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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le rythme singulier et créatif de l’itinérance.

Le détour et le rythme irrégulier de l’itinérance récréative.

L’itinérance récréative est une pratique spatiale mobile qui comporte un déplacement selon un itinéraire décidé à l’avance, dont on admet la modification au gré des imprévus et des envies. Elle peut être pratiquée pour des durées plus ou moins longues (de quelques heures à quelques semaines, mois, voire plus) ; à travers des milieux divers (naturels, ruraux, urbains) ; avec des modes de déplacement doux ou motorisés ; sur des routes goudronnées, forestières, ou bien des sentiers ; seul, en couple, ou à plusieurs ; en allant d’un point A à un point B (ligne AB), voire en revenant par le même itinéraire (ligne A/R), ou un autre (curviligne A/R), ou bien en effectuant une boucle (boucle) ; avec ou sans le support d’un organisateur externe.

La modification de l’itinéraire revient à faire un détour spatial, qui consiste à changer de chemin, emprunter une variante, un raccourci, s’arrêter avant la destination initialement prévue, changer de chemin… D’autres détours, physiques ou mentaux, adviennent dans l’itinérance qui comportent le plus souvent le réajustement de la posture selon le terrain, un arrêt devant un obstacle, un phénomène naturel qui nous attire, un élément patrimonial qui nous parle, un toponyme qui nous intrigue, ou encore un événement qui nous interpelle, une rencontre impromptue … le détour est au cœur de la définition de l’itinérance. Pour résumer, et en empruntant des critères de classification utilisés pour la marche par Wunderlich (2008), l’itinérance est une pratique qui se situe entre la marche finalisée (cf. « itin- », itinéraire) et la marche discursive (cf. « -erance », errance), par le biais du détour. On utilise ici un jeu de mots particulièrement pertinent, bien qu’évidemment l’étymologie nous renvoie plutôt, tout simplement, au fait de réaliser un itinéraire. Cette mise en parallèle avec la classification qu’utilise Wunderlich pour analyser la marche n’est pas tout à fait anodine. En effet, pour les intérêts de notre problème de recherche, qui consiste à s’interroger sur le rôle du corps dans l’itinérance récréative, nous n’en étudions que des formes douces, y compris l’itinérance en marchant. Nous étudions aussi des itinérances comportant des diversités de terrain, et sans aucun support d’un tiers du type agence de voyage, tout en diversifiant les autres critères (Kirschner 2017).

En raison du détour, l’itinérance se caractérise par un rythme irrégulier. Or, la notion de rythme a été le plus souvent mobilisée en sciences humaines et sociales à propos d’éléments structurels et non pas individuels ou relationnels de la pratique spatiale. Par exemple, dans l’analyse sociologique de l’itinérance récréative en tant que rythme slow, en référence au mouvement slow, et, par-là, transmoderne (Corneloup 2012 ; 2011). Cette analyse mobilise tout particulièrement la mesure du rythme, l’allure (lente) du pratiquant, en tant que forme de résistance à la société moderne et postmoderne caractérisée par la vitesse. On retrouve cette approche en géographie dans les travaux d’Edensor (2012), tributaires de la rythmanalyse de Lefebvre, qui ont plus particulièrement analysé, au niveau collectif, l’alternance entre adaptation à l’espace par la régularité du rythme et la production d’espace par l’improvisation.

Si elle ne permet pas d’expliquer la singularité des détours dans l’itinérance récréative, l’approche par la lenteur permet néanmoins d’accéder au phénomène d’immersion dans le milieu de pratique (naturel, dans le cas de Corneloup) qui caractérise l’itinérance récréative. Ce phénomène donne lieu à la résonance, que Rosa (2018) propose comme antidote à l’accélération et définit en opposition à l’aliénation. La résonance est un rapport vibratoire au monde de l’ordre de l’empathie qui permet au sujet de se sentir porté et protégé, et in fine de vivre une vie bonne. En géographie, Wunderlich (2008), s’inspirant des travaux de Tuan, Ingold, et Rodaway, se réfère à la marche, et en particulier la marche discursive, comme un mode de perception impliquant tous les sens, et en particulier la vue, le toucher entendu comme une faculté globale haptique d’éprouver un contact avec l’environnement, et la kinesthésie ou sens du mouvement. Grâce à ce mode de perception le sujet acquière le sens de l’espace et de soi-même. L’immersion corporelle, avec son corollaire de résonance, et de sentiment de l’espace, sont sans doute opérants lors du détour singulier dans l’espace de l’itinérance récréative ; reste à comprendre comment de cette immersion peuvent émerger des contenus singuliers qui peuvent amener certains pratiquants à repenser leur trajectoire de vie et à lui donner concrètement une nouvelle impulsion dès le retour, comme constaté lors de notre premier terrain de recherche sur l’itinérance récréative (2017).

L’approche « slow » montre ainsi des limites dans le cadre de notre recherche. Ce qui semble compter en effet dans l’itinérance, eu égard au processus créatif qui s’y déploie, ce n’est pas tant le ralentissement dans l’absolu, qui favoriserait une immersion. Ce qui compterait, au fond, c’est le changement de rythme compte tenu du contexte, qui brouille les répères, créé des sensations nouvelles, refocalise l’attention sur ce que l’on voit, perçoit, et traverse différemment. L’individu se met à réfléchir autrement. Ce résultat peut être obtenu en marchant plus lentement en ville, alors que dans l’absolu, ce déplacement est plus rapide que celui d’un automobiliste à la campagne.

Dans notre effort de compréhension de la singularité et de la créativité du détour, et, par-là, du rythme, dans l’itinérance récréative, le concept de la correspondance entre flux des matériaux et conscience sensorielle relevant du paradigme relationnel et performatif (Ingold  2013) sert de point de départ. Ce concept se focalise non pas sur l’intentionnalité du sujet (par exemple, fuir ou résister à la société moderne, à l’aliénation, se sentir mieux, se sentir soi-même), mais sur son état de présence à la situation. Ce qui est mis en évidence n’est pas tant la construction d’un nouveau sens de l’espace et de soi, mais le processus concret de création d’une trajectoire. Ce concept répond en tout point aux exigences d’une pensée rythmique énergétique (Laplantine 2005), qui se propose d’analyser non pas la mesure du rythme, ou les formes, régulières ou irrégulières qu’elles soient, du rythme, mais sa nature processuelle, aboutissant à une transformation. Connaître le rythme permet de connaître non pas l’être, mais le devenir. Cependant ces approches ne permettent pas d’expliquer totalement les mécanismes à l’œuvre dans le détour dans l’itinérance, lorsque la correspondance produit non pas seulement la modification de l’itinéraire et tout autre détour, mais aussi la transformation de la trajectoire de la vie du pratiquant à son retour chez lui, hors contexte de l’itinéraire.

Or, sur la base de nos données de terrain, le pratiquant expérimente bien une correspondance dans la situation actuelle d’itinérance qui génère des détours, mais ces détours peuvent aussi ouvrir sur d’autres niveaux de sens, notamment biographiques, qui peuvent inspirer la transformation existentielle finale. Tout se passe comme si le rythme par lequel le pratiquant se met en correspondance avec son environnement de pratique se propage dans les autres sphères de son existence. Il y a le moment de correspondance mais il y a aussi une notion d’avancement, de progression, d’évolution. Il s’agit donc de mieux étudier le détour et les aspects corporels de celui-ci pour mieux comprendre le rythme et ses enjeux dans l’itinérance récréative. Si le terrain de thèse (Kirschner 2017) a permis de mettre à jour le processus global de changement initié par l’itinérance, un autre terrain, plus récent, a permis de commencer à aborder finement les dynamiques corporelles à l’œuvre dans ce processus. Ce terrain a été conduit dans la première moitié de l’année 2019 à l’occasion d’une mission de recherche-action visant à développer une animation territoriale autour de l’itinérance, dans trois Parcs Naturels Régionaux en Auvergne-Rhône-Alpes (Bauges, Vercors, Baronnies). Lors d’une co-pratique d’itinérance avec une habitante du PNR des Baronnies, nous avons pu expérimenter la créativité corporelle dans l’itinérance récréative le rôle que joue le rythme dans ce contexte. Il s’agit d’une toute première tentative de mettre à jour ces mécanismes, dont la spatialité se limite au registre du loisir et au milieu rural. Cependant, nous retrouvons dans l’environnement traversé une richesse d’éléments : objets, bâti en fonction ou en ruine, traces du travail de l’homme… En vertu de cette richesse, ces premiers résultats pourraient servir de base pour l’analyse individuelle et relationnelle des rythmes dans d’autres pratiques spatiales mobiles comme le déplacement urbain, aux multiples registres de spatialité.

La notion d’environnement utilisée dans notre argumentation se réfère aux travaux d’Ingold et à son approche relationnelle de l’espace, mais il ne s’agit pas bien entendu de la seule signification de ce terme en géographie. Pour l’expliciter, nous allons faire un (très court) détour par la catégorisation des « espèces d’espace » légitimée par la communauté de chercheurs qui ont contribué au Dictionnaire de Lévy et Lussault (2013). Ces catégories comprennent l’espace proprement dit, mobilisant la rationalité qui analyse les positions et places des objets et des individus dans l’espace; les catégories du territoire (hors acception administrative), du paysage, et du lieu, chers à la géographie culturelle, mobilisant le registre symbolique qui manie la dimension figurative des objets spatiaux; le milieu, mobilisant les cinq sens et la proprioception (sens haptique), ce qui permet d’attribuer à l’espace non seulement une substance mais aussi un prédicat; le réseau, dans une approche fondée sur la connexion entre tout acteur humain et non humain. Toutes ces catégories considèrent l’individu comme un acteur dans l’espace, qui, par la médiation de son activité ou de ses perceptions, peut opérer une modification, matérielle ou imaginaire, de celui-ci. D’autres catégories existent, dont celle d’environnement, qui permettent d’étudier la relation performative entre l’individu et l’espace, qui éventuellement génère un tiers (une idée, une prise de décision, une autre action…), en prenant en compte le mouvement de l’individu à travers l’espace et donc le registre performatif. C’est bien ce registre et ses produits qui caractérisent l’itinérance, en plus des autres, y compris du registre sensoriel (ou alors le registre sensoriel de l’itinérance est à considérer comme élargi au sens du mouvement, cf. Berthoz, 1997).

L’étude de l’itinérance devient ainsi l’occasion d’approfondir l’analyse de l’espace, d’élargir son champ catégoriel, voire d’opérer un saut trans-catégoriel, par l’inclusion du registre performatif. Qu’en est-il de la notion d’espace quand celle de l’individu n’est plus celle d’un acteur immobile, sédentaire, mais d’un individu mobile ? La notion d’environnement, entendu au sens de l’espace du maillage individu-environnement dans une approche relationnelle, permet bien d’étudier cette relation performative, qui peut advenir en tout milieu : rural, urbain, mixte, dès lors qu’on étudie des relations individu-espace en mouvement. Cette définition, comme nous l’avons déjà dit, n’est pas la seule possible. Deux définitions d’environnement sont en débat dans le Dictionnaire de Géographie. La première est l’ « Ensemble des réalités extérieures à un système, notamment un système social, conditionnant son existence et interagissant avec lui. Spécialement, les réalités biophysiques comme environnement des sociétés. » (Lévy & Lussault, 2013, p. 342), ou encore « le monde biophysique transformé par l’homme » (Ibidem, p. 342). Dans cette première définition, il y a une médiation respectivement par la perception et l’activité qui modifient l’espace. La deuxième définition est la plus intéressante pour nous, car elle mobilise la notion de prise, vers l’espace-prédicat et le registre sensoriel : « Parmi les réalités sociales, un environnement est un englobant sur lequel l’englobé a prise. Il se différencie de deux autres composantes fondamentales du monde social : l’acteur et l’objet. » (Ibid., p. 343).

Malgré ce positionnement intermédiaire du curseur entre Sujet et Structure, l’environnement ainsi défini demeure encore en deçà de l’espace de l’itinérance, qui, de par le mouvement à travers l’espace, intègre dans une même action l’individu et l’espace parcouru et aboutit à une création ultérieure. Pour cela, il convient de changer d’objet de recherche, et au lieu de se focaliser sur l’individu, les objets et/ou l’espace, pour ensuite en saisir le rapport, de prendre comme objet d’étude la relation elle-même, qui est caractérisée avant tout par le mouvement et le devenir à travers l’espace. Pour Ingold, l’environnement est aussi tous les objets qui se trouvent dans l’espace – l’environnement-avec-des-choses – et les individus, parmi d’autres organismes et choses, y créent un maillage de trajectoires. La ligne, et non plus le point ou l’étendue, devient la forme organisatrice de la pensée géographique : « Mais la relation n’est pas entre une chose et une autre, entre l’organisme « ici » et l’environnement « là-bas ». C’est plutôt un sentier le long de la vie. Ni commençant ici ni se terminant là, ni inversement, le sentier serpente entre ou au milieu de la racine d’une plante ou d’un ruisseau entre ses rives. Chacun de ces sentiers n’est qu’un brin dans un tissu de sentiers qui forment ensemble la texture du monde vivant. Cette texture est ce que je veux dire quand je parle d’organismes constitués dans un champ relationnel. C’est un champ non de points interconnectés mais de lignes entrelacées ; pas un réseau mais un maillage. » (Ingold, 2011, pp. 69-70) [1].

Pour plus d’accessibilité du propos, le terme « environnement » sera néanmoins utilisé pour se référer à cette catégorie d’espace, tout en sachant que ce qui est étudié, et qui advient en itinérance, est bien une trans-catégorie, de l’ordre du maillage, et plus précisément d’un maillage créatif.

De l’itinérance récréative à l’itinérance existentielle.

Les récits de vie d’itinérants recueillis pour notre thèse de Doctorat ont mis en évidence la récurrence du phénomène du changement de vie après une expérience d’itinérance, notamment longue, traversant des milieux divers, à pied ou à vélo, seul ou en couple, sur une forme d’itinéraire de type curviligne A/R (un ou plusieurs de ces critères). Ce changement de vie consiste à mettre en pratique une cohérence entre les sphères habitative, affective, professionnelle, et sociale, et peut se traduire par un déménagement de la ville vers une zone rurale ; une séparation ou bien un mariage, ou la conception d’un enfant ; un changement de métier, en ligne avec des valeurs éthiques ou dans tous les cas visant à apporter une contribution aux autres (l’expression artistique souvent) ; l’engagement politique, humanitaire. Il n’est pas rare que tous ces changements aient lieu pour la même personne. A cela peut s’ajouter une nouvelle habitude de pratique récurrente de l’itinérance, pour des durées plus courte (voire de quelques heures), notamment autour de chez soi.

Ce changement de vie n’est pas décidé de manière soudaine au retour d’une itinérance ; il se construit au fur et au mesure de l’expérience. Tout se passe comme si de la réalisation d’un itinéraire l’enjeu de la pratique devenait la réalisation de soi, comme s’il y avait un objectif latent qui s’explicite au fur et à mesure de la progression dans le chemin. Cet objectif latent s’explicite notamment lors des détours. Par exemple, une itinérante partie de Modena en Italie pour aller au Tibet est obligée de le contourner en raison de la fermeture des frontières aux étrangers, mais elle se découvre déjà ravie d’avoir découvert la culture iranienne qui lui a appris beaucoup sur la culture des peuples du Moyen Orient qu’elle côtoie au travail, et se dit qu’elle profitera du passage dans le Quinghai pour découvrir la culture bouddhiste. Son objectif latent était celui d’acquérir des nouvelles compétences pour son travail de médiatrice culturelle, dans lequel son compagnon, archéologue au chômage, la rejoindra après cette expérience et après avoir conçu un enfant.

Le détour spatial, notamment en raison d’un imprévu, donc subi, est souvent l’occasion d’un déclic pour entrer dans une relation présente, attentive, consciente et créative avec l’environnement de pratique, qui permet d’expliciter l’objectif latent. Après, l’itinérant acquière une nouvelle sensibilité et met en place tout genre de détour volontairement. Ainsi, après un problème survenu à la chaîne de son vélo qui l’a obligé à revoir son programme, un itinérant à vélo de Canton à Paris pendant un an témoigne : « Une autre vertu des voyages à vélo est la perception aiguë de l’environnement. Je vous assure que chaque moment, kilomètre après kilomètre, chaque cimetière, rejoint dans l’effort, chaque stèle, ponctuant méthodiquement le paysage, est un meilleur vaccin contre la haine que tous les manuels d’histoire. » Une relation créative avec l’environnement, dans le sens d’intégration significative de l’altérité y présente, se met en place, facilitée par le mouvement du corps, celui qui sert à avancer dans l’itinéraire, mais aussi celui qui permet de réaliser le détour en s’orientant vers le stimuli.

Au bout de quelques jours de pratique, ou semaines, selon le degré d’expérience, l’itinérant est « tout à son corps » et en est conscient. Le corps devient le partenaire de l’itinérance. Les sensations se traduisent en émotions qui génèrent des sentiments, des pensées, une imagerie, qui à leur tour génèrent des idées, qui génèrent des actions, et le changement final. « Je pense toujours aussi à la réflexologie plantaire… que si les terminaisons nerveuses sont sous la plante des pieds, et non sous la palme des mains ou sous les fesses, cela signifie que… (…) le fait de marcher… euh… ça t’expose beaucoup plus aux… aux stimuli environnementaux, non ? La chaleur, le froid, les mouches, les moustiques… les ampoules… le sol pierreux, terreux, humide… et ainsi de suite. Alors que normalement euh… souvent notre vie est conçue pour éliminer ces stimuli environnementaux, avec une température constante… nous avons tendance à vivre comme dans une cellophane. Ce qui diminue notre capacité à répondre, à la vie. Nous disons que c’est parce que les jeunes sont un peu passifs. Je dis que, si l’on ne s’habitue pas à réagir aux stimuli de base, le froid, la chaleur, la douleur, le plaisir… les odeurs… la première réponse de l’organisme est physique, non ? (…) Si tous ces stimuli sont étouffés, je doute que même les stimuli sociaux, moraux, relationnels trouvent de réponse, parce que si déjà physiquement tu n’es pas habitué à répondre ne parlons pas du plan relationnel. Si je ne suis pas habitué, tout est un peu… retardé. (…) On est plus intelligent… plus alerte, oui, plus réceptif et plus… Réactif… Le mot qui indique la capacité à répondre est responsable. Qui a tout de suite une connotation morale. Cependant, il est intéressant ce sens moral (…) En bref, c’est un peu l’effet d’une douche froide, non, quand tu prends une douche froide, le corps répond non ? » (itinérant à pied du Piémont, Italie en Ardèche, France pendant trois semaines, plusieurs autres expériences passées).

Le corps, et notamment les sensations, semblent impliquées dans le changement de vie, mais lesquelles, et comment ? En quoi le rythme singulier qui est l’œuvre dans l’itinérance est impliqué ? Et comment le définir à l’aide de catégories d’analyse individuelles et relationnelles ?

Le corps et le rythme dans une micro-itinérance artistique.

Pour explorer davantage le rythme dans l’itinérance récréative, nous nous appuyons sur d’autres données de recherche, issues de la co-pratique d’itinérance dans le cadre d’une résidence-mission scientifique et artistique dans trois Parcs Naturels Régionaux en Auvergne-Rhône Alpes qui a eu lieu dans le premier semestre 2019. Il s’agit, plus précisément, d’une co-pratique d’itinérance courte (quelques heures), en milieu de moyenne montagne, à pied, avec plusieurs configurations d’équipée, sur une forme d’itinéraire la plupart du temps en boucle ou curviligne A/R. C’est une marche hybride entre les trois catégories de Wunderlich (2018) car à la dimension finalisée et discursive s’ajoute une dimension conceptuelle : nous partons avec des lettres rouges en bois de tailles diverses (soixante et dix centimètres), avec le but d’écrire des mots dans l’espace. Le mot écrit doit être compris, dans le cadre de la théorie de l’itinérance, comme révélateur d’un possible détour, ce qui permet d’expliciter des processus intimes bien souvent inaccessibles, y compris lors d’une observation participante, tout en restant une méthode non envahissante, car c’est bien l’itinérant et lui seul qui décide d’écrire le mot ou pas.

Plus spécifiquement, nous nous appuyons ici sur le récit d’une itinérance de ce genre avec une habitante du PNR des Baronnies, aux alentours de Vesc, une commune située dans le pays de Dieulefit dans la Drôme. Ainsi, nous sommes partis (l’habitante, l’artiste et moi-même, la chercheuse), du « plat » en face du village de Vesc, nous sommes montés par le chemin à l’ouest jusqu’aux ruines du château, et revenus par l’autre versant du « plat », le long duquel coule le ruisseau de la Veyssanne, à l’est. Exceptionnellement, nous ne sommes pas partis avec les lettres mais nous avons décidé d’aller à la recherche de mots à écrire dans un premier temps ; l’écriture a eu lieu dans un second temps. En effet, nous ne disposions pas, à ce moment-là, des lettres de dix centimètres, et nous n’étions que trois pour transporter les grandes de soixante centimètres ; l’écriture aurait comporté un déplacement en voiture pour transporter des lettres, ce que nous ne souhaitions pas pour des raisons évidentes de respect de la forme douce de la pratique.

FIG1. Départ du « plat » de Vesc. Toutes les photos sont de l’auteure

FIG.2 Les ruines du château de Vesc

FIG. 3 Le ruisseau de la Veyssanne

L’itinérance s’est déroulée en sept étapes, de l’immersion grâce au ralentissement de l’allure (Étape 1) jusqu’à une transformation de mot opérée par le flottement des lettres dans l’eau de la Veyssanne avec un écho dans la trajectoire de vie de la participante (Étape 7), en passant par cinq détours physiques et mentaux (Étapes 2 à 5).

Étape 1. L’habitante (S.) et l’artiste (D.) partent assez rapidement devant, traçant leur chemin. Je suis assez surprise car je me souviens avoir marché lentement et en faisant plein de détours avec S. lors d’une co-marche précédente, réalisée toutes les deux. Je les entends parler, ils ne parlent pas de l’itinéraire, de ce qu’ils vivent à présent. Ils expriment des opinions, des jugements, sur quelque chose qui ne relève pas du chemin. Je décide alors de ralentir mon pas, de faire des pauses, je suis très attentive à tout ce qui m’arrive sur le chemin. Je prends quelques photos des objets qui m’interpellent dans le chemin, qui m’invitent à les découvrir ou à m’interroger sur le sens du jugement esthétique.

FIG. 4 Un hameau qu’une route forestière invite à traverser.

FIG. 5 et 6 Les fils électriques, le poteau électrique : beau, pas beau ?

Au bout de quelques minutes, S. et D. finissent par s’arrêter et m’attendre. A partir de là, je peux faciliter les détours de Sylvie, à chaque fois que je perçois un mouvement de sa part vers quelque chose, un ressenti, une émotion…

Étape 2. Nous passons à côté d’une ancienne fontaine, qui représente une gueule d’animal. S. évoque le compte de « La Belle et la Bête » qu’elle racontait à sa fille lorsqu’elle était encore enfant. L’enfance est ici évoquée pour la première fois et sera le fil conducteur de son itinérance.

FIG. 7 et 8 La fontaine de la « Belle et la Bête »

Étape 3. Nous passons à côté d’un ancien instrument de tournage du bois. S. évoque les métiers qui se perdent avec une certaine nostalgie.

FIG. 9 Les métiers qui se perdent

Étape 4. Nous passons à côté d’un arbre qui n’a pas encore ses feuilles, car nous sommes à la fin de l’hiver. S. dit : « Voilà, tu vois, moi ça m’exacerbe de marcher comme ça ! » En la relançant, elle me dit avoir fait une comparaison entre la dentelle très dense des branches de l’arbre qui se distinguent contre le ciel, et sa sensation d’être éveillée, attentive, sensible à l’environnement qu’elle traverse. Ce sera le premier mot à écrire, ici même, sous l’arbre : « Exacerbée ».

FIG. 10 L’arbre en dentelle qui exacerbe S.

Étape 5. Nous arrivons aux ruines du château. S. évoque encore une fois le passé, l’enfance, elle veut écrire « Enfance » au-dessous des ruines.

FIG. 11 Les ruines du château qui évoquent l’enfance perdue

Elle se tourne vers la vallée, dos au château, et voit une forme dessinée en contrebas par un tracteur qui a rasé l’herbe : ça lui fait penser à un arbre généalogique.

FIG. 12 L’arbre généalogique

Au mot « enfance » maintenant s’associe, dans son discours, celui de « transmission ».

Étape 6. Au retour, après s’être frayés un chemin pour s’approcher au maximum des ruines, nous repassons à côté du même arbre qui l’exacerbe, seulement cette fois-ci elle le relie, en marchant, à une clôture le long du champ d’en face, qu’elle n’avait pas vue auparavant.

FIG. 13 La clôture

Elle dit qu’elle est autant « exacerbée » qu’ « exaspérée » par cette manie de tout privatiser qui lui semble de plus en plus diffuse aujourd’hui. Elle décide d’alors d’écrire « Exaspérée » mais de laisser couler le mot dans la Veyssanne, car ce n’est pas la peine d’entraver ainsi la jouissance qu’elle éprouve à marcher : elle va noyer son exaspération. Nous empruntons donc le chemin qui descend par l’est, pour passer à côté de la Veyssanne.

Étape 7. Le jour de l’écriture, seuls sont présents S. et D., S. porte une sonde car entre temps, elle a fait un petit AVC et a revu son médecin la veille qui la lui a installée ; D. souffre d’une entorse à la cheville. Seul le mot « exaspéré » est composé à l’aide des lettres rouges, qui sont laissées couler dans la Veyssanne.

FIG. 14 Exaspérée

Le flot de l’eau aidant, le « spéré » se détache suggérant le verbe espérer…

FIG. 15 Espérer

Le rythme singulier et créatif de la kinesthésie.

Le corps est impliqué à plusieurs reprises et à plusieurs titres dans les détours à l’œuvre dans cet exemple d’itinérance récréative : au début, dans le ralentissement de l’allure provoquée par un des pratiquants impliqués; grâce à la vue, il repère des objets qui interpellent comme les ruines, la fontaine, la cloture…; le sens haptique et plus largement la proprioception (auto-perception épidermique, musculaire et articulaire) permet de saisir une configuration particulière dans l’environnement et de générer des émotions telles que l’exacerbation, par correspondance avec la configuration en dentelle des branches nues de l’arbre; la motricité permet de relier une séquence de sensations et idées associées, qui peut logiquement continuer après l’itinérance : de la nostalgie de l’enfance, à l’exaspération à l’espoir et peut être bien le choix de rester en vie et en bonne santé. Mais l’environnement est aussi impliqué évidemment, et ce d’une manière inextricable du corps : non seulement il offre les stimuli du détour, à la fin il « performe » la transformation d’une émotion négative en émotion positive prometteuse d’une trajectoire de vie encore longue malgré la maladie, avec la médiation des lettres.

La motricité, c’est-à-dire le fait d’avancer, semble favoriser notamment le changement, en tant qu’incarnation du devenir. On trouve ici encore une fois validée l’analyse de la marche opérée par les géographes culturels anglo-saxons et notamment, sur une base acquise de lenteur, la tripartition des rôles des sens : vue, haptique (chez eux au sens de « toucher global », ne comprenant pas forcément la proprioception musculaire et articulaire), motricité (appelée kinesthésie, utilisant donc ce terme au sens strict). En effet, si effectivement la lenteur favorise l’immersion, entendue en tant que présence attentive à l’environnement (cf. Corneloup, ops.cit.), ce sont bien ces trois sens, intimement liés, qui façonnent l’expérience singulière de l’itinérance récréative. La vue fournit le support de l’expérience en trois dimensions (Tuan 1977) et permet de repérer des lieux qui sont des points d’intérêt de par leur proéminence dans le paysage, sa signification culturelle ou intime (Tuan, 1977 ; cf. aussi chorésie chez Berque). Le sens haptique permet de saisir l’agencement des objets (Tuan, 1977) et d’être présent dans le contact corps/environnement (Rodaway cité par Wunderlich, 2018). La motricité, véritable « spécialité » de l’itinérance par rapport, par exemple, à la contemplation, permet de prendre conscience de l’espace et de sa direction (Tuan, 1977), acte le séquençage (Edensor 2000), libérant un potentiel narratif qui peut amener à l’identification d’un changement à opérer dans sa trajectoire de vie. Nous pouvons regrouper, en suivant la théorie neuroscientifique, ces trois sens dans le sens du mouvement ou kinesthésie (Berthoz 2007) [2]. La kinesthésie est ainsi certes outil de la correspondance « entre flux des matériaux et conscience sensorielle » (Ingold, 2011, p. 98), « passing into » (Wylie 2015, p. 246) mais aussi, et grâce au mouvement qui avance, « emerging from » (ibidem). Ce que l’étude de l’itinérance récréative nous a apporté par rapport à cette analyse déjà très fine est que ce mouvement est retrouvé à l’échelle même de l’environnement, comme celui de l’eau qui coule (mais cela pourrait être celui d’un animal qui court, du vent…) et qui renforce encore plus la dimension du devenir, en « partenariat » avec le corps.

Sur la base de nos données de terrain, confrontés à l’analyse de la géographie représentationnelle et post-représentationnelle, nous pouvons alors affirmer que le rythme singulier de l’itinérance s’articule entre les trois sens de la vue, le sens haptique (et plus globalement la proprioception) et la motricité, dans une relation intégrative avec l’environnement. De l’individu dans l’environnement (vue, proprioception, motricité) et de l’environnement dans l’individu (mouvement de l’environnement qui poursuit celui de l’individu). Par conséquent, l’espace de l’itinérance doit être vue comme une (curvi)ligne, axe créateur de sens qui traverse des lieux loin de chez soi et finit par transformer le lieu de vie habituel. Ainsi, nous avons pu analyser le rythme dans l’itinérance d’un point de vue individuel et relationnel, incluant l’espace dans cette analyse, ce qui complète les analyses structurelles de la rythmanalyse.

À la conception du rythme en sciences humaines et sociales comme composition entre les différentes sphères de la vie quotidienne, issue notamment des terrains en milieu urbain (par exemple Drevon 2019), nous ajoutons celle du rythme qui les aligne dans un espace de l’ailleurs selon un sens singulier, issue de terrains auprès d’individus ayant pris les distances avec la vie urbaine. Le rythme produit un effet existentiel concret grâce notamment à la kinesthésie qui recueille et met en perspective tous les stimuli récoltés et les détours réalisés, notamment en milieu naturel. C’est une conception énergétique du rythme qui rejoint celle de Laplantine : « Le rythme (…) c’est la forme, en tant qu’elle est transformée par le temps, c’est à̀ dire le travail du mouvement ininterrompu » (Laplantine 2005, p. 106) ; « C’est la pensée du rythme en tant que pensée de ce qui se forme, se déforme, se transforme et appelle, par conséquent, un mode de connaissance qui est celui du devenir. » (ibidem, p.108). Cette mise en perspective sert une logique narrative qui fait se poursuivre le récit une fois rentré chez soi.

Ainsi, la relation avec l’environnement dans l’itinérance récréative détient un rythme propre à chaque individu, et configure sa géographie et son histoire personnelles. Peut-être une telle relation est-elle possible également dans la ville, si on ralentit l’allure (relativement au contexte urbain) et/ou que l’on adopte un mode de déplacement doux. En faisant cela, les repères perceptifs seraient modifiés, l’individu accrocherait son regard, percevrait sa posture et se relierait par son mouvement à l’espace d’une manière nouvelle, favorisant la découverte, générant des idées originales et toujours pertinentes, reliant sa trajectoire actuelle à la trajectoire de vie passée et à de nouveaux projets pour l’avenir.

Résumé

L’article mobilise la notion de rythme pour analyser la relation qui se noue entre l'individu et son environnement dans la pratique spatiale mobile de l'itinérance récréative, qui aboutit souvent, dans le cas d’itinérances longues (plusieurs semaines/mois) à une décision de transformation de sa trajectoire de vie une fois rentré chez soi. L’expérience sensorielle vécue par les pratiquants, et notamment kinesthésique (sens global du mouvement), qui intègre l’environnement, sert de base pour une nouvelle conception du rythme en tant qu’outil singulier et créatif de réalignement entre les sphères de l’existence. Le rythme se trouve ainsi mobilisé dans une analyse de la géographie de l’intime qui pourrait être appliquée également à la mobilité urbaine.

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Notes

[1] Toutes les traductions en Français des textes de Ingold sont de l’auteure de cet article.

[2] Berthoz rajoute à la kinesthésie aussi le système vestibulaire. La définition de kinesthésie chez Berthoz est donc plus large que chez les géographes anglo-saxons, pour qui ce terme ne renvoie qu’au mouvement proprement dit, la motricité.

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