Depuis 2011, l’équitation de tradition française est inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Cet événement interpelle la capacité de perpétuation d’un patrimoine vivant au sein de la société contemporaine, ainsi que le rôle des loisirs et du tourisme qui ont permis l’adaptation d’une équitation naguère associée au déplacement et à la guerre, au travers de pratiques de loisirs sportifs, mais aussi de représentations artistiques et touristiques (spectacles). L’enjeu de cet article est donc double. Il s’agit d’une part de comprendre comment la société du tourisme et des loisirs a pu assurer la régénération d’une équitation de tradition ancienne jusqu’à favoriser sa patrimonialisation ; d’autre part, de saisir comment l’inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO a contribué à ce processus.
Afin d’y répondre, nous mobiliserons des sources dans une perspective interdisciplinaire, en nourrissant notre réflexion d’analyses de géographes, mais aussi d’historiens, d’anthropologues, d’ethnologues et de sociologues, ainsi que des travaux de conservateurs du patrimoine. En raison du caractère polysémique de la notion de « culture », nous l’utiliserons avec prudence (Lévy 2003, p. 2017), en préférant focaliser notre analyse sur le concept de « patrimoine », cristallisant un désir de sauvegarde et de retransmission, qui nécessite des choix de la mémoire (Babelon et Chastel 1994, Sire 1996, Heinich 2009). Nous expliciterons aussi sa relation complexe au tourisme et au loisir, qui participe de sa revalorisation, mais aussi de sa reconstruction (Lazzarotti et Violier 2007, Lazzarotti 2009). Fort de cette approche théorique globale, nous nous concentrerons sur le cas de l’équitation française. Nous reviendrons sur son histoire en nous intéressant plus particulièrement à ses grands bouleversements contemporains, liés à son entrée dans la société des loisirs, qui induit une dynamique de mercantilisation (Tourre-Malen 2009). Si cette évolution a été jusqu’alors essentiellement considérée comme une menace, voire une perte de tradition, nous proposerons une autre analyse en interrogeant le rôle des loisirs et du tourisme dans le processus de régénération et de patrimonialisation d’une culture équestre en tant que construction sociale choisie. Enfin, nous interrogerons l’enjeu d’une inscription au patrimoine immatériel mondial de l’UNESCO, en étudiant ses relations avec la dynamique touristique, pour permettre une adéquation entre conservation d’un héritage et valorisation d’un patrimoine vivant en perpétuelle réinvention. On décryptera les mécanismes de l’obtention de cette inscription en questionnant ses ambiguïtés et limites.
Notre méthodologie repose sur une première approche bibliographique, qui revient sur les paradigmes de patrimoine et de patrimoine vivant, ainsi que sur leur relation co-constitutive avec le tourisme et les loisirs, en mobilisant des travaux pluridisciplinaires. Nous questionnerons l’existence d’une équitation de tradition française en tant que patrimoine vivant au travers d’approches diachroniques et synchroniques. Nous interrogerons plus particulièrement son évolution contemporaine dans le cadre de la société des loisirs au travers d’analyses secondaires et de l’exploitation des statistiques des instances officielles (Fédération française d’équitation (FFE) et Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE)). Enfin, nous questionnerons le rôle que jouent le tourisme et les loisirs dans le processus d’identification et de transmission de l’équitation française ainsi que l’enjeu de son inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO, en croisant analyses de sources secondaires d’une part et primaires d’autre part. Nous analyserons plus particulièrement une enquête qualitative menée par entretiens semi-directifs individuels entre mars 2013 et juillet 2016, auprès de quatre représentants d’institutions et de quatre acteurs économiques de la filière, à savoir : Pascal Liévaux (octobre 2013), directeur des patrimoines et chef du département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique du Ministère de la Culture et de la Communication ; Bernard Maurel (avril 2014), directeur du centre de documentation de l’École nationale d’équitation (IFCE) ; Pierre Olliver (juin 2014), directeur technique national en charge de la formation à la Fédération française d’équitation [1] ; Pascal Marry (septembre 2014), président d’Agir-sport, chargé par le président de la FFE de développer les politiques de recherche en sciences humaines ; Guillaume Henry (novembre 2015 et juillet 2016), instructeur d’équitation, directeur du département « équitation » aux Éditions Belin, président du comité de suivi du dossier d’inscription de l’équitation de tradition française auprès de l’UNESCO et de l’organisation des rencontres de l’équitation de tradition française ; Pierre [2], directeur d’un centre équestre en Charente-Maritime (mars 2013) ; Anne, directrice d’un centre équestre en Loire-Atlantique (mai 2013) ; et Sophie, gérante d’une structure équestre en Basse-Normandie (janvier 2016).
Le patrimoine vivant, menacé ou revitalisé par le tourisme et les loisirs ?
Conserver sans figer : le dilemme du patrimoine vivant.
D’un point de vue institutionnel, le patrimoine culturel est défini par la Convention de Faro signée le 27 octobre 2005 par le Conseil de l’Europe, comme
un ensemble de ressources héritées du passé que des personnes considèrent, par-delà le régime de propriété des biens, comme un reflet et une expression de leurs valeurs, croyances, savoirs et traditions en continuelle évolution. (Conseil de l’Europe 2008, p. 40)
Il est donc moins hérité que collectivement construit, comme le déclarait d’ores et déjà André Malraux le 25 juin 1935, au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert ». Le géographe Olivier Lazzarotti s’inscrit dans cette approche en définissant le patrimoine comme
un ensemble d’attributs, de représentations et de pratiques fixé sur un objet non contemporain (chose, œuvre, idée, témoignage, bâtiment, site, paysage, pratique) dont est décrété collectivement l’importance présente intrinsèque (ce en quoi cet objet est représentatif d’une histoire légitime des objets de société) et extrinsèque (ce en quoi cet objet recèle des valeurs supports d’une mémoire collective) qui exige qu’on le conserve et le transmette. (2003, p. 692)
Tout n’est donc pas patrimoine : sa détermination résulte de choix collectifs, s’inscrivant dans une construction de la mémoire au travers de la reconnaissance de jalons identitaires communs, comme l’a démontré la sociologue Nathalie Heinich (2009) ou la conservatrice en chef des monuments historiques Marie-Anne Sire (1996). Le patrimoine relève d’une « dimension idéologique de la mémoire » (Lazzarotti 2003, p. 692). Elle triomphe et se mondialise dans son acceptation actuelle avec la création, en 1972, du patrimoine mondial de l’UNESCO, qui s’édifie sur le socle d’un double héritage esthétique et monumental européen. Reposant sur un principe occidental de linéarité du temps (ibid.), la notion de « patrimoine » induit une mise à distance du passé par rapport au présent (Debray 1999, p. 13), associée à un phénomène de sanctuarisation (Pickel-Chevalier 2014, p. 198) qui tend à figer ses objets pour mieux les protéger et les transmettre aux générations futures. Le choix de sanctuarisation de la mémoire suppose des relations compliquées au patrimoine vivant, qui induit une perpétuation de pratiques nécessitant leur adaptabilité à la société contemporaine. La création du patrimoine immatériel de l’UNESCO aspire à répondre à ce dilemme en le dépassant. La convention relative à ce dernier a été ratifiée en 2003 pour entrer en vigueur en 2006. La nécessité de sa création était toutefois en réflexion depuis 1989, notamment à la demande d’ethnologues français, et à la suite des recommandations publiées sur la protection des traditions, ignorées par la convention de 1972. L’objectif était aussi de rééquilibrer la répartition mondiale des entités inscrites sur les listes de l’UNESCO qui, pour correspondre à une conception occidentale du patrimoine — monumentale et esthétique — favorisait très largement les pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Il était plus difficile d’y répondre pour les nations ayant privilégié « des traditions et des coutumes, véritables charpentes de ces sociétés, [n’impliquant] pas un ordre de symboles monumentaux […] » (Babelon et Chastel 1994, p. 105).
L’entrée de la culture immatérielle dans une dynamique de patrimonialisation, identifiée comme l’« ensemble des processus de collecte et de valorisation par lequel un collectif social décide de sortir des objets […] du commerce ordinaire des choses pour leur accorder un statut d’objets emblématique de son identité dans le temps » (Micoud 2005, cité dans Djament-Tran 2015, p. 2), a donc nourri le dessein de favoriser simultanément leur reconnaissance internationale et la planification de leur préservation. Dans ce cadre, le patrimoine immatériel de l’UNESCO a été défini comme :
les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire — ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés — que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. (Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel 2003)
Ce concept nouveau est héritier du « patrimoine ethnologique » sur lequel les ethnologues et les anthropologues français ont beaucoup travaillé à partir des années 1980 (Cuisenier et Segalen 1986, Chiva 1990, Bromberger 1996, Fabre 1997, Valière 2002, Tornatore 2004). Toutefois, il s’en démarque en définissant le « patrimoine » dans une double dimension synchronique et diachronique, en tant qu’héritage transmis, mais aussi inscrit dans une culture contemporaine qu’il contribue à régénérer. Il nécessite de plus une prise de distance de la communauté qui le perpétue, nécessaire à sa reconnaissance et identification collective. Le patrimoine immatériel se distingue donc du patrimoine ethnologique en ce que ce dernier constitue un objet intellectuel relevant d’une méthode et de disciplines scientifiques, tandis que le patrimoine culturel immatériel (PCI) se réclame de « l’idée d’une transmission effective des pratiques dans une démarche qui se veut de développement durable » (Bortolotto 2011, p. 37), davantage portée par les institutions. Selon l’anthropologue Jean-Louis Tornator (voir Bortolotto 2011, p. 213-232), il constitue ainsi un concept innovant qui s’affranchit du patrimoine ethnologique par ses objectifs et par un renouvellement de l’implication des acteurs de la patrimonialisation, menant à la notion de « communauté ». L’anthropologue Chiara Bortolotto (2011) s’inscrit aussi dans cette approche en rappelant que :
la définition insiste en fait sur le rôle des acteurs sociaux (« communautés, groupes et le cas échéant individus ») dans la reconnaissance patrimoniale, sur la dimension non seulement historique (« transmis de génération en génération »), mais en même temps évolutive et processuelle de ce patrimoine (« recréé en permanence »), sur sa fonction identitaire pour les acteurs sociaux auxquels ce patrimoine procurerait un « sentiment d’identité », tout en se limitant aux pratiques non discriminatoires et conformes à l’éthique globale émergente. (p. 26)
Fort de ce constat, elle avance que « la nouveauté des principes fondateurs du PCI permet de formuler l’hypothèse que cette catégorie n’est pas une extension ethnologique du patrimoine, mais le prélude d’un nouveau paradigme patrimonial » (ibid., p. 36).
Si cette appropriation institutionnelle et politique du patrimoine vivant peut inquiéter certains anthropologues et ethnologues (voir Giguère 2006), le PCI n’en constitue pas moins un outil de réflexion intéressant.
Le tourisme et les loisirs, vecteurs catalysant ?
L’UNESCO a favorisé la mise en exergue de l’existence du patrimoine immatériel. Néanmoins, au-delà de ce cadre institutionnel, se pose la question de son intégration par les sociétés, qui suppose de réussir à concilier protection, ce qui induit une certaine fixation, et adaptation à une société évolutive. Or, il semble que le tourisme et les loisirs puissent être des vecteurs catalysant cette symbiose. En effet, si certains auteurs accusent le tourisme de détruire l’« authenticité » — concept pourtant non avéré — des sociétés en engendrant une homogénéisation des cultures au travers de leur commercialisation (Hanna 1972, Paquot 2014), d’autres défendent l’idée de relations constructrices plus complexes, à l’instar du géographe Lazzarotti qui leur consacre un ouvrage en 2009. Celui-ci part du constat suivant : « Le patrimoine et le tourisme sont deux phénomènes d’une même dynamique de production mémorielle : ils sont co-constitués » (Lazzarotti 2009, p. 72). De même, l’ethnologue Michel Picard (1992, 2010) a analysé en profondeur la complexité de la relation tissée entre tourisme et sociétés, au travers d’une dialectique entre tourisme culturel et culture touristique ; celle-ci permet, selon lui, de promouvoir une partie choisie de son patrimoine, dans des objectifs économiques, mais aussi sociétaux — réappropriation par les jeunes générations des traditions anciennes, valorisées par le regard des touristes étrangers. Cette relation dialogique entre tourisme et patrimoine se nourrissant réciproquement (Richards 2000) s’exprime par ailleurs dans leur essor conjoint, à partir des années 1960 (Corbin 2001, MIT 2005). Ce phénomène résulte du fait que le tourisme et les loisirs vivent de la mise en valeur de l’environnement naturel et culturel qu’ils convoitent et transforment, tant par des politiques d’urbanisation que de préservation, induisant des fixations arbitraires (Pickel-Chevalier 2014). Tourisme et patrimoine relèvent ainsi d’une co-constitution pouvant aller jusqu’à « faire territoire » en générant des réorganisations spatiales, définissant l’identité des lieux au travers d’une double dimension idéelle et matérielle choisie (Djament-Tran 2015, p. 5).
Cette première approche met donc en lumière la complexité de la transmission du patrimoine vivant, supposant un consensus entre conservation de traditions choisies — voire en partie réinventées (Hobsbawm et Ranger 2012) — et adaptation aux attentes des pratiquants contemporains. Elle souligne le rôle d’impulsion que peut avoir un outil institutionnel comme l’inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO, mais aussi celui, catalysant, du tourisme et des loisirs, qui co-agissent dans le processus. Fort de la connaissance de ces enjeux, nous nous focaliserons sur le cas particulier de l’équitation française, entrée dans un processus de patrimonialisation au 21e siècle, après plusieurs siècles d’histoire marqués par les divisions et transformations culturelles et sociales.
L’équitation de tradition française : la réinvention d’un patrimoine vivant ?
Une tradition construite entre pratiques militaires et représentations sociales.
En première instance, il convient d’essayer de cerner ce que peut être la tradition équestre française. Il serait abusif et réducteur de croire qu’elle relève d’une pratique monolithique. À l’instar de nombreuses cultures équestres dans le monde, l’équitation française s’est construite sur le socle de plusieurs siècles à partir de la Renaissance, en intégrant des influences diverses en provenance notamment d’Italie, d’Espagne et même de la Grèce antique et du Moyen-Orient [3]. Elle s’inscrit, plus particulièrement en Italie, dans la dynamique de citadinisation des élites en intégrant, selon l’historien Daniel Roche, « les manifestations sociales de la civilisation des villes » (Roche 2011, p. 175) et la mise en scène des cours où perdure, entre transfert et transformation, l’éloge des qualités chevaleresques (ibid.). L’équitation théorisée naît du désir d’extraire le cheval de ses seules fonctions utilitaires guerrières du Moyen-Âge pour l’élever au rang de sculpture vivante, sublimée dans ses mouvements dont on recherche la grâce, au sein d’une aristocratie devenant urbaine. L’école française poursuit et dépasse, selon l’historien des sciences de l’éducation Patrice Franchet d’Esperey (2009), l’œuvre des Italiens encore centrée sur une équitation d’inspiration martiale, en parachevant la redéfinition du cheval comme objet de spectacle, avant tout destiné à mettre en lumière l’élégance et le savoir-faire des aristocrates. Dès lors, l’équitation est associée à des enjeux sociétaux plus larges, incorporant l’éducation des élites. Lorsqu’Antoine de Pluvinel crée, au soir du 16e siècle, une académie pour la jeune noblesse française à Paris, il y associe l’enseignement des mathématiques, de la littérature, de la poésie, de la peinture et de la musique. Nommé premier écuyer du futur roi Louis XIII, il est chargé de son instruction équestre et lui dédie son ouvrage Le Manège royal (1623), qui sera réédité sous le titre Instruction du roi en exercice de monter à cheval en 1625. Patrice Franchet d’Espérey insiste sur la singularité de l’ouvrage, qui offre « au Prince un modèle d’équitation qui, plus qu’une métaphore du pouvoir, est un véritable mode de gouvernement. Le cheval maîtrisé selon les principes de l’équitation savante reflète la capacité de son cavalier à diriger les hommes » (2009, p. 59).
Si la relation métonymique entre équitation et art de diriger prédomine à l’époque moderne et favorise la démultiplication des académies équestres en France entre la fin du 16e et la première moitié du 17e siècle (Roche 2011, p. 183) [4], ses bonnes pratiques sont loin d’être unanimement reconnues. Les théories de l’équitation française se caractérisent par des oppositions parfois violentes en raison des valeurs et projections sociétales auxquelles elles sont associées, entre outil martial et objet de distinction dans l’espace urbain (Digard 2007, Roche 2011), et qui seront accentuées avec la perte des fonctions guerrières de la noblesse. Au 18e siècle, l’écuyer François Robichon de la Guérinière, qui dirige le manège royal des Tuileries, illustre dans son ouvrage L’école de cavalerie (1733) la recherche exacerbée de la grâce de l’équitation, comme agrément de la cour. La technicité s’efface parfois même devant l’esthétique afin de séduire des aristocrates plus soucieux de paraître que de guerroyer. En réaction, Louis XV fonde en 1756 une école militaire à Paris, dont le colonel d’Auvergne sera l’écuyer en chef. Il repositionne le cheval dans une fonction utilitaire martiale nécessaire à la cavalerie, en privilégiant une monte permettant de faire de longues chevauchées sans épuiser sa monture et de charger (Henry et Oussedik 2014, p. 50). La priorité est donc donnée à l’équilibre du couple cheval/cavalier et non à l’élégance de son temps, souvent en contradiction avec cette quête — notamment dans la position droite et cambrée des écuyers du 18e siècle, cristallisant « le postulat de la rectitude du corps anobli [inspirant] les modèles sociaux nobiliaires » (Roche 2011, p. 214).
Les révolutions sociales et industrielles qui marquent en France la fin du 18e et le 19e siècle ne fragilisent pas immédiatement la place sociétale du cheval. Au contraire, celui-ci devient omniprésent sur le territoire et les projections sociales qui lui sont associées ne sont que renforcées. L’ethnologue Jean-Pierre Digard rappelle que le nombre d’équidés atteint son maximum historique de trois millions de têtes vers 1840, chiffre qui demeurera relativement stable jusqu’à l’amorce de son déclin après 1935 (Digard 2007, p. 143). Cette profusion accompagne la mode de « l’homme de cheval » dans une société où les élites doivent savoir monter. Daniel Roche affirme qu’après 1850 « l’édition met sur le marché en cinquante ans trois fois plus de titres que l’Ancien Régime en trois siècles » (2015, p. 78). Cette multiplication ne favorise pas davantage le consensus. Une fois encore, deux écoles majeures se déchirent. D’une part, Antoine Cartier d’Aure, nommé écuyer en chef au Manège de Saumur en 1847, privilégie l’impulsion et l’extension maximale des allures en les poussant sur la main, « dans l’obsession constante du mouvement en avant dans un équilibre naturel » (Henry et Oussedik, 2014, p. 63). De l’autre, François Baucher se démarque par une équitation plus technique, reposant sur les assouplissements et la décontraction du cheval, dans le but de remplacer les forces instinctives de l’animal par les forces transmises, c’est-à-dire les ordres de son cavalier. Au travers de leurs nombreuses publications respectives, ils perpétuent le clivage historique confrontant une équitation militaire utilitaire et simplifiée, à une équitation de représentation plus technique et complexe. Or, parce que l’équitation demeure une composante sociétale importante en France en termes de pratiques, mais plus encore de représentations sociales, les oppositions entre les deux écoles se répercutent. Le Duc d’Orléans, Lamartine ou Théophile Gautier soutiennent le « bauchisme », tandis qu’Alexandre Dumas, Georges Sand ou Gustave Flaubert se rangent au camp du « d’Aurisme » (Franchet d’Esperey 2009).
Néanmoins, dès le soir du 19e siècle, l’armée pressent la disparition du cheval de guerre jadis prédominant. Ses adeptes vont dès lors orchestrer son glissement vers la société civile de loisirs pour permettre sa perpétuation, induisant une adaptation favorisant sa régénération. Une première étape avait été franchie en 1834 avec la création du Jockey Club, institutionnalisant le monde des courses sur le modèle anglais. Dans ce dessein de structuration apparaît en 1865 la Société hippique française destinée à améliorer les races de chevaux en France. Si son orientation privilégie initialement les courses, la société s’ouvre rapidement aux sports équestres, en organisant en 1870 le premier concours de saut d’obstacle à Paris, comme le rappelle la sociologue Vérène Chevalier (2011). Cette genèse leur permet, 30 ans plus tard, d’intégrer les Jeux olympiques, dès leur seconde édition en 1900 à Paris. Ils se restreignent initialement au saut d’obstacle, tandis que le dressage et le concours complet incorporent les Jeux en 1912. Les sports équestres obtiennent leur autonomie par rapport à la Société hippique avec la création, en 1921, de la Fédération française des sports équestres, en s’inscrivant dans une dynamique plus large qui s’illustre par la création de la Fédération équestre internationale fondée la même année.
La pratique hors compétition est d’ores et déjà mixte et le nombre de cavalières croît timidement. Cette féminisation précoce, analysée par l’anthropologue Catherine Tourre-Malen (2006, 2009), émane de l’origine aristocratique de l’équitation, pratiquée par les femmes issues des classes favorisées dans le cadre des promenades ou l’accompagnement des chasses, immortalisées par Alfred de Dreux dans de nombreuses toiles (Pickel-Chevalier et Grefe 2015). Néanmoins, jusqu’à 1952, seuls peuvent concourir dans les compétitions équestres les militaires masculins, ce qui trahit une ambiguïté persistante dans l’équitation. Si elle tend, depuis la fin du 19e et le début du 20e siècle, à intégrer l’espace des loisirs, les représentations qui lui sont liées témoignent d’une forte inertie en demeurant associées, dans la conscience collective, à une pratique aristocratique et virile, d’inspiration martiale (entretien Marry 2014), outrepassant le conflit historique entre l’outil de guerre et l’objet de distinction.
La tradition de l’équitation française a donc été construite par les élites pendant cinq siècles au travers d’un double processus d’assimilation/résistance aux influences extérieures, et d’une double légitimation (instrument de guerre/vecteur de distanciation sociale). En effet, elle se nourrit des autres équitations européennes, qu’elle influence en retour. Elle a été codifiée au sein d’académies fondées en France à partir de la Renaissance — par des écuyers eux-mêmes initialement formés dans les écoles italiennes — qui ont reçu des aristocrates de toute l’Europe afin de les instruire aux méthodes nouvelles de l’équitation française. Au 18e siècle, le traité de François Robichon de la Guérinière, L’école de cavalerie, a été traduit en espagnol, en allemand et en italien, et ce alors que le français était couramment utilisé dans les cours européennes. Ce sont par ailleurs les principes de La Guérinière qui furent adoptés comme doctrine d’enseignement par l’École d’équitation de Vienne. Ces interinfluences se poursuivent au 19e siècle : François Baucher, par exemple, a été initié pendant son adolescence à l’équitation italienne avant de créer sa méthode en France. Le général L’Hotte s’inspirera quant à lui de l’organisation de la cavalerie autrichienne, se refusant à intégrer toute influence allemande en raison de la défaite de 1870. Il finira de plus par faire accepter en 1876 dans les rangs de l’armée française, et selon la mode anglaise, le trot enlevé, qui était répandu outre-Manche depuis le 18e siècle (Chaudun 2016, p. 106). Ce syncrétisme historique européen explique les similitudes existantes encore aujourd’hui dans les pratiques de l’équitation du continent, qui se cristallisent dans quatre grandes écoles : Le Cadre noir de Saumur, l’École espagnole d’équitation de Vienne [5], l’École royale andalouse d’art équestre et l’École portugaise d’art équestre.
Une tradition bouleversée par la société des loisirs.
La remise en question de l’hégémonie d’une équitation nobiliaire, masculine et d’inspiration guerrière n’aura lieu qu’après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle devient composante de la société des loisirs et de consommation. Les années 1950 s’illustrent par un développement du tourisme et des loisirs, dont les principaux modèles dominés par la quête de l’hédonisme avaient été inventés au sortir de la Grande Guerre (Deprest 1997, Réau 2011). Les plaisirs nouveaux, motivés par l’affranchissement des normes de naguère, avaient alors fleuri dans les stations touristiques, comme se transformait le rapport aux corps et aux éléments (Bertho-Lavenir 1999, Pickel-Chevalier 2014, MIT 2005). Néanmoins, ces pratiques demeurent l’apanage de la bourgeoisie jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en France. À partir des années 1945, la croissance économique, combinée à l’essor démographique, favorise la diffusion sociale du tourisme et des loisirs, très tôt observée par les chercheurs (Dumazedier 1962, Viard 1984). Dans ce contexte se développent notamment les activités sportives, sous l’impulsion de l’État qui les incorpore aux programmes socio-éducatifs, dont l’importance est accentuée par le fait que l’école devient obligatoire jusqu’à 16 ans (Terret 2007). Associés à des politiques d’équipements sportifs sur tout le territoire — avec certes des inégalités —, ils contribuent à un processus de popularisation des loisirs sportifs. L’équitation va entrer aussi dans cette dynamique, en dépit de son extériorité aux programmes scolaires. La fédération, qui compte à peine plus de 20 000 licenciés en 1949 selon la sociologue Vérène Chevalier (1994), en dénombre 145 071 en 1984, 434 980 en 2000 pour atteindre un sommet de 706 449 en 2012 [6]. Depuis, l’effectif se maintient à un haut niveau, qui est redescendu toutefois à 673 026 en décembre 2015 (FFE 2015). Certes, cet essor s’inscrit dans le contexte général du développement des loisirs sportifs. Cependant, il est exponentiel : alors que le nombre de licenciés toutes fédérations confondues est multiplié par 8,5 en 62 ans, le nombre de licenciés d’équitation est multiplié par 35 dans le même temps, la propulsant troisième fédération à l’aube du 21e siècle. Cet essor émane pour beaucoup de son appropriation par les jeunes, en dépit du facteur limitant de ne pas être instruit à l’école, en raison d’un coût élevé. Néanmoins, les années 1970 bénéficient d’une mise en lumière de la psychologie singulière de l’enfant (Dolto 1971, 1985), qui engendre une évolution de l’éducation et de la pédagogie, dont l’équitation va se saisir. Et ce plus particulièrement au travers de l’émergence des poneys-clubs (la fédération française d’équitation sur poney, le Poney Club de France, est créé en 1971). Cette innovation favorise le bouleversement du profil des pratiquants : en 2015, 68.8 % des cavaliers ont 20 ans ou moins et la majorité d’entre eux est très jeune. Les enfants de 12 ans et moins représentent 37,1 % des pratiquants ; les adolescents de 13 à 16 ans 21,8 % et les 17-20 ans 9,9 % des pratiquants. Les cavaliers sont donc constitués pour près de 60 % (58.9 %) d’enfants et d’adolescents. À ce phénomène restructurant s’ajoute celui de sa féminisation. Alors que l’équitation, associée au travail ou à la guerre (Roche 2008), est demeurée l’apanage des hommes depuis l’Antiquité, la pratique réinventée dans le prisme des loisirs bascule dans une dominante féminine dès les années 1960. En France, la fédération d’équitation compte déjà plus de 50 % de femmes en 1963 (Duret 2001) pour atteindre les 82,9 % en 2015 (statistiques FFE). Cette évolution s’inscrit certes dans la logique de l’émancipation des femmes, recherchant à partir des années 1920 un statut égalitaire relevant de la reconnaissance de leurs compétences identiques aux hommes, aussi bien au niveau professionnel que dans les sports et les loisirs (Duby et Perrot 2002, Tourre-Malen 2006), mais pas uniquement. La préférence du cheval par les jeunes filles plus particulièrement relève aussi d’autres schèmes, dans le contexte de la redéfinition affective contemporaine de cet animal en tant que sujet d’amour/objet de transgression [7] (Pickel-Chevalier et Grefe 2015). L’entrée de l’équitation dans la société des loisirs, orchestrée de concert par les Haras nationaux et la Fédération française d’équitation créée en 1987 [8], est donc accompagnée d’un changement profond des profils des pratiquants plus jeunes, plus féminins et issus de classes moyennes et moyennes supérieures (FFE 2008). Leurs attentes transgressent les usages de naguère. Au paradigme de l’instruction initiatique succède celui de la découverte et de l’agrément (76 % des licenciés sont fléchés « loisirs » et 30 % des licenciés sont chaque année des primo-entrants). L’enseignement doit donc s’adapter, en enfreignant la recherche de discipline et de technicité issue d’un héritage militaire, pour s’orienter vers des valeurs éducatives passant par le jeu. L’équitation n’est plus un enseignement martial relevant de la capacité à « manager », mais elle est redéfinie comme un média de construction personnelle teintée d’une volonté de distinction sociale autour d’un affectif animal (Grefe et Pickel-Chevalier 2015).
Les pratiques équestres connaissent donc des bouleversements profonds, qui sont accentués par la transformation conjointe des centres d’enseignement, passant du statut associatif à celui d’entreprises lucratives (Tourre-Malen 2009) devant séduire et conserver leur clientèle. Cette mercantilisation de l’équitation a certes durablement modifié le rapport au cavalier, désormais davantage appréhendé comme un client que comme un élève. Néanmoins, elle a aussi permis sa perpétuation, en en faisant un enjeu économique [9] et social. Ainsi, la diversité des attentes et la nécessité des structures équestres devenues commerciales à y répondre a généré un essor sans précédent des disciplines équestres. Trente types de pratiques sont reconnues par la FFE en 2015, associant les approches classiques (obstacle, dressage, concours complet), aux activités plus ou moins récentes désormais institutionnalisées, telles que l’endurance, le horse-ball, l’équitation Camargue, etc. Cette profusion a incontestablement permis une pérennisation de la pratique équestre et par cela de l’élevage de chevaux en France. En effet, les courbes de la démographie équine coïncident globalement avec l’essor des loisirs équestres depuis 1989. Le cheptel s’était effondré, depuis son apothéose de trois millions de têtes persistant jusqu’à 1935 [10] à 269 000 en 1989, comme le rappelle Jean-Pierre Digard. Depuis, il a amorcé son lent renouveau conjointement avec l’essor exponentiel du nombre de cavaliers licenciés, qui a progressé essentiellement à partir des années 1990 (franchissement des 200 000) pour atteindre 673 026 en décembre 2015. Aujourd’hui, le nombre de chevaux en France est évalué à près d’un million.
L’équitation en France a donc réussi le pari de sa perpétuation, par son adaptation aux attentes de la société de loisir. Toutefois, la question demeure quant à sa compatibilité avec la sauvegarde d’une tradition d’inspiration militaire plus ancienne.
Comment parvenir à identifier, au-delà de cette diversité et de cette profusion, le socle d’une culture commune, entendue comme un ensemble de productions idéelles partagées (Lussault 2003, p. 216) ? L’enjeu de la classification au patrimoine de l’UNESCO est de répondre à la triple nécessité d’identification, de conservation, mais aussi de transmission d’une équitation française, à même de satisfaire aux attentes contemporaines du loisir, du tourisme et du sport dans leur pluralisme.
L’UNESCO : un outil pour perpétuer un patrimoine équestre vivant ?
Une volonté de consensus fédérateur…
Le patrimoine immatériel mondial de l’UNESCO semble, compte tenu de sa définition, un outil adéquat pour favoriser la reconnaissance et la conservation d’un patrimoine équestre vivant. Le label intègre en effet l’exigence de transmission, mais aussi la nécessité de recréation constante pour répondre aux besoins de la société contemporaine et participer de sa culture tout en promouvant la diversité et la créativité humaines. La convention de l’UNESCO nécessite au préalable l’identification du patrimoine concerné et de la communauté qui s’y rattache. Cette dernière peut relever de différents critères, car la convention de 2003 reste évasive afin de pouvoir correspondre à diverses situations, comme le rappelle l’anthropologue Chiara Bortlotto (2011). Néanmoins, en 2006, des experts réunis par l’UNESCO à Tokyo ont défini les communautés comme « des réseaux de personnes dont le sentiment d’identité ou de liens naît d’une relation historique partagée, ancrée dans la pratique et la transmission, ou l’attachement à leur patrimoine culturel immatériel » (UNESCO-ACCU 2006, p. 5). L’engagement de la communauté est donc central dans la compréhension de la spécialité d’un patrimoine culturel immatériel.
Dans le cadre de l’équitation française, la première et plus grande difficulté fut de parvenir à identifier une tradition nationale autonome, qui puisse fédérer une communauté. En effet, la diversité des courants idéologiques historiques, renforcée par la multiplicité des pratiques et représentations équestres aux 20e et 21e siècles, n’ont pas facilité le processus. Par ailleurs, l’équitation de tradition française ne relève pas d’une pratique populaire, perpétuée de façon inter- et intra-générationnelle par tous les membres d’une société qu’elle contribue à définir culturellement, à l’instar de ce qui caractérise les « peuples cavaliers » [11]. À l’inverse, l’équitation de tradition française s’inscrit dans ce que Digard nomme les « sociétés à écuyer », où la pratique équestre est
réservée à une minorité, par nécessité de fonction et/ou par privilège de classe ; c’est généralement là, nous l’avons vu, que les techniques équestres atteignent leur plus haut degré de perfectionnement, ou, en tout cas, un raffinement que les équitations de travail, qui sont soumises à des contraintes de productivité, ne peuvent pas se permettre. (2007, p. 193)
L’invention de la tradition équestre française relève donc d’une « institutionnalisation de la mémoire » (Hobsbawm and Ranger 2012), mais dans une logique descendante, des élites vers les classes moyennes devant assimiler les codifications de pratiques équestres, longtemps utilisées comme les marqueurs identitaires d’une entité fermée (aristocratie). On comprend donc que l’identification d’une tradition équestre française unique, se définissant au travers d’une communauté élargie, a été délicate.
Afin d’y parvenir, les responsables de l’IFCE porteurs du projet avec le concours du Ministère de la Culture, ont choisi de se référer aux principes du général L’Hotte, en raison de son double héritage bauchiste et d’Auriste. Écuyer en chef de l’École de cavalerie de Saumur de 1864 à 1872, il a été successivement l’élève des deux maîtres et a proposé une équitation française qui s’en fasse la synthèse, en combinant « l’ambition du mouvement en avant, qui doit se manifester constant » (cité dans Henry et Oussedik 2014, p. 78) et « l’harmonie des mouvements que donne le juste emploi des aides, enfin dans la légèreté qui en découle » (ibid.). Sa doctrine, qu’il a théorisée dans un ouvrage publié en 1906 après sa mort sous le titre Questions équestres, a été adoptée par l’École de cavalerie de Saumur et fit plus largement consensus pour se réclamer dans la filiation des deux anciens rivaux. Par ailleurs, la carrière militaire de L’Hotte a favorisé sa reconnaissance dans un monde équestre à l’époque encore largement dominé par les représentations élitistes et martiales. L’Hotte se fit aussi fort de mobiliser les imaginaires par quelques slogans simples et fédérateurs, tels que le célèbre « calme, droit, en avant », qui devint un leitmotiv de l’équitation française, aujourd’hui encore connu par la plupart des cavaliers en France.
Si la doctrine de L’Hotte est de nos jours assimilée par de nombreux cavaliers, elle est plus particulièrement portée par le Cadre noir de Saumur, dont les écuyers sont les enseignants de l’École nationale d’équitation, créée en 1972 et rattachée au Ministère de la Jeunesse et des Sports. La mission de l’institution est de former les cadres de l’équitation au travers de cursus multiples en leur transmettant un savoir technique et théorique.
L’équitation de tradition française a donc été définie au travers des principes de L’Hotte. Toutefois, afin de ne pas l’enfermer dans une histoire mise à distance du présent, pour paraphraser Debray (1999), il a été choisi de l’élever plus largement à une philosophie du rapport au cheval et à une équitation nourrie du passé, mais ouverte aux enjeux contemporains. Ainsi, l’équitation de tradition française a obtenu son inscription au patrimoine de l’UNESCO comme
un art de monter à cheval ayant comme caractéristique de mettre en relief une harmonie des relations entre l’homme et le cheval. Les principes et processus fondamentaux de l’éducation du cheval sont l’absence d’effets de force et de contraintes ainsi que des demandes harmonieuses de l’homme respectant le corps et l’humeur du cheval. La connaissance de l’animal (physiologie, psychologie et anatomie) et de la nature humaine (émotions et corps) est complétée par un état d’esprit alliant compétence et respect du cheval. La fluidité des mouvements et la flexibilité des articulations assurent que le cheval participe volontairement aux exercices. Bien que l’équitation de tradition française soit exercée dans toute la France et ailleurs, la communauté la plus connue est le Cadre noir de Saumur, basée à l’École nationale d’équitation. Le dénominateur commun des cavaliers réside dans le souhait d’établir une relation étroite avec le cheval, dans le respect mutuel et visant à obtenir « la légèreté » […]. (« L’équitation de tradition française »)
Cette identification dépasse le défi de la diversité — et des conflits — en répondant avant tout à « une sorte d’éthique de la relation entre l’homme et le cheval » mettant en avant « le rapport assez équilibré entre l’animal et l’homme qui rejoint les préoccupations contemporaines du statut de l’animal dans la société », souligne Pascal Liévaux (entretien 2014). Ce dernier rappelle que « ce qui intéresse l’UNESCO, c’est la valeur anthropologique de la pratique ; ce que cela apporte à l’homme, ce que cela signifie dans son rapport à l’animal et plus largement dans son positionnement dans la société et dans l’univers ».
…encore mal appropriée par les acteurs de l’équitation en France.
L’équitation de tradition française a donc obtenu son inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO par un double processus d’ouverture philosophique et d’articulation entre passé et présent. Pourtant, son assimilation par les différents acteurs de l’équitation en France est loin d’être évidente. La première ambiguïté émane de la territorialisation d’un patrimoine immatériel, pourtant théoriquement déterritorialisé (Djament-Tran 2015, p. 6) puisque perpétué par différents cavaliers dans le monde. Si le dessein de l’UNESCO n’est pas de privilégier un territoire, mais de perpétuer une tradition, la confusion jusqu’à la métonymie, entre l’équitation de tradition française et le Cadre noir de Saumur, est importante dans la conscience collective. Or elle constitue un obstacle à son appropriation par l’ensemble des cavaliers en France. Ce phénomène est exacerbé par une mauvaise connaissance des principes de L’Hotte, le plus souvent identifiés aux airs relevés [12] pratiqués par le Cadre noir de Saumur [13]. Dans ce contexte, les gérants de structures équestres peinent à se reconnaître comme des agents de diffusion de cette équitation de tradition, leur apparaissant bien loin de leurs préoccupations économiques et culturelles. Comme le rappelle Pierre Ollivier,
l’équitation est devenue un secteur économique où la pédagogie, la relation clientèle, la fidélisation et la sécurité, sont devenues primordiales, parfois au détriment d’une certaine technicité. Être un très bon cavalier ne signifie pas forcément être un bon enseignant. Désormais, le panel de compétences qui leur demandé est plus large, intégrant l’animation. (Entretien 2014)
Cette transformation de l’équitation, répondant à la mutation des profils sociologiques des pratiquants (très jeunes, féminins, issus des classes moyennes et moyennes supérieures) et de leurs motivations intrinsèques — hédonisme, relation affective à l’animal — et extrinsèques — accomplissement, intégration/distinction sociale (Deci et Ryan 2000) —, a été bien intégrée par les professionnels des structures équestres, qui ont fait évoluer leur enseignement en ce sens. Anne, directrice d’un centre équestre en Loire-Atlantique, confie : « Le métier change : aujourd’hui avec les enfants sur poney, il faut savoir animer bien plus qu’enseigner l’équitation » (entretien 2013). Pierre, directeur d’un centre équestre en Charente-Maritime, ironise en rappelant que « c’est plus facile de faire sauter des barres que d’expliquer une session à la jambe » (entretien 2013). Il insiste par ailleurs sur le fait que l’engagement des cavaliers dans leur instruction a évolué : « Aujourd’hui, plus personne ne veut payer une heure pour se taper les fesses dans la selle, en mise en selle. Néanmoins, on s’adapte : on intègre la mise en selle en premier quart d’heure, dans les cours de dressage ou d’obstacle » (entretien 2013). Les professionnels de l’enseignement qui assimilent généralement l’équitation de tradition française à la Haute école — en raison d’une méconnaissance des traités historiques d’équitation qui n’intègrent pas leur propre formation d’enseignant — se considèrent comme peu concernés par ses enjeux. Cette mauvaise connaissance de la teneur de l’équitation de tradition française est partagée par certains sportifs de haut niveau. Ainsi, Sophie, gérante d’une structure équestre spécialisée dans la compétition d’obstacle en Normandie, affirme :
L’équitation de tradition française est la chasse gardée de l’ENE. Pour nous, elle n’apporte rien. Dans le haut niveau, seul compte le résultat. Celui-ci qui gagne est celui qui a la bonne technique. Je ne vois d’intérêt dans la labellisation que pour conserver le domaine des arts et du spectacle, mais cela n’a rien à voir avec ce que nous faisons. (Entretien 2016)
On comprend donc qu’au-delà de la réussite de l’inscription en 2011, de l’équitation de tradition française au patrimoine de l’UNESCO, se pose la question de son assimilation réelle par la communauté des cavaliers en France dans leur diversité, nécessaire à sa pérennisation. Pourtant cette tradition commune existe dans l’enseignement de base par laquelle passent tous les cavaliers en club avant de se spécialiser dans une pratique singulière, comme le rappelle l’instructeur Guillaume Henry :
Dans tous les clubs, le cavalier pousse son cheval sur la main et fait du d’Aure sans le savoir ; il le prépare au pas — méthode de Baucher — ; travaille au trot — méthode de La Guérinière — ; calme son cheval ou son poney avant toute chose — méthode de La Broue et de L’Hotte — ; assouplit — méthode de Pluvinel, La Guérinière, L’Hotte — ; pratique l’épaule en dedans — méthode de La Guérinière — ; et applique de nombreux préceptes bauchéristes sans s’en rendre compte. (Entretien 2015)
Cette diffusion des méthodes traditionnelles françaises émane de l’institutionnalisation de l’instruction de l’équitation en France : FFE et IFCE orchestrent, à différents niveaux, le transfert des normes de l’équitation française vers les pratiquants, par la formation des enseignants et des sportifs (BPJEPS « activités équestres », DEJEPS Perfectionnement sportif, DESJEPS Performance sportive) et la publication de manuels officiels (« Galops » de la FFE publiés chez de nombreux éditeurs). Les institutions assurent donc la transmission des codes, mais sans préciser quels en furent les codificateurs…
Des outils pour une meilleure connaissance et appropriation ?
Si une équitation de tradition française a donc pu être identifiée et si elle est, de fait, partagée par le plus grand nombre de cavaliers en France, elle demeure le plus souvent un patrimoine inconscient. Toute la difficulté réside dans son évolution vers un héritage reconnu et revendiqué, qui constitue le meilleur garant de sa conservation. La prise de conscience de cette appropriation sociale est aussi indispensable au maintien de son inscription à l’UNESCO. En effet, comme le rappelle Sylvie Grenet (2012), le dossier est loin d’avoir fait l’unanimité auprès des experts en 2011, en raison d’un manque de clarification quant à ses valeurs sociétales. Afin de parvenir à conserver son inscription en 2019, le rapport indique que « de plus amples informations sont nécessaires sur ses fonctions sociales actuelles au sein de la communauté qui la pratique et sur son mode de transmission » (cité dans Grenet 2012, p. 5). Il insiste de plus sur le fait que « de plus amples informations sont nécessaires pour démontrer que l’objectif principal des mesures proposées est la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel au sens de la Convention, plutôt que la promotion d’une pratique sportive française » (ibid.).
Afin d’y répondre, le comité de suivi du dossier, présidé par Guillaume Henry, et dont le Ministère de la culture et l’IFCE font partie, s’efforce donc de mettre en œuvre des actions démontrant que l’équitation de tradition française relève d’une importante communauté et non d’une pratique élitiste.
Cette démarche induit un processus dialogique à destination des pratiquants, mais aussi plus largement du grand public. L’IFCE s’est inscrite dans cette démarche, au travers de l’articulation de l’œuvre de l’ENE et du Cadre noir de Saumur, travaillant de concert sur le même site. L’ENE transmet l’équitation de tradition française aux futurs enseignants qu’elle forme. Toutefois, une explicitation plus forte de ces tenants auprès de stagiaires s’avère nécessaire quant à l’héritage historique des pratiques de l’équitation qui leur sont inculquées, afin qu’ils en soient davantage les dépositaires, autant dans leurs pratiques sportives (ils sont tous cavaliers de haut niveau) que dans leur activité future d’enseignement. Selon Bernard Maurel, il est essentiel que l’ENE parvienne à « créer des outils appropriés pour que les moniteurs puissent transmettre consciemment l’équitation de tradition française à tous les niveaux, depuis le poney clubs jusqu’au haut niveau » (entretien 2014).
Parallèlement, la reconnaissance du caractère patrimonial de l’équitation de tradition française exige une visibilité plus large à l’égard du grand public, passant par une politique de mise en tourisme des activités du Cadre noir. Cette dynamique fait désormais partie intégrante de l’institution. En effet, son ouverture touristique, renforcée depuis 2010 dans le contexte de la fusion de l’ENE/Cadre noir de Saumur et des Haras nationaux pour créer l’IFCE, permet de participer à ses lourds frais de fonctionnement, d’autant plus nécessaires dans le contexte global de la baisse des subventions de l’État. Mais plus encore, elle permet une réflexion de la part de ses dirigeants et acteurs quant à la mise en valeur et donc la pérennisation de leur patrimoine équestre auprès des publics non avertis, qui constituent 80 % de leur clientèle. Dans ce cadre a été mis en place un panel de prestations : visites de l’École, représentations du Cadre noir sur le site, galas en France et dans le monde. L’ensemble bénéficie d’un certain engouement qui se confirme : alors que la fréquentation globale des activités du Cadre noir et de l’ENE s’élevait à 61 297 en 2009, elle atteint 96 199 visiteurs en 2015, ce qui représente une augmentation de plus de 60 % en sept ans. Si ces chiffres restent encore en deçà des attentes de l’IFCE, qui espère pouvoir les renforcer [14] en diversifiant le panel des activités (visites thématisées pour les groupes/individuels/familles/initiés, galas du Printemps des Écuyers associant des vedettes de l’art équestre telles que Mario Luraschi, Alexis Gruss, Lorenzo ou Jean-François Pignon), elles permettent d’assurer une certaine lisibilité nationale et internationale de ce patrimoine immatériel, jusqu’à contribuer à la dynamique touristique du territoire. Cadre noir et ENE sont devenus, en 2015, le premier site touristique du Saumurois. Une fois encore, l’entrée de l’équitation dans la société des loisirs et du tourisme favorise sa régénération, mais aussi son processus de patrimonialisation dans le cadre d’une co-dynamisation (Lazzarotti 2011) : le tourisme se nourrit de l’intérêt patrimonial, mais contribue aussi à le définir (création de spectacles et de visites) et le faire vivre, jusqu’à faire territoire à Saumur (Clergeau, Pickel-Chevalier, Violier et Grefe 2015).
Enfin, l’inscription exige une politique de développement de la recherche et sa dissémination, qui entre dans le processus d’intellectualisation de ce patrimoine immatériel, notamment portée par le comité de suivi du dossier de l’équitation de tradition française. Comme le précise Guillaume Henry :
Le comité de suivi cherche à dynamiser cette inscription en organisant des événements propres à faire connaître l’équitation de tradition française mais aussi à sensibiliser le public cavalier en lui montrant qu’il en est héritier — ce qui est vrai, même s’il n’en sait rien. (Entretien 2016)
Cette politique prend forme au travers du renforcement de collaborations scientifiques et institutionnelles, qui s’illustrent notamment dans l’organisation, depuis 2014, des Rencontres de l’équitation de tradition française, colloque annuel nourrissant le dessein de catalyser les réflexions des différents acteurs (universitaires, institutionnels, professionnels) sur la notion de « patrimoine équestre » et ses perspectives de pérennisation. Depuis 2015, il est complété par un colloque organisé par le Ministère de la Culture en collaboration avec la ville de Saumur et l’Université d’Angers sur la thématique du Cheval et ses patrimoines en tant qu’enjeux de société. En mai 2016, le comité de suivi a aussi organisé un colloque au château de Vincennes sur l’héritage équestre de l’Hotte (« Général l’Hotte : modernité d’une pensée équestre »).
L’équitation de tradition française classée au patrimoine de l’UNESCO a le mérite d’interpeller la notion de « patrimoine » vivant dans ses relations fondamentales et néanmoins complexes avec la dynamique des loisirs et du tourisme. Si cette dernière bouleverse les traditions, elle en permet la perpétuation en redéfinissant leurs usages sociétaux. Les pratiques devenues obsolètes sont en effet destinées à disparaître si elles ne trouvent pas de nouvelles valeurs d’usage dans le monde moderne. L’équitation française doit sa résistance aux effets destructeurs induits par la révolution industrielle et la mécanisation, au développement des loisirs et du tourisme, induit par ces mêmes causes. Si l’équitation française demeure bien vivante au 21e siècle — troisième fédération sportive en France, première fédération féminine —, c’est grâce à une adaptation aux nouvelles catégories de cavaliers — jeunes, féminins — et à leurs motivations intrinsèques et extrinsèques, favorisée par le changement de modèle économique des structures équestres (entreprises). Les loisirs ont donc permis une régénération et une pérennisation de l’équitation française, elle-même nourrie de multiples courants nationaux et internationaux en constante évolution depuis la Renaissance. La nouveauté réside donc moins dans la transformation de l’équitation et de ses représentations sociétales marquées par les divisions depuis sa genèse que dans les interrogations qu’elle suscite, face à la volonté de conserver un héritage — dont l’unité est mystifiée — qui existait peu aux siècles précédents. En effet, la notion de « patrimoine sociétal » relève d’un phénomène relativement récent, contemporain de la construction des États-nations et de la quête de jalons identitaires. L’équitation française s’inscrit dans ce double processus de revitalisation culturelle — induisant des recréations perpétuelles — et d’inquiétude quant à la disparition d’une tradition, relevant pourtant d’inventions successives. Dans ce contexte, l’inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO constitue un outil pertinent pour répondre au désir de réconciliation entre conservation, invention, et perpétuation, induisant une adaptation aux enjeux contemporains (loisirs, sports, tourisme). Elle a pour intérêt de forcer ses acteurs à réfléchir de façon collective et au-delà des conflits d’intérêts à l’existence d’un héritage culturel commun, les identifiant tous au sein d’une même communauté, riche de sa diversité. Si le consensus au sein des institutions n’est pas toujours aisé, il est néanmoins réalisable ; la difficulté majeure réside dans la dynamique descente d’appropriation par la base — la communauté des cavaliers professionnels et amateurs, généralement plus conscients de leur diversité que de leur affinité — d’un processus orchestré par le haut (IFCE, Ministère de la Culture). Cette assimilation est néanmoins essentielle pour pérenniser l’inscription obtenue en 2011 de l’équitation de tradition française au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Dans ce cadre devra être présentée en 2019 la mise en place d’un plan de sauvegarde cohérent et plus structuré de l’équitation de tradition française, reposant sur des partenariats étroits avec les institutions publiques en charge de la vie de la filière équine. L’entrée de responsables de la FFE en 2016 au sein du comité de suivi du dossier auprès de l’UNESCO et de l’organisation des Rencontres de l’équitation française est de bon augure : elle atteste de la reconnaissance de l’équitation de tradition française, initialement assimilée au Cadre noir, à un patrimoine commun, par les représentants des clubs de France [15]. Si l’intégration par l’ensemble des pratiquants de l’équitation est encore lointaine, il semble que les outils de cette appropriation soient en cours de réalisation, reposant sur une volonté forte des instances de direction de la filière (IFCE, FFE) d’y parvenir, dans une conjoncture économique difficile (baisse des licenciés depuis 2013, rapport de la Cour des comptes sur l’IFCE de 2016 préoccupant) qui rendent nécessaires, pour ne pas dire vitales, la cohésion et la résorption des conflits et divisions historiques.