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Sérendipité.

Lecture et fabrication d’un palimpseste : un mode d’emploi.

Marcel Roncayolo, Territoires en partage. Nanterre, Seine-Arche : en recherche d’identité(s), 2007.

Image1Nanterre, banlieue parisienne. « Entre les marécages et les hauteurs boisées, la plaine constituait un espace sec et dégagé, bien délimité, dont le sol fait de calcaire de Saint-Ouen et d’alluvions offrait des terres propres à la culture », raconte Anne Lombard-Jourdan (1994), citée par Marcel Roncayolo (p. 13). Il fallait commencer au début, en géographe. L’auteur, incontournable dans le champ de la recherche urbaine, nous offre une mise en perspective réjouissante du cheminement chaotique d’un espace marqué à la fois par le « télescopage » entre un projet grandiose et tertiaire et une banlieue ouvrière, par le rognage d’une ville du fait de l’extension d’une autre. Marcel Roncayolo nous propose une « dramaturgie » (p. 9) en trois actes. Lever de rideau.

Le premier acte inscrit le paysage nanterrien dans le temps long et en ébauche une lecture tripartite : le Mont Valérien sur lequel s’étage un habitat pavillonnaire en fines parcelles, la Seine et ses anciens bras que l’industrie et le chemin de fer occupent, l’entre-deux des terres cultivables à l’urbanisation foisonnante. Le temps, la ville, la production rattrapent la plaine alluviale, par le rail et les dimanchiers du 19e siècle, s’insinuant sur les territoires de la pêche et des cultures. Tout n’avance jamais au même pas. Télescopages (le terme est souvent repris) entre échelles de temps, heurts entre mondes distincts qu’une évolution structurelle fait soudain converger : on perçoit l’ombre du géant dans le tableau de Vlaminck, ce pêcheur que côtoient les « premiers signes d’un paysage industriel, quand tout bascule » (p. 21). Le temps accélère, c’est l’époque de l’industrialisation et du fordisme, l’apparition d’une boulangerie industrielle, d’un fabricant de voitures, d’ateliers de réparation des véhicules de chemin de fer ; le cycle s’essouffle vite, un autre démarre, celui du peuplement social d’après-Guerre, des « impulsions extérieures » (p. 29) qui bouleversent les fonctions de Nanterre : universités, préfecture, infrastructures et équipements, mais n’évitent pas les débordements ni la formation de bidonvilles sur des terrains appartenant en partie, déjà, à l’Epad (Établissement Public d’Aménagement de la Défense). La Défense n’est plus très loin. Déjà, les grands ensembles surgissent, suscitant des critiques quant à leur zonage, mais également au sujet de règles d’attribution des logements perçues comme incohérentes et à géométrie variable. Contrastes. La fragmentation du territoire est déjà produite lorsque La Défense arrive. Le Plan Prost (1935, approuvé en 1939), déjà, évoquait l’aménagement du rond-point de La Défense dans une perspective de décongestion du centre et de prolongement de l’axe prestigieux de la capitale. Elle émerge, portée par les pouvoirs publics, à partir des années 1950, et s’accélère au cours de la décennie suivante. Le projet de La Défense se heurte enfin aux revendications municipalistes, à un refus de l’embourgeoisement qui s’étend au rejet de la densité et de la destruction des tissus anciens. Le rôle tribunitien des édiles municipaux cède peu à peu la place, à la fin des années 1980, à une participation active, non exempte de conflits : en témoigne le mouvement de protestation, largement suivi en 1990 à plusieurs niveaux (Ville, Départements, Région), lorsque Michel Delebarre, alors Ministre de l’Équipement, confirme les orientations du gouvernement Rocard et exprime son souhait de maintenir le contrôle du territoire par l’État (p.77).

Le deuxième acte est un arrêt sur image(s), que l’auteur situe volontairement au début des années 1990, à l’orée du projet Seine-Arche, vaste projet d’aménagement et de prolongement de l’axe historique Arc de Triomphe/La Défense. Cette pause est aussi une invitation au cheminement, à une promenade observante : comprendre le tissu urbain, c’est aussi le parcourir, l’infiltrer, combiner sa propre déambulation avec la connaissance historique et géographique de ces éléments, temporels et physiques, qui tissent la ou les formes urbaines. Il y a du Vidal de la Blache et du Dion en Roncayolo, ce dont l’auteur ne s’est du reste jamais caché. De ces cinq petits voyages au cœur du pays nanterrien, le lecteur regrettera peut-être qu’ils ne sont pas conçus comme itinéraires véritables. Mais ils laissent percevoir les enjeux d’un territoire fragmenté de l’intérieur et tiraillé par des logiques globales à l’œuvre.

Localement se croisent et s’entrelacent voies en surplomb, emprises ferroviaires, traces industrielles ; cette lecture « par casiers » (p. 56) croit percevoir, fugaces, des lieux de centralité : le quartier ancien, au capital plus symbolique que réel ; le quartier de l’Université, construit en juxtaposition et à la centralité échouée ; et cette arrière-cour de La Défense où l’on souhaita jadis créer un autre paysage, un pendant au tout-économique. Marcel Roncayolo est lucide : « c’est bien une perspective immobilière qui dirige les affaires » (p. 66). Aux Groues, non loin de la Folie et de la gare de Nanterre-Université, de même que dans le Petit-Nanterre, se conjuguent la forte empreinte ferroviaire et les difficultés sociales : requalifier y est une exigence, mais on s’y dispute sur le « comment ».

À une échelle plus large, Nanterre regarde ailleurs, vers la métropole. Son Université a vocation métropolitaine, son territoire présente tantôt « un air de Défense » (p. 66), tantôt des indicateurs sociaux au rouge. Ici se heurtent violemment les deux échelles : il en résulte une inadaptation entre emplois offerts et résidents, entre les pendulaires qui habitent ailleurs et un recrutement local trop faible. Il manque une capacité de formation professionnelle pour la jeunesse locale ― et 80% de l’emploi nanterrien est désormais tertiaire. Les stratégies d’évitement, dès les premiers niveaux scolaires, replacent l’école et la carte scolaire dans la réflexion sur l’avenir du territoire.

L’intrigue s’accélère dans le dernier acte. Marcel Roncayolo décrit ce qu’il estime être une « œuvre urbanistique » et une « opération économique et culturelle » (p. 77). Le final, en bonne et due forme, déroule sa chronologie en trois scènes et précise toute la complexité ― au sens étymologique du terme ― de la trame. Acteur majeur disposant d’un large contrôle du foncier, l’État met en œuvre une oin (Opération d’Intérêt National) qui, imposant le couple emploi/résidence, projette de créer « de la ville » et d’éviter une Défense bis. Acteur montant, à la faveur des lois de décentralisation, de l’appui grandissant de l’associativisme militant, mais aussi de la bulle spéculative qui, en 1992, se charge d’affaiblir l’Epad, la municipalité, conduite par Jacqueline Fraysse, maire communiste élue en 1988, s’acharne contre la spéculation des terrains résultant du projet, contre une politique de peuplement propre à diminuer la part de logements sociaux et à favoriser une population de cadres, contre enfin la perte du droit de préemption, garant du contrôle territorial.

Ironie bien révélatrice : lors d’une « course aux concours » à qui imposera son projet, la Ville et l’Epad aboutiront, en 1990, aux mêmes choix fondamentaux. La lutte est moins celle de conceptions antagonistes sur la ville qu’un conflit de pouvoirs. L’affaiblissement de l’Epad, à partir de 1992, permettra à la Ville d’affermir sa position et de gagner le soutien de la population. Les négociations déboucheront, à partir de 1998, sur une convention donnant à la Ville de larges responsabilités, partiellement financées par l’État (libération du foncier notamment), et créant en même temps l’Epa Seine-Arche qui lance en 2001 un marché dit « de définition » dont le dénouement, considéré comme un acte de pacification, est un axe légèrement recourbé dans le prolongement de La Défense. Un happy end anecdotique ? Peut-être. La question des Groues reste suspendue aux logiques diverses, entre projets extérieurs et sectoriels qui en font un pôle logistique et élaboration du Plan Local d’Urbanisme qui, quant à lui, incite plutôt à la prudence. Il n’est pas sûr que les Groues sortent indemnes de ces incertitudes. Il n’est guère plus sûr que le projet Seine-Arche se suffise à lui-même, ni encore que la création d’un cadre et d’un paysage suggère une attractivité et une capacité à recomposer, en le réunifiant, l’espace nanterrien (pp. 102-103). « Seine-Arche suscite son propre dépassement », conclut Marcel Roncayolo.

Entre ouvrage de vulgarisation et « beau livre », s’appuyant sur une très riche documentation maniant l’œuvre artistique et de récentes photographies aériennes, n’oubliant pas les dessins et plans de projets ni les cartes postales anciennes, Marcel Roncayolo propose un fort bel ouvrage s’adressant à un public très large. Il porte en cela les défauts de ses qualités : si la critique transparaît ici et là, si le questionnement est constant quant au devenir d’un secteur géographique porté ou délaissé par plusieurs logiques contradictoires, tous deux cèdent le pas, à l’occasion, à une description trop passive, trop mémoriale, aussi lisse que ce Capitole, « carcasse de l’usine Citroën […] habillée de verre » (p. 48) mais avant tout, ajouterions-nous, témoin des nouveaux investissements qui touchent la commune, la tertiarisent et participent à une évolution sociodémographique dont le contrôle par les pouvoirs publics n’est pas garanti dans le projet Seine-Arche. Le questionnement demande à être élargi : à l’instar de La Défense, vaste complexe d’origine publique dont les fruits furent récoltés, bien souvent, par les firmes privées, l’après-Défense (dans sa double acception temporelle et spatiale) déterminera-t-il une envolée des prix fonciers et immobiliers, entraînera-t-il, au nom de la mixité sociale comme ailleurs, une aggravation de la situation des plus fragiles dans certains quartiers en marge du projet, constituera-t-il finalement un facteur de déséquilibre territorial ? Questions sans réponse ; la conquête de Paris, décrite par Marcel Cornu (1972), s’élargit à l’Ouest, laissant poindre les mêmes craintes. Non, mesdames et messieurs, le spectacle n’est pas terminé.

Marcel Roncayolo, Territoires en partage. Nanterre, Seine-Arche : en recherche d’identité(s), Paris, Parenthèses, 2007, 112 p., 22 euros.

Résumé

Nanterre, banlieue parisienne. « Entre les marécages et les hauteurs boisées, la plaine constituait un espace sec et dégagé, bien délimité, dont le sol fait de calcaire de Saint-Ouen et d’alluvions offrait des terres propres à la culture », raconte Anne Lombard-Jourdan (1994), citée par Marcel Roncayolo (p. 13). Il fallait commencer au début, en ...

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