La vie des métropoles est marquée dans le temps présent par l’engagement croissant des citoyens et des citoyennes pour l’environnement et le cadre de vie. Que cet engagement passe par des structures établies (associations, fédérations, coalitions) ou par des formes plus labiles (collectifs, groupes informels), il joue un rôle de plus en plus manifeste en termes de mutation des espaces publics (Fleury 2009) (Baudry et al. 2014), de publicisation des questions environnementales (Barbier et Larrue 2011), de renouvellement des dynamiques de la société civile (Blanc 1998) (Blanc et Emelianoff 2008) (Barthel, Parker et Ernstson 2015) (Paddeu, 2017), de participation à la vie démocratique (Neveu 2011) (Demailly 2014) (Blanc et al. 2017) et, plus largement, de transition socio-écologique (Lagneau, Flipo et Cottin-Marx et al., 2013). Concrètement, cet environnementalisme citoyen participe à la sauvegarde d’espaces non bâtis et à l’expérimentation de modes d’occupation alternatifs (DeSilvey et Edensor 2012) (Paddeu 2015), au rapatriement dans les villes de pratiques et de gestes devenus minoritaires, à la transformation des modes de vie et de consommation (Morel-Brochet et Ortar 2014), ainsi qu’à l’émergence d’une sensibilité écologique qui percole dans de multiples pans des sociétés urbaines (Blanc 2013) (Latour 2017). Pour autant, loin d’être systématiquement associé à des dynamiques bénéfiques, l’environnementalisme citoyen est aussi apparu comme un mouvement social fondé sur des logiques affinitaires (Ripoll 2010) et d’entre-soi (Metsdagh 2018), utilisé pour favoriser et légitimer des processus tels que l’« écogentrification » (Dooling, 2009), et perpétuant des modes de territorialisation inégalitaires, via l’appropriation de l’espace public par certains groupes sociaux au détriment d’autres (Newman 2011).
Face à ces constats, la recherche en sciences humaines et sociales se heurte à la difficulté de tenir côte à côte ces interprétations divergentes de l’engagement citoyen pour l’environnement en contexte métropolitain. De fait, beaucoup de recherches sur l’environnementalisme citoyen sont menées à l’échelle d’un quartier, d’une ou plusieurs associations appartenant à la même nébuleuse, d’un secteur associatif – tels que le jardinage partagé (Baudry et al. 2014) (Demailly 2014) (Metsdagh 2018), l’agriculture urbaine (Ernwein et Salomon-Cavin 2014), les circuits courts (Aubry et Chiffoleau 2009), les recycleries (Rassat 2017) ou encore la lutte contre les nuisances et les pollutions. Peu de recherches sur l’environnementalisme citoyen sont menées par-delà les différents secteurs ou à l’échelle métropolitaine ou régionale. Quand c’est le cas (Andrews et Edwards 2005) (Brulle et al. 2007), l’analyse reste alors largement systémique, portant sur les réseaux, les structures de gouvernance ou les répertoires de mobilisation, avec une tendance à se cantonner à une approche quantitative. Or, travailler à l’échelle métropolitaine et de manière intersectorielle permet de rendre compte de la multiplicité des formes et des modalités que prennent ces engagements citoyens pour l’environnement, des modes de territorialisation qu’ils utilisent, des possibilités transformatrices qu’ils impliquent, comme des lames de fond éthiques qu’ils véhiculent.
Cet article souhaite donc contribuer aux recherches sur l’environnementalisme citoyen urbain à travers une étude qualitative des associations et collectifs environnementaux locaux actifs dans le Grand Paris. Nous soutenons l’idée que l’environnementalisme citoyen en contexte métropolitain se caractérise par ce qu’on appelle un « environnementalisme ordinaire ». Il se déploie au sein de groupes d’individus qui se sentent concernés par des questions environnementales qui touchent à leur territoire, incluant le vivant humain et non-humain, et qui s’investissent de manière collective (au travers de formes variées), significative (en termes de temps et de prise de responsabilités) et régulière (structuration de leur quotidien autour de cet engagement). Définir les contours de cet environnementalisme ordinaire nous permet de rendre compte, d’une part, des reconfigurations des formes d’engagement environnemental collectif et, d’autre part, des transformations à bas bruit qu’elles engendrent dans les espaces publics des métropoles occidentales. Cette entreprise participe d’un effort pour mieux comprendre comment les individus tiennent aux questions environnementales, s’y consacrent dans l’espace public et configurent leurs territoires de vie.
Avant de caractériser plus profondément cet environnementalisme, une question se pose : en quoi pouvons nous le qualifier d’« ordinaire » ? Cette enquête repose sur deux présupposés. Le premier est le constat qu’émergent des formes de citoyennetés environnementales urbaines dans lesquelles le militantisme contestataire radical écologiste est minoritaire. Ce qui domine parmi la grande majorité des collectifs, ce sont des formes d’environnementalisme plus discrètes, plus imbriquées dans le quotidien, en quelque sorte plus ordinaires. Elles se caractérisent par la prépondérance d’individus néophytes, une présentation de soi souvent apolitique et par des pratiques environnementales pouvant apparaître comme relativement banales – entretenir un jardin, sensibiliser au gaspillage alimentaire, peindre avec des encres de légumes, constituer des dossiers de demandes d’insonorisation, etc. Notre approche fait ainsi un pas de côté par rapport aux approches des mouvements sociaux traditionnellement focalisées sur les formes collectives de protestation, pour s’intéresser aux formes de « citoyenneté ordinaires » (Carrel et Neveu 2015) ou de résistances discrètes dans la ville (Lelandais et Florin 2016). Elle intègre, en ce sens, la question des modalités d’imbrication de la citoyenneté environnementale dans le quotidien, via les transformations des modes de vie et de consommation associés (Dobré et Juan, 2009), la constitution d’écocultures (Blanc et Emelianoff 2008) (Morel-Brochet et Ortar 2014) ou encore la politisation des gestes de la vie ordinaire (Pruvost 2013) (Pruvost 2015).
Le deuxième présupposé est que ces collectifs n’en jouent pas moins un rôle significatif dans la configuration (via diverses modalités, de préservation, conservation, modification, appropriation, transformation) et l’évolution des espaces publics métropolitains, et qu’à ce titre ils participent d’un rapport politique aux territoires, via l’environnementalisme. Notre approche se distingue, en ce sens, des travaux qui ont analysé l’environnementalisme associatif dans leur seul rapport aux institutions, oscillant entre contestation et expertise (Ollitrault et Villalba 2014), pour s’intéresser aux interactions entre l’environnementalisme associatif et le territoire local, via des modes d’expression et d’action citoyens infrapolitiques. En ce sens, elle fait écho aux apports du champ de la justice environnementale, qui a mis en lumière l’importance des attachements aux conditions de vie locale (Di Chiro, 2012) et l’intérêt pour les pratiques ordinaires, dans ce qui est parfois qualifié d’everyday environmentalism (Agyeman et al. 2016). Il nous importe ici de rendre compte de ces formes ordinaires d’engagement et d’action collective, et de leur contribution à la transition socio-écologique dans les territoires, en incluant les frottements et conflictualités qu’elles génèrent.
Ces réflexions s’appuient sur une enquête menée auprès des associations et collectifs environnementaux locaux [1] agissant au sein du Grand Paris [2]. Nous nous sommes attachés à enquêter auprès d’individus engagés dans des démarches collectives (associations, collectifs, groupes informels, coalitions…) agissant selon des systèmes d’action et de valeurs diversifiés, mais cependant réunis par un dénominateur commun, l’exploration de pratiques environnementales transformatrices des milieux qu’ils habitent. Tous s’attachent au moins à l’une de ces manières de s’occuper de l’environnement : conserver, gérer, surveiller, militer pour les droits et/ou éduquer à l’environnement local et à la qualité de vie urbaine (Svendsen et Campbell 2008) (Fisher, Campbell et Svendsen 2012), en s’investissant autour de problèmes et de situations liés à la qualité de l’air et de l’eau, l’étalement urbain, l’agriculture urbaine, l’observation de la faune, la protection de la biodiversité, la préservation des parcs et forêts, la gestion des déchets ou le recyclage, la transition énergétique ou encore les modes de consommation alimentaire,. Transversale aux différents secteurs [3] de l’environnementalisme associatif, cette étude a pour objectif de donner une vision d’ensemble de l’environnementalisme citoyen à l’échelle métropolitaine. Nous utilisons ici les données d’une enquête menée à partir d’un échantillonnage de 30 communes, représentatives des divers territoires du Grand Paris [4], et auprès de 52 enquêtés membres d’associations ou de collectifs avec lesquels nous nous sommes entretenus [5]. Ces entretiens semi-directifs ont été réalisés avec un membre comportant des responsabilités dans l’association.
Après avoir présenté les formes d’investissement citoyen pour l’environnementalisme local (première section), puis caractérisé les reconfigurations des modes d’action (deuxième section), nous montrerons en quoi l’environnementalisme ordinaire témoigne de nouveaux rapports (géo)politiques aux territoires (troisième section).
L’investissement citoyen pour un environnement local et territorialisé.
La défense de valeurs environnementales pragmatiques.
Le souci d’une nature ordinaire.
Dans le contexte métropolitain du Grand Paris, le recodage des relations à l’environnement pour les enquêtés passe par l’émergence de préoccupations inédites, qui s’appuient sur des formes environnementales banales et non systématiquement remarquables. Elles se distinguent d’autres formes de nature – forêts primaires, réserves de biodiversité, etc. –, incarnant le parangon de luttes environnementales préservationnistes ou conservationnistes. Ce recodage rend compte d’une évolution plus générale des termes utilisés dans la littérature scientifique pour désigner la « nature » comme objet d’intérêt et d’engagement pour les citoyens. Parmi ces évolutions théoriques et sémantiques, l’une d’elles participe spécifiquement à la qualification d’un environnementalisme ordinaire, celle du glissement d’une « nature remarquable » à une « nature ordinaire », qui témoigne d’un déplacement à plusieurs niveaux. Cette évolution concourt à l’émergence d’engagements environnementaux qui se déplacent vers de nouveaux types de natures ordinaires (telles que les jardins, les balcons, les pieds d’arbres, les friches, les délaissés) mais aussi vers la notion de territoire, comme lieu de vie multidimensionnel approprié et défendu comme une portion de l’espace terrestre qui cristallise des enjeux politiques.
En ce sens, notre enquête fait écho aux travaux sur les notions de « nature ordinaire » (Plumwood 1998) (Cronon 2009) (Godet 2010) (Beau, 2015) et de « biodiversité ordinaire » (Julliard, Jiguet et Couvet 2004) (Abadie et al. 2009), qui analysent la réorientation de l’attention d’une nature remarquable vers une nature ordinaire. Dans les débats autour de l’éthique environnementale et de la wilderness, certains auteurs (Callicott et Nelson 1998) ont fait remarquer que tandis qu’on débattait de la manière de protéger les aires naturelles, les espaces qui se trouvaient par-delà les limites des espaces protégés se détérioraient de façon alarmante. Les campagnes, les bosquets, les jardins, les parcs urbains, ces espaces banals et familiers, étaient détruits et pollués. C’est ainsi que William Cronon (2009) invite à prêter attention aux « lieux communs » où la nature coexiste avec les humains. En ce sens, la pensée environnementale s’est déplacée des grands dehors aux endroits moins remarquables et spectaculaires, ceux où nous vivons. En écologie, la littérature autour de la protection de la faune, de la flore et de la biodiversité est parcourue par le même débat. Le rapport Chevassus-au-Louis (2009) articule une biodiversité « remarquable », qui correspond à des espèces, des habitats ou des paysages que la société a identifiés comme ayant une valeur intrinsèque, principalement non économique, tandis que la biodiversité « générale » ou « ordinaire » n’a pas de valeur intrinsèque identifiée comme telle mais, par l’abondance et les multiples interactions entre ses entités, contribue, à des degrés divers, au fonctionnement des écosystèmes. Par ailleurs, les travaux sur les « paysages ordinaires » interstitiels (Luginbühl, 1989) (Sansot 1989) conduisent, sur le plan politique, à s’intéresser aux territoires investis par l’action quotidienne, devenant paysages à force d’attentions (Prieur 2002), ou encore à se concentrer sur des espèces végétales et animales non remarquables, ou sur une biodiversité présente dans les espaces interstitiels des villes. La question n’est plus alors celle des caractéristiques merveilleuses de ces espaces et de ces espèces, mais plutôt leur contribution aux écosystèmes dans lesquels nous vivons, préoccupation qui caractérise une éthique écocentrique ou biocentrique.
Enfin, l’importance d’une nature ordinaire tient essentiellement en sa capacité d’attraction auprès des habitants, son caractère récréatif et son importance dans les modes d’habiter contemporains, définie en termes d’habitabilité. Motivés par le constat du peu de recherches sur l’habiter (Lazzarotti 2006) (Stock 2004) et la perspective de sortir des lectures globales et structurelles des territoires (Di Méo 2014), différents auteurs se sont intéressés à l’habitabilité et aux acteurs inscrits sur les territoires. L’enjeu de ces approches concerne l’attention portée aux pratiques géographiques des habitants comme éléments qui participent à la fabrique des lieux de vie. Selon Jean Corneloup, Philippe Bourdeau, Philippe Bachimon et Olivier Bessy (2014, p. 48) : « Les dimensions de l’habitabilité qualifient le rapport corporel et symbolique que les habitants vont fabriquer dans leurs échanges avec le territoire ».
« On a des fleurs pour les abeilles mais pas de grandes théories. »
Outre sa focalisation sur une nature peu remarquable, l’environnementalisme observé au cours de notre enquête repose sur des valeurs infra-théoriques et pragmatiques, ancrées dans l’action et les pratiques. Les associations qui s’inscrivent dans une école ou dans un courant théorique en particulier, ou celles qui ont un discours structuré et réflexif sur leur position quant aux questions écologiques, sont finalement minoritaires. C’est le cas d’une poignée d’associations de militants écologistes aguerris. Dans la majorité des groupes, au-delà d’un intérêt commun pour l’environnement, le débat sur l’écologie et ses enjeux occupe finalement peu de place face au fonctionnement pratique du collectif et à la modalité des actions engagées. Les grands enjeux et débats de l’anthropocène constituent une toile de fond importante, mais peu énoncée et mobilisée en tant que telle par les enquêtés. Ainsi, l’une de nos enquêtées, suite à une question posée sur sa conception de l’environnement, résume de la manière suivante : « Je ne vais pas faire des grands discours, préserver la nature et la biodiversité bien sûr, le respect de tout ça, de la vie, de la nature, on a des fleurs pour les abeilles mais pas de grandes théories. » (Association PE à Bagneux).
Des problèmes environnementaux modestes.
Par-delà les grandes valeurs qui apparaissent seulement en filigrane du discours des enquêtés affleurent des soucis plus modestes, ancrés dans le quotidien des individus, sans pour autant qu’ils soient déconnectés des grandes problématiques environnementales contemporaines. Le premier est un souci de moindre nuisance, dans une volonté de se distinguer de l’« agir anthropocénique » délétère (Bonneuil et Fressoz 2013). Cela se traduit par une défiance quasi systématique des intrants chimiques dans les associations de jardinage, d’agriculture urbaine, d’élevage, ou dans le souci du réemploi dans les recycleries. Plus que la volonté d’améliorer l’environnement à son échelle ou par des petits gestes, il s’agit d’abord de se désolidariser et de se distinguer d’un certain modèle de développement extractiviste et destructeur.
Le second est une préoccupation pour ce à quoi les gens tiennent, pour reprendre les mots d’Émilie Hache (2011). Leurs actions sont un moyen de faire de la place, dans leurs vies, dans leurs territoires et dans l’espace public à des questions et à des êtres qui comptent. C’est particulièrement le cas pour les associations qui se consacrent au vivant sous toutes ses formes. Dans les associations d’apiculture, les abeilles apparaîssent comme le symbole d’une biodiversité menacée, cruciale au maintien de la chaîne alimentaire. Il y a de fait un souci du monde, de sa qualité, de sa préservation, à travers le vivant et d’autres éléments conçus comme le morceau d’un tout.
Le troisième constitue une réflexion sur les façons de mener une « vie bonne », orientée par un rapport conscientisé à l’environnement et l’engagement pour l’intérêt collectif. Il est caractérisé par une perméabilité entre les modes d’habiter, soit les manières de pratiquer, de penser, de dire, de vivre les différents espaces, territoires et lieux qu’habitent les individus et les groupes (Morel-Brochet et Ortar 2014), ainsi que les modes d’engagement. Cette dimension s’exprime surtout dans le cas d’associations dont les modalités d’action ou de territorialisation créent des communautés de vie (Pruvost 2013) (Pruvost 2015).
L’investissement collectif de nouveaux environnementalistes.
Des environnementalistes néophytes mais pionniers.
Par-delà la variété des types d’occupations professionnelles (webmaster, instituteur, concierge, comédien, éditeur, bonne sœur…), les enquêtés sont largement novices en matière d’environnement, et rarement socialisés à l’écologie politique. Souvent, rien ne les destinait à s’intéresser à l’environnement et à en faire le cœur d’un engagement collectif. Une des nos enquêtées, cadre supérieure chez Air France, a décidé au moment de sa retraite de se consacrer à sa passion pour les insectes sociaux. Elle a suivi une formation d’un an à l’apiculture, fondé une association dédiée à l’apiculture et dirige aujourd’hui une association dont le miel a récemment été primé (Association LR aux Lilas).
Pour ces enquêtés, le souci des questions environnementales est passé par la pratique de loisirs, la prise en charge de lieux de proximité, l’intérêt accru pour des « questions de société » qui ont à un moment donné fait « basculer » ces individus vers un engagement environnemental qui a pris une forme collective. Leurs trajectoires biographiques sont fréquemment marquées par un changement sur le plan personnel ou professionnel – i.e. divorce, chômage, retraite – qui a rendu possible et parfois vital l’investissement dans la sphère associative. Un déménagement, l’installation dans un nouveau quartier ou encore la transformation du quartier constituent des éléments déclencheurs majeurs de l’engagement environnemental. Un enquêté, concerné par les nuisances sonores et environnementales du trafic aérien, a fondé une association dédiée à la lutte des droits des citoyens en zone d’exposition aux nuisances aéroportuaires (Association O à Sucy). La libération ou mise en disponibilité d’une friche, la destruction d’une zone bâtie ou la menace de construction sur des espaces naturels constituent d’autres éléments déclencheurs récurrents d’engagement dans un collectif, comme c’est le cas d’une association de vergers urbains d’une commune des Hauts-de-Seine (Association PE à Bagneux).
Une montée en compétences via un investissement chronophage.
Nos enquêtés en exerçant des fonctions de président, membres du bureau de l’association (secrétaire ou trésorier), de chargé de mission ou d’adhérent et en occupant de fait des responsabilités régulières, assurent le leadership ou le fonctionnement de collectifs via un investissement chronophage et énergivore. Les enquêtés évoquent souvent un investissement quotidien, qui peut passer par des pratiques internes (logistique, revue de presse, pratiques de jardinage, d’élevage, d’observation…) ou externes (conseil aux citoyens, sensibilisation, animations collectives, participation à des festivals…). C’est sur les épaules de quelques individus, entourés de nombreux individus concernés, à l’investissement plus labile, que repose cet environnementalisme. Plusieurs cercles d’investis se croisent et se complètent : un cercle restreint qui assure l’essentiel des actions, un deuxième cercle présent régulièrement, une troisième cercle mobilisable à des moments spécifiques. Malgré ces différentiels d’investissement, les collectifs fonctionnent de manière souvent horizontale, avec une faible hiérarchisation entre les membres et les sympathisants.
Ces formes d’investissement se traduisent par la montée en compétence des acteurs de l’environnementalisme ordinaire. Peu importe le domaine d’expertise, qu’il s’agisse de jardinage et d’agriculture urbaine, de lutte contre des infrastructures polluantes, de réemploi des objets, on ne compte plus les cas de groupes qui, à force d’investissement, ont acquis des compétences et une expertise naturaliste, administrative et juridique. Souvent, les enquêtés partent d’une connaissance et d’une expérience minimales en la matière et entament un processus de montée en compétences. Cette montée en compétences s’accompagne d’une montée en légitimité des acteurs, via l’expérience et l’inclusion des riverains dans les processus de décision des pouvoirs publics, malgré toutes les limites inhérentes à cette prise en compte (Barbier et Larrue 2011).
Un ancrage local dans un territoire de vie.
Un attachement à son territoire.
L’environnementalisme ordinaire fonctionne à l’échelle locale – celle de la rue, de la parcelle, du pâté de maison, du quartier ou de la commune – et revendique un attachement à son territoire de vie. De fait, la quasi-totalité des enquêtés vivent à proximité des environnements dont ils s’occupent, et font le choix de s’investir dans des espaces collectifs ou publics dont ils ne sont pas seuls usagers ou bénéficiaires. Ils sont concernés en très grande majorité par des lieux autour desquels ils habitent, qu’ils habitent parfois de longue date ou ont habité au moment de leur engagement. Dans certains cas, l’action collective s’étend aux communes adjacentes, dans une logique de proximité territoriale élargie (Blanc et al. 2017). S’investir collectivement, c’est pour les enquêtés une manière de s’inscrire dans son quartier, soit tout à la fois de créer des liens sociaux, de structurer son quotidien hors temps de travail, d’améliorer son cadre de vie et de consacrer un espace aux vivants à proximité. La question devient pour eux celle d’une nature à protéger dans des endroits proches et familiers, inclusive d’une communauté biotique et a-biotique, soit tous les êtres vivants et non-vivants, tels que les rochers, l’eau, ou d’autres éléments chimiques, qui participent du bien-être ou de la toxicité au quotidien. L’engagement et la lutte pour le territoire – comme milieu de vie approprié et défendu, pas seulement pour ses caractéristiques biophysiques remarquables (paysages, faune, flore remarquables) mais aussi pour les modes d’habiter et de vie, en interaction avec le(s) vivant(s) qui ont été créés – devient le cœur d’une forme d’environnementalisme (Vidalou 2017) (Latour 2017).
Entre logiques affinitaires et velléités d’ouverture.
L’environnementalisme citoyen dans le Grand Paris est animé par des hommes et des femmes qui appartiennent, pour la plupart, à des catégories socio-professionnelles intermédiaires et supérieures (avec une prépondérance des cadres de la fonction publique et des professions intellectuelles et artistiques), même si les participants attestent de profils sociologiques et ethniques plus diversifiés. L’ancrage dans le territoire proche est articulé à la conservation d’un mode de vie structuré autour de l’atome individuel ou familial : point de tentative de communautés de vie écologiques dans cet environnementalisme ordinaire. Il repose majoritairement sur la combinaison de logiques sociales affinitaires et de processus de diversification des liens sociaux. Les groupes se constituent souvent à partir d’un noyau de gens vivant à proximité, disposant de capitaux culturels et sociaux convergents et d’affinités en termes de goûts et de pratiques. C’est souvent le cas dans le jardinage partagé parisien, qui est emblématique de cet entre-soi, où les enquêtés viennent « profiter de ces moments de tranquillité » (Association R à Paris 18e) dans un environnement préservé et réservé. Certains groupes se construisent autour de réseaux associatifs ou militants, ou d’un réseau d’interconnaissances de voisinage. La répartition socio-spatiale des populations dans les métropoles tend à créer une corrélation entre proximité territoriale et proximité sociale dans les réseaux associatifs (Ripoll 2010).
De nombreux collectifs sont pourtant animés par un souci de diversité, l’engagement environnemental étant une manière de sortir des liens sociaux habituels. C’est le cas par exemple des jardins partagés, localisés dans des communes péricentrales défavorisées, auxquels participent des familles modestes d’origines diverses et de bords politiques variés (Association JP à Bobigny), ou des associations de luttes contre les nuisances ou pollutions, qui conseillent des ménages souvent précaires (Association O à Sucy). Certains ont des velléités de briser l’entre-soi, mais reconnaissent leur échec à ouvrir des collectifs à d’autres populations moins homogènes.
Rester à son échelle.
L’environnementalisme ordinaire prend forme et s’inscrit à l’échelle locale aussi via les liens qu’entretiennent les groupes avec d’autres associations ou collectifs de la même commune (Blanc et al. 2017), voire dans les communes adjacentes, par le biais de liens informels, d’échange de services ou de la tenue d’événements communs. Est exprimé le désir de vouloir agir à « échelle humaine », celle-ci reposant sur des relations sociales directes, d’individu à individu. Une minorité d’associations s’inscrit activement dans des réseaux à l’échelle métropolitaine, régionale, voire nationale. C’est le cas des associations qui appartiennent à des fédérations comme la FNE (France Nature Environnement), à des réseaux comme les AMAP (Associations de Maintien de l’Agriculture Paysanne), ou à des coalitions comme les associations de lutte contre les nuisances aériennes ou contre l’implantation inéquitable d’infrastructures de traitement des déchets. Quelques rares associations ont pour objectif de créer une « communauté d’action, c’est-à-dire essayer de créer une logique d’action commune entre différentes initiatives écolo-citoyennes sur le territoire » (Association E à Pantin). Mais globalement, l’environnementalisme ordinaire est faiblement structuré en réseaux à l’échelle métropolitaine, tout en étant traversé par une multitude de liens informels, prédominants à l’échelle communale.
Une reconfiguration des modes d’action pour l’environnement.
Les pratiques d’un environnementalisme discret.
Un usage restreint des répertoires de mobilisation classiques.
La sociologie de l’action collective a donné le primat aux mouvements sociaux et aux mobilisations occupant l’espace public, au détriment des actions isolées, dispersées et sans logique générale ni systématique d’organisation. La littérature sur les mouvements sociaux s’est intéressée aux formes les plus spectaculaires du militantisme, et notamment les manifestations ou protestations collectives négligeant le renouvellement des répertoires de militance (Lelandais et Florin 2016). De nombreux travaux structurant le champ de la sociologie des mouvements sociaux se sont intéressés aux processus d’émergence des mobilisations et résistances, à leurs acteurs, aux trajectoires des militants qui les composent, à leurs répertoires d’action, le tout étant souvent articulé aux structures d’opportunité politique (Tilly 1978) (Tarrow 1994) (Tarrow, McAdam et Tilly 2001) (Goodwin et Jasper 2004) (Agrikoliansky, Sommier et Fillieule 2010). La sociologie de ces mobilisations s’est donc focalisée majoritairement sur le mouvement social lui-même, négligeant parfois d’autres formes d’engagement, individuelles ou collectives. En rapport ici à notre enquête, elle s’est plutôt concentrée sur les formes de mobilisation dans les espaces publics posant, d’emblée, la condition de leur visibilité et de leur publicisation. En effet, a priori, l’objectif d’un mouvement social est de défendre et de faire entendre à l’opinion publique une cause, portée par des revendications, dans l’objectif soit de l’inscrire à l’agenda politique, soit de sensibiliser la société à cette cause (Lelandais et Florin 2016). La résistance y est alors considérée comme un fait évident et facilement identifiable, notamment via les manifestations, les démonstrations de solidarité, les organisations et structures de contestation.
L’environnementalisme ordinaire ne s’inscrit pas dans les répertoires classiques de mobilisation, reposant sur l’expression de revendications et sur l’usage de pratiques contestataires. En effet, seule une minorité d’associations s’inscrivent dans des luttes environnementales : celles qui sont concernées par la lutte contre des transformations urbaines inégalitaires et développementistes (construction d’un centre commercial sur des terres agricoles, destruction d’un parc public), par la répartition des sources de nuisances et de pollutions (trafic aérien, incinérateurs de déchets) ou par la protection des espaces naturels aux franges de la métropole (étalement urbain). La dimension protestataire des luttes environnementales apparaît finalement plus déterminante dans des associations environnementalistes d’envergure nationale et dans des organisations internationales (Ollitrault et Villalba 2014).
Des actions discrètes.
Certains auteurs en sciences politiques et en sociologie défendent que des actes quotidiens se développent et s’organisent de façon plus subalterne et discrète, masqués par les mobilisations visibles et audibles. Suggérant une approche ordinaire de la citoyenneté, particulière et ancrée dans le social, Christine Neveu et Marion Carrel (2015) proposent un panel d’expériences où des formes de vivre ensemble, imaginées, partagées et vécues collectivement, émergent empiriquement comme un construit social et politique en donnant une réalité à ce qui pourrait être considéré à tort comme des « signaux faibles de citoyenneté » ordinaire. Ces tactiques des « démunis », transgressant discrètement les hégémonies quotidiennes, peuvent être lues comme des formes de résistance.
L’environnementalisme ordinaire caractérise en ce sens des pratiques qui prennent corps dans le cadre de la vie quotidienne. Il procède d’activités engageant des routines d’attentions accordées à l’environnement. Salvador Juan (2015), dans ses travaux sur le quotidien, rappelle que le propre de la vie ordinaire est d’être fondée sur la mise en place de routines, techniques corporelles constitutives de la partie la plus sédimentée du vécu. Ce sont des activités accomplies régulièrement, sociales mais personnellement réalisées, structurées ou influencées par des symboles, mais aussi des tensions, des conflits sociaux, des idéologies, des changements, des crises. Si la vie ordinaire est celle des routines individuelles, l’environnementalisme ordinaire constitue une forme d’agir combinant les routines personnelles et les modalités d’action collective orientées vers l’attention à l’environnement.
Prendre soin de l’environnement.
Une partie majeure des actions menées consiste à avoir de l’attention et à prendre soin de portions collectives de l’environnement, en arrosant des plantes, en ramassant des déchets dans un jardin ou en soignant un plant de tomates attaqué par le mildiou (Association JP à Bobigny). Au sein d’un collectif de végétalisation des pieds d’arbres, l’une des enquêtées a pris l’habitude de ramener des plants et des graines de ses séjours de vacances pour re-fleurir les parcelles des pieds d’arbre (Collectif M à Paris 18e). Dans une commune péricentrale limitrophe, une association qui milite pour l’adoption du vélo dans l’espace urbain propose des ateliers de réparation par des groupes de femmes voisines (Association C à Ivry-sur-Seine). C’est dans ces gestes non spectaculaires, mais sédimentés et incorporés, que se montre ouvertement et s’élabore le souci quotidien de l’environnement.
Ainsi, l’éthique du « care » (Gilligan 1982) (Tronto 1993) (Laugier 2009) a le mérite d’avoir rendu visible l’engagement envers le proche et les activités réservées à la prise en charge ordinaire des environnements. Le care est d’abord l’attention à cette vie humaine ordinaire, à l’ordinaire de la vie et à ce qui fait sa continuité. Il renvoie au fait que des gens s’occupent et se soucient d’autres humains ou non-humains. Cette éthique affirme l’importance des soins et de l’attention portée aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne. Elle ne s’apprécie pas de manière conséquentialiste (à partir des conséquences) ou de manière déontologique (à partir d’une norme surplombante de comportements). Le mode d’examen de ces éthiques pratiques passe par l’observation critique et pragmatique du rapport à l’environnement : il conduit à valoriser les situations elles-mêmes plutôt que leur résultat. La transformation d’une rivière par des opérations collectives d’entretien apprend aux gens à se soucier de l’environnement et à coordonner les gestes mis en œuvre pour le sauvegarder. Évaluer une action à sa seule finalité présumée, par exemple le nettoyage d’une rivière, revient à la réduire à l’objectif affiché (Blanc 2013).
Expérimenter de nouvelles relations.
Dans l’ensemble, ces mouvements signalent le passage d’un militantisme de revendication à un militantisme d’actions ordinaires, synonyme d’un engagement personnel et collectif en faveur de l’environnement. Moins que la lutte pour des idéaux ou des institutions, les organisations environnementales de la société civile mobilisent des univers en relation à l’environnement comme des champs d’expérimentation susceptibles de mettre en mouvement une transition socio-écologique des territoires. Au contact avec les membres de ces groupes, on note un déplacement du cadrage, de « ce à quoi on s’oppose » à « ce qui importe » ou à « ce à quoi on tient » (Hache 2011) dans l’espace public. Si l’objet de « ce qui importe » varie en fonction des collectifs, le dénominateur commun repose sur l’accent qui est mis sur les relations à l’environnement (Chan, Balvanera et Benessaiah 2016) aux dépens du caractère fixe, statique, de l’environnement naturel et construit.
Les définitions multiples de l’environnement proposées par les enquêtés, par-delà les différents vocables sur lesquels l’accent est mis – biodiversité, développement durable, transition écologique, relocalisation – font intervenir le besoin de développer de nouvelles relations avec les vivants humains et non-humains aux alentours. La place qu’on donne aux vivants dans un environnement urbain dense et contraint, la façon dont on va comprendre finement comment interagir avec les vivants non-humains et comment ils interagissent entre eux, la manière dont on va favoriser les conditions de présence et d’épanouissement des vivants sont autant de questionnements récurrents parmi les environnementalistes apprentis et aguerris qui s’investissent dans ces collectifs.
Ces questionnements s’appuient et se nourrissent d’expérimentations quotidiennes effectuées par les militants. Le rapport à l’environnement passe par l’expérience plutôt que par la connaissance (Blanc 2008) (Blanc 2016). C’est très clair, par exemple, dans les associations d’apiculture urbaine, qui mettent en place des dispositifs complexes permettant de favoriser la vie d’un rucher et la pollinisation, et qui expérimentent des dispositifs de protection des abeilles face au fléau apicole des frelons asiatiques (Association R aux Lilas). La vie des champignons ou des oiseaux suscite des engagements collectifs passionnés, entièrement tournés vers la mise en place de relations diplomatiques et d’une « cohabitation » avec le vivant (Morizot, 2016). Ainsi, l’un des enquêtés, membre d’une association d’agriculture et d’élevage en Seine-Saint-Denis expliquait son projet de vignes anciennes sur la Plaine des Vertus comme étant celui d’un terrain d’expérimentation vini-viticole pour les agriculteurs (Association BU à Villetaneuse).
(Géo)politiques de l’environnementalisme ordinaire.
L’environnementalisme ordinaire se situe hors de la sphère politique institutionnelle ou partisane et tient à s’en distinguer. En clair, seule une minorité d’associations revendique avoir une action « politique », et l’ensemble de cette sphère citoyenne reflète des formes d’engagement qui paraissent relativement « dépolitisées ». Cela prend plusieurs formes, allant de processus de distanciation avec les partis écologistes ou avec les pouvoirs municipaux, jusqu’à des logiques de distinction avec d’autres types de collectifs – comme les syndicats par exemple – et des logiques de présentation de soi – via l’étiquette d’associations ou collectifs d’habitants ou de riverains par exemple. En revendiquant souvent qu’ils ne sont pas des « écolos », les groupes utilisent souvent le terme d’« environnement », à l’usage dépolitisé et plus englobant, comme un moyen de se distinguer d’une écologie politique partisane. Dans une commune du Val-de-Marne, le président d’une association de viticulture urbaine rappelle qu’ils « ne militent pas pour l’environnement comme les écolos (…) mais [qu’ils] boivent et mangent ce qu’[ils] produisent » (Association CS au Perreux-sur-Marne). Or, nous tenons à montrer que malgré ces allégations et cette prise de distance vis-à-vis du politique comme de la politique, les rôles qu’endossent ces collectifs participent du politique à plusieurs titres.
Des espaces infrapolitiques de négociation avec les pouvoirs publics municipaux.
Des arrangements informels.
Premièrement, puisque le fonctionnement de ces collectifs repose sur des arrangements informels permanents avec les pouvoirs publics, l’environnementalisme ordinaire ouvre un espace de négociation politique : il est en ce sens « infrapolitique ». Les enquêtés laissent entrevoir l’importance des arrangements informels, tant avec d’autres pans de la société civile – prêts et dons de matériaux, accès à des réseaux d’eau – qu’avec les institutions, et notamment avec les pouvoirs municipaux communaux ou d’arrondissement. Si les pouvoirs municipaux soutiennent de moins en moins les associations environnementales via des aides financières, ils jouent un rôle souvent incontournable en proposant des ressources matérielles – matières premières, outils, accès aux réseaux d’adduction d’eau et d’électricité – et en prêtant du foncier – local, terrain vacant, toit de bâtiment public, parcelle d’un parc public. Bien qu’importants, ces soutiens restent irréguliers et soumis à la conjoncture politique. D’autres arrangements officieux viennent en complément : une association de jardinage collectif de la Seine-Saint-Denis reçoit de l’aide de la part du service d’entretien des espaces verts par exemple, depuis que la municipalité a cessé de soutenir l’association (Association JP à Bobigny). Finalement, face aux subventions monétarisées relativement ténues dans un contexte d’austérité, priment le soutien matériel et foncier ainsi que les arrangements informels locaux.
Une politique du « troc ».
D’une part, du côté des collectifs et associations, en résulte une situation généralisée de précarité financière et foncière, bien que les membres la déplorent relativement peu, mettant plutôt en avant leur capacité à se saisir des opportunités, à faire beaucoup avec peu. Les enquêtés, souvent surchargés de tâches administratives et logistiques, se satisfont souvent de ce soutien matériel et foncier et des arrangements informels, qui finalement leur ménagent des espaces de souplesse et de respiration institutionnelle où ils peuvent évoluer avec une certaine « liberté » et selon un faible degré de structuration, caractéristique des formes d’engagement contemporaines (Ion, Franguiadakis et Viot 2005).
D’autre part, loin d’être dans une position attentiste ou soumise, les enquêtés rendent compte de négociations permanentes avec les pouvoirs publics municipaux, mettant en place des rapports de force non régulés et sans conventions. À l’échelle de la commune ou de l’arrondissement, l’environnementalisme ordinaire s’inscrit dans une politique de l’échange et de « troc » avec les pouvoirs publics locaux. Certains enquêtés interprètent ainsi le « soutien » de la part des pouvoirs publics locaux en termes de nécessités pour les municipalités de « faire des économies », tout en réalisant conjointement un gain en termes d’image positive.
Certaines associations développent des rapports de collaboration avec les municipalités et manifestent leur soutien afin d’obtenir du soutien en retour, espérant par exemple obtenir de nouveaux terrains à occuper ou davantage d’aides matérielles. Comme le résume un enquêté, fondateur d’une association dédiée à la viticulture urbaine : « Avec la ville on travaille en étroite collaboration, parce qu’on est dépendants d’eux, si on veut avoir quelque chose il faut qu’on leur fasse des choses, donc on participe à pas mal de choses » (Association LP au Perreux-sur-Marne). D’autres associations négocient en s’inscrivant dans un rapport plus contestataire, tentant d’orienter la prise de décision politique en leur faveur. En tout état de cause, négocier l’accès au terrain et aux ressources repose sur la participation permanente à des espaces de négociation politique avec les pouvoirs publics locaux.
Une substitution aux services publics.
Deuxièmement, l’environnementalisme ordinaire participe à pérenniser des formes d’investissement citoyen qui se substituent aux pouvoirs publics, en prenant en charge l’entretien de l’espace public. La demande croissante, de la part de la société civile environnementaliste, d’accès et de gestion des espaces publics participe certes à une forme de négociation et de « démocratie d’interpellation » (Talpin 2015), mais aussi à un mode de dévolution de l’action publique vers les citoyens (Ernwein et Tollis 2017). L’environnementalisme ordinaire témoigne d’un élargissement des modalités de contractualisation avec les organisations de la société civile pour la prise en charge d’activités ou d’espaces ayant trait à l’environnement. En ce sens, l’environnementalisme ordinaire renvoie aux sommations des citoyens à participer à l’entretien de la nature et est accueilli par les pouvoirs publics comme une nouvelle manière de gérer des espaces publics délaissés, particulièrement en contexte d’austérité (Jones 2002).
La nécessité pour les pouvoirs publics locaux de réaliser des économies tout en soignant conjointement leur image est palpable dans les entretiens. Une association de végétalisation des pieds d’arbre s’effare ainsi du maigre soutien financier obtenu par la mairie d’arrondissement, quand la végétalisation des pieds d’arbre éviterait à la mairie un coût environ 15 fois plus élevé (Collectif M à Paris 18e). Le collectif a signé une convention avec la mairie d’arrondissement stipulant par ailleurs que les pieds d’arbres soient plantés, entretenus et nettoyés. Régulièrement invités à des événements officiels, les membres du collectif expriment le sentiment d’une récupération « constante » par la communication environnementaliste des pouvoirs publics.
Une reconfiguration à bas bruit des espaces publics.
Troisièmement, si l’environnementalisme ordinaire est « dépolitisé », radical seulement en ses marges, il n’en joue pas moins un rôle politique à travers ses capacités à reconfigurer voire contrôler l’espace public.
Des « alliances interspécifiques » entre humains et non-humains.
L’environnementalisme ordinaire, via des « alliances interspécifiques » (Beilin 2017) entre humains et non-humains, joue un rôle non négligeable dans la reconfiguration des dynamiques socio-territoriales, pouvant aller jusqu’à des formes de contrôle implicite de l’espace public, manifestant un rôle politique. Si la pluralité des démarches et des perspectives citoyennes est irréductible, nous défendons que les manières de s’investir pour l’environnement local peuvent être interprétées dans la perspective d’un nouveau type de géopolitique, au sens où elles sont compréhensibles au prisme d’« alliances interspécifiques entre humains et non-humains » (Beilin 2017), qui permettent de soutenir ou de favoriser certains usages en commun du territoire. Ainsi, les modes d’action d’environnementalisme ordinaire peuvent être interprétés comme la création d’alliances entre collectifs humains et non-humains permettant d’accaparer, d’occuper, de détourner les usages conflictuels et pluriels d’un territoire. En ce sens, il s’agit moins ici d’axiologiser positivement ces modes d’actions, ni de postuler leur caractère transformatif, que de montrer la capacité de ces modes d’opération à recoder les relations entretenues avec l’environnement, dans un contexte urbain constitué de tensions et de rapports de force inégaux, ainsi que de collectifs multiples.
Dans plusieurs communes limitrophes de Paris, les apiculteurs urbains encouragent les habitants à fleurir leurs balcons et jardins pour favoriser la pollinisation et participer à la co-production d’un miel local de qualité et moins chimisé. Une AMAP d’une commune de la Seine-Saint-Denis mobilise chaque année ses amapiens pour aider son producteur de fruits dans le Val-d’Oise à poser des « confuseurs sexuels », qui empêchent les papillons de venir sur le verger et permettent ainsi de protéger ses récoltes. Les parterres fleuris des pieds d’arbre d’une association parisienne suscitent des rencontres quotidiennes entre des habitants aux langues, aux âges, aux classes et aux usages de la ville différents. Le caractère ordinaire de cet environnementalisme n’est ainsi que la forme invisible et quotidienne que prennent des alliances politiques entre humains et non-humains, qui agissent comme de puissants vecteurs de production des environnements urbains.
Conflictualités et contrôle des espaces publics.
Ces mouvements participent de luttes pour les communs urbains, telles que pour la qualité de l’eau ou de l’air, face à son appropriation et sa destruction structurelle par le mode d’urbanisation contemporain. Ils demeurent néanmoins ambivalents, traversés par des conflits, travaillés par des inégalités structurelles socio-économiques, culturelles et raciales (Schmelzkopf 1995), ainsi que porteurs de risques d’écogentrification (Dooling 2009). Andrew Newman (2011) a ainsi mis en évidence, à partir du cas des jardins d’Éole dans le 19e arrondissement, un quartier parisien à faible revenu et en majorité immigrant, les dynamiques de contestation entourant la mobilisation pour construire et concevoir le parc et son impact sur les inégalités de classe, de genre et ethno-raciales. Les résultats de ces mobilisations sont contradictoires, offrant aux habitants un nouveau moyen de faire face aux injustices, mais reproduisant les inégalités socio-spatiales.
Les usages qui sont faits du territoire à travers l’environnementalisme ordinaire rendent compte d’un usage politique via les modes d’occupation. Une association d’arbres fruitiers du 18e arrondissement est ainsi sollicitée par des collectifs pour installer des modules, associant des bancs et bacs à fleurs, dans des espaces publics d’un quartier défavorisé du nord de Paris, habité par de nombreux immigrants, mais aussi front pionnier de la gentrification. Un centre de travailleurs précaires a fait usage de ces bancs-bacs pour créer, dans un coin de rue inoccupé en face du centre, un espace de détente et de discussion. D’autres types de demandes, effectuées par des collectifs de riverains aisés, visent à déplacer ou prévenir les dégradations ou le squat d’un coin de rue en face de chez eux. Une association de viticulture et d’agriculture urbaine utilise les mauvaises herbes repoussantes, comme les orties, « pour éviter les visites » non souhaitées et les vols de légumes (Association CS au Perreux-sur-Marne). Ainsi, dès que l’environnementalisme ordinaire investit les espaces publics, les frictions entre groupes sociaux révèlent l’existence de conflictualités à bas bruit et la valorisation de l’environnement pour favoriser ou contrer certains usages de l’espace par rapport à d’autres.
Ces trois formes de géo-politiques, via la négociation, l’entretien, la reconfiguration, permettent de mieux comprendre ces modes d’engagement envers l’environnement et leur manière de participer à une construction ordinaire du politique. Dès lors, prendre en compte l’environnementalisme ordinaire comme étant d’ordre politique, c’est regarder la politique comme « ce qui est le produit d’une politisation, au sens d’un processus ou d’une opération qui ne consiste donc ni dans la saisie et l’appropriation par le champ politique d’un problème ou d’une question, ni dans l’attribution, à un enjeu ou un phénomène, d’une signification recevable par les acteurs du champ politique, comme le veut la définition restrictive, mais bien dans la capacité des acteurs sociaux à problématiser des questions, y compris les plus concrètes. » (Buton et al. 2016, p. 11). L’identification des logiques à l’œuvre dans l’environnementalisme ordinaire implique ainsi une reformulation du politique, en ce sens que ces actions participent d’un élargissement de l’expression d’une citoyenneté environnementale (géo)politique.
L’investissement des milieux de vie par les habitants correspond à une prise en charge de l’environnement local de proximité. Il s’agit non seulement de déployer une attention et des soins à l’égard des formes de vie territorialement ancrées, mais de contribuer à transformer l’environnement local, ce qui joue sur l’espace de dialogue avec les responsables et techniciens des collectivités locales. Ces pratiques discrètes, mais qui maillent l’espace de la métropole parisienne peinent, néanmoins, à inclure la diversité des relations à l’environnement et des préoccupations pour une justice environnementale. À observer le remplacement progressif de certains services publics par des projets portés par les collectifs de la société civile, il s’agit de s’interroger sur les relations entre le positionnement politique (ou infra-politique) de ces acteurs collectifs, leur pertinence en terme de production d’un environnement public (Blanc, en cours), l’aggrandissement des compétences citoyennes en matière de transition socio-écologique, et l’importance croissante des inégalités socio-spatiales et environnementales à différentes échelles.