Qu’est-ce que l’Europe ? La question ne se pose pas seulement dans les termes imposés par d’anciens projets de Traité constitutionnel. Passons aussi sur les légendes de référence, plus ou moins reconstruites à dessein. Passons non moins sur toute une série de déterminations géographiques ou historiques que l’on cite à tout propos, et, pour dire qu’elles ne sont pas toujours vaines, sans lesquelles il ne serait même pas possible de repérer un tant soit peu l’objet de notre interrogation. La question se pose donc. Mais sans doute pas dans une telle formulation, en termes d’essence. Disons plutôt, en termes politiques et philosophiques.
On peut donc fort bien ouvrir l’interrogation de manière géographique. À condition de remarquer ceci : en ayant recours à ce cadre même, les cartes de géographie, beaucoup croient appréhender clairement et totalement ce qu’est l’Europe. Pourtant, et c’est sur cette interrogation que s’ouvre cet ouvrage, que se passe-t-il « quand les cartes commencent à osciller, ou quand les ancres sont arrachées de leur point de fixation » ? N’est-ce pas effectivement notre situation, à l’heure où la mondialisation tend à déployer un système-monde sans frontières, et à l’heure où nous nous apercevons qu’il vaut mieux parler moins d’Europe et plus d’Europes ?
À moins que nous ne décidions, par exigence de pensée, de faire varier les échelles des représentations dans l’espace et dans le temps, afin de prendre nos distances avec le statu quo. C’est à nouveau ce que se propose d’accomplir le Groupe de penseurs qui porte le nom de la Riponne, dans cet ouvrage récent composé des textes de neuf des auteurs de ce groupe de recherche. Ce groupe de philosophes suisses, dont nous avons déjà parlé dans une chronique précédente et ici très largement amplifié par rapport aux voix entendues à la radio [1], s’est décidé à reprendre la question de savoir « qui, quand et où ? » l’Europe est. Non sans prendre un parti, celui de s’élever contre les barrières qu’elle dresse sur ses bords au nom d’une logique identitaire.
Aussi cet ouvrage, dont le titre est porté par une évidente référence nietzschéenne, et qui ne nous vient des marges de l’Union européenne que parce que la Suisse est bien (culturellement) européenne [2], se construit comme une véritable expérience de pensée destinée à nous tourner moins vers le passé (ressort de la question des soi-disant racines de l’Europe) que vers l’avenir (ressort d’une posture intempestive).
Des défis.
Plutôt que de rendre compte de cet ouvrage en procédant linéairement, suivant alors ce que les textes nous proposent dans la diversité de leurs soucis, de leurs références ou de leur tonalité, — et au risque par ailleurs de redoubler ce que nous avons déjà écrit sur le Groupe de la Riponne — relevons les défis auxquels les Européens sont exposés, tels qu’ils sont mis au jour par les différents auteurs. Cette liste de défis n’est pas exhaustive, mais elle facilite l’approche de l’ouvrage par les membres actifs de cette Europe dont nous cherchons à cerner les contours :
Premier défi : le principe démocratique doit-il être confondu avec le capitalisme ?
Deuxième défi : peut-on être démocrate et rester animé par des motifs révolutionnaires tout en jugeant qu’il vaut mieux cesser d’être révolutionnaire selon l’ancien modèle ?
Troisième défi : définir le régime qui a son avenir devant soi, et qui serait capable de favoriser une unité de la cité dont la fonction ne serait pas de surmonter ses divisions par leur déni (la violence, la purge), ce qui revient à définir un immaîtrisable nécessaire au sein même de la société démocratique.
Quatrième défi : définir la souveraineté (européenne) de référence, ici conçue dans les mots du philosophe Étienne Balibar comme « déploiement de l’autodétermination du peuple avec pour exigence éthico-politique corollaire de “supprimer ce qui sépare le peuple de lui-même” ».
Cinquième défi : en fonction de ces questions, définir l’Europe comme institution politique. Et cela, sans doute, en répondant aux affirmations abruptes d’Alain Badiou, selon lesquelles « L’Europe est une catégorie de l’économie, éventuellement une catégorie de l’État. Ce n’est ni une catégorie possible de la politique, ni une catégorie nécessaire de la philosophie. L’Europe, par conséquent, vide ou évide la pensée » (cité p. 39).
Ces cinq défis, dont la formulation est conçue à partir du travail de Claude Lefort, mais aussi de références à Friedrich Nietzsche et à Jean-Luc Nancy, ont pour ressort le fait historique selon lequel la démocratie a pour cœur l’évidement progressif des garants transcendants de l’ordre du monde et la dissolution des repères de la certitude, double trait auquel doit s’ajouter désormais le fait contemporain que la vérité de la démocratie doit se laisser aussi comprendre à partir de l’échec des projets révolutionnaires du 20e siècle.
Des confusions.
Autrement dit, l’Europe est d’abord un nom complexe. Un objet de confusion, probablement aussi. Les propositions qui se bousculent autour de ces interrogations sont cependant aisées à établir.
La première reconduit l’Europe à l’ici et maintenant de l’Union européenne et de ses impuissances. Mais est-ce de cela dont parlent les philosophes, dont ceux de la Riponne ? Et d’ailleurs de quelles impuissances parlons-nous ? Pour qu’il y ait des impuissances, il faut qu’existe aussi de la puissance. Quelle est donc la puissance de l’Europe ? Le marché ? Peut-être. Mais aussi le risque d’un impérialisme européen. On en parle moins (l’ouvrage le suggère par deux fois sans développer vraiment cet aspect des choses).
La deuxième recentre le débat sur l’héritage européen. Évidemment, les philosophes de la Riponne refusent le très vieux débat portant sur le passé grec conçu immédiatement comme l’héritage légitime de l’Europe. Ils savent trop que la référence est biaisée. Quant à la trilogie Athènes, Rome, Jérusalem, elle n’est guère plus satisfaisante. En vérité, c’est la question elle-même qu’il faut interroger. Qu’est-ce qu’hériter ? Hériter, c’est se heurter d’abord à la double impossibilité de reprendre le passé et d’en faire table rase. Mais d’une part, le passé n’existe que reconstitué et retravaillé sans cesse et d’autre part, l’héritage, nous le recevons avant même de le choisir. À nous de savoir comment nous voulons nous l’approprier ? Vieille problématique de laquelle le poète René Char a été longtemps le meilleur commentateur (avant les plus récents, Jacques Derrida, …).
Toutefois, que tirer de cela ? Ceci : que l’Europe correspond en vérité d’abord à l’impuissance d’un nom. L’impuissance d’une identification, qu’il serait d’ailleurs souhaitable de maintenir comme telle. Et sur ce plan, Christian Indermuhle a raison d’indiquer qu’il s’agit, pour nous, de « penser ce qui inquiète l’identification de cette puissance » (p. 58).
Il a non moins raison d’insister sur ce point, que nous redonnons à lire : « Existe-t-il des critères culturels pour déterminer l’ouverture ou la clôture de l’Europe ? La question de savoir ce qui culturellement borde l’Europe, lui fait face ou en diffère suppose un type de discours habilité à le dire, légitimé à parler de l’Europe ou pour « sa » « culture », et à la « cerner » en en déterminant l’« identité » ou le « profil » » (p. 73).
Des fondateurs.
L’ouvrage est constitué d’articles rédigés par les personnes citées ici, mais aussi de contre-propositions placées au terme des articles et destinées à nous faire réfléchir sur ce qui vient d’être lu. En voici une, bien dans le ton de la question organisatrice de l’ouvrage : « Sur les fonds baptismaux de l’Europe, il y avait pêle-mêle et pour aller vite le spectre de la Shoah et des fascismes, la Déclaration universelle des droits de l’homme, un colonialisme en voie de décomposition mais encore animé du fantôme de l’homme-blanc-chrétien-civilisateur et vecteur de progrès, la hantise d’un communisme totalitaire à visée impériale et une économie mise à sac par cinq années de guerre (p. 100) ». Du coup, la question développée dans ces pensées intempestives, à savoir « si cette Europe doit et peut être comprise comme une réponse, quelle est, au juste, la requête qui la hante ? », prend une autre teneur.
Cela étant, il est vrai, pas d’Europe sans une certaine conception de la liberté. Mais dans quel horizon se laisse-t-elle penser ? Ne revenons pas sur les propos tenus par Emmanuel Mejia, que nous avons déjà résumés dans un autre article, mais rappelons que l’Europe a bien joué un rôle dans la constitution de l’équation : Europe = Liberté (et sa réciproque, par colonisation interposée). Mais qu’est-ce que l’Europe voulait dire au monde par cette équation ? L’Europe pourrait-elle être le foyer d’une conception de la liberté qui ne soit pas rabattue sur la propriété ?
De l’Afrique.
Au coeur de ces questions, bien d’autres parfois abordées (celle du Japon par exemple, de l’Orient et de l’Occident [p. 59 à 76]), mais surtout cette autre qui n’est jamais assez développée : l’Afrique, « devenue, selon le mot du président Abdoulaye Wade, une vaste passoire pour toutes sortes de trafics » allant des faux médicaments aux drogues, en passant par les diamants, les armes, les oeuvres d’art volées, le tourisme sexuel, les animaux protégés, les enfants-soldats (p. 18). Un paradis pour européens en mal d’exploitation ?
Prenons la question par un autre biais. Qu’en est-il donc de la philosophie « africaine » ou de la philosophie en Afrique, alors que notre rapport occidentalo-européen à l’Afrique est profondément marqué par l’idée selon laquelle l’Europe a le monopole de la philosophie et de la vérité, et par des textes parfois difficiles à assumer (chez Immanuel Kant, par exemple, mais aussi chez Gwf Hegel dont le propos européocentrisme, dans La Raison dans l’histoire, confine au racisme) ? L’une (la philosophie africaine) ne va pas sans l’autre (l’Europe), puisque l’Europe est aussi le foyer de constitution de l’anthropologie, dont on peut affirmer à juste titre qu’elle contribue à définir une élaboration cognitive d’une rencontre avec des individus appartenant à des cultures éloignées afin de construire une compréhension de ces diversités culturelles). Il fallait bien deux chapitres entiers de cet ouvrage pour ouvrir d’autres horizons qui ne soient pas seulement ceux de la résistance anti-coloniale (à la pensée de Lucien Lévy-Bruhl) ou de la négritude (F. Fanon, L-S. Senghor, A. Césaire).
Citons d’abord quelques ouvrages de référence, autour desquels s’établit la discussion (négation de la conception du monde africaine, ou au contraire idéalisation de celle-ci en contrepoint d’une dénonciation de l’Europe rongée par le « matérialisme », …) :
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Jean-Godefroy Bidima, La philosophie négro-africaine, Paris, Puf, 1995 ;
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Elungu Pene, L’Eveil philosophique africain, Paris, L’Harmattan, 1984 ;
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Placide Tempels, La philosophie Bantoue, Paris, Editions Présence africaine, 1961 ;
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Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique en Afrique actuelle, Yaoundé, Cle, 1971.
Il convient donc de revenir sur la distinction entre une philosophie en Afrique, une philosophie de l’Afrique (régionale ?) et une philosophie africaine (ethnique ?). À quoi il est possible d’ajouter une philosophie académique africaine, largement marquée au sceau des influences anglo-saxonne ou française selon les zones considérées. Mais l’auteur de l’un de ces articles en question (Zachée Betché) ne s’en arrête pas à un tel constat. Il s’intéresse surtout à la manière dont l’ethnophilosophie peut être une donnée pertinente dans l’espace postmoderne. Non seulement elle révèle que l’occidentalocentrisme constitue surtout une loupe unifiante de l’Européen qui défigure le monde non-européen suivant le catéchisme reçu, mais encore, elle élabore le projet d’un comparatisme croisé entre l’Afrique et l’Europe susceptible de contrecarrer l’effectivité de la mondialisation.
Reste à savoir évidemment dans quelle mesure la philosophie africaine évite de se contenter d’obliger à reconnaître seulement le savoir africain (la réhabilitation de l’homme noir) ou de transformer en philosophie les conceptions de la vie de tel ou tel peuple (la centralité de l’ethnos dans le discours philosophique africain). L’auteur nous détaille ainsi la position du missionnaire belge africaniste Placide Tempels (sur l’univers bantou notamment) dont la position demeure liée à une volonté évangélisatrice conçue comme une démonstration de l’égalité entre humains, via l’universalisme sotériologique de la mission religieuse.
Prolongeant la discussion, c’est l’arbre à palabre qui devient le centre du débat, puisqu’on nous en fait la proposition. Au demeurant, si on n’est pas convaincu, la démarche mérite qu’on s’y arrête : « Aujourd’hui, le risque de totalisation inhérente à l’idéologie unidimensionnelle est une menace contre l’être », telle est l’option de départ. Alors, il conviendrait de refuser les réconciliations muettes qui refusent toute remise en question. Telle pourrait être, réalité ou métaphore, la fonction de l’arbre à palabre : « cette agora traditionnelle africaine, qui laisse place au débat, le lieu ou les idées contraires sont reçues et où elles peuvent se confronter sans s’enfermer » (encore ne soulève-t-on pas le problème de la fonction gérontocratique dans l’arbre à palabre).
Conclusion provisoire ?
Le titre de l’ouvrage est à prendre au sérieux. L’Europe y est posée au pluriel, et la question est bien celle de son caractère intempestif. Bien des choses ont effectivement été dérangées au fil de la lecture. Et on ne saurait trop conseiller cette dernière à ceux qui veulent considérer la question de l’Europe avec rigueur.
Mais revenons une dernière fois à l’Europe. Non seulement l’Europe se dit de plusieurs façons, mais l’Europe a une histoire multiple qu’il est temps de mettre au jour contre toutes les unités factices. Enfin, l’Europe n’existe pas sans pensée de l’autre.
Ceci rappelé, les auteurs mettent bien au crédit de l’esprit européen cet élément, focalisant heureusement désormais les analyses, la traduction et la traductibilité des langues. Il est résumé de la manière suivante : « L’Europe en revanche traduit. La traduction fait partie de la spécificité de son auto-création. Peut-être même que la langue de l’Europe est la traduction » (p. 205) [3].
Groupe de la Riponne, Europes intempestives, Paris, Van Dieren Editeur, collection Par Ailleurs, 2006. 20 euros.