour dans quelle mesure le régime d’accumulation financiarisé décrit dans la littérature a pu s’imposer en France en général, et dans la production urbaine en particulier. Il s’agit plutôt d’essayer d’en apprécier les contours et les conséquences, en analysant notamment l’hypothèse de l’interdépendance constitutive entre métropolisation et investissement financier. Plus largement, l’ambition est de mieux situer les marchés financiers dans la variété des circuits de financement actifs dans la production urbaine. Depuis les transferts de capitaux orchestrés par l’État [7] et les collectivités locales, au recours à l’emprunt bancaire en passant par le circuit intermédié « public » des fonds de l’épargne populaire, la compréhension des modalités de production des villes nécessite que les circuits de financement (re)trouvent une place dans le champ des études urbaines.