Les Muses d’abord attachées à la musique et à la poésie (Chante, ô Muse…) étaient vouées à célébrer la merveille du monde. Elles avaient pour mère Mnémosyne, qui permet d’abord le recueillement de la pensée. Mais recueillir n’est-ce pas aussi une des nombreuses fonctions des musées si bien nommés, des musées tardivement apparus en notre Occident comme un repentir, peut-être, pour tenter d’enrayer l’entropie, de ralentir l’irréversible dégradation des œuvres ?
Et pourtant, depuis plus de 200 ans, comme un rituel obligé de la muséologie, les multiples attaques du discours critique anti-muséal le plus violent accompagnent toujours, comme leur ombre, toutes les créations de la muséologie et mettent à jour comme un mal ou un malaise constitutif des musées. Aujourd’hui pourtant, semble-t-il, ils se multiplient et, avec leur multiplication, c’est peut-être, comme on a pu le dire, le désert qui croît, reprise du syntagme nietzschéen annonciateur du nihilisme, de la désolation qui est le propre du désert : die Wüste wächst, le désert croît.
L’inauguration en 2016 du Louvre Abu Dhabi a relancé le débat autour du devenir actuel des musées et rallumé une vieille querelle. C’est ce que montrent, par exemple, ces deux essais ou ces deux brulots incendiaires qui ont principalement ciblé le « Louvre des sables » : Malaise dans les musées de l’historien de l’art Jean Clair (2007) et Le musée exposé de l’anthropologue africaniste (2016) Jean-Loup Amselle. Si les griefs à l’égard du devenir des musées sont de nature différente – les attendus réactifs et réactionnaires de l’un n’ont que peu de choses à voir avec la critique marxienne et postcoloniale de l’autre –, l’horizon catastrophiste ou apocalyptique reste, à peu de chose près, le même.
Cet incipit et cette évocation contextuelle n’entendent que rappeler ceci : la poursuite de l’examen critique de l’œuvre d’Amselle, entrepris dans cette revue même, nous conduit, une nouvelle fois, pour mieux l’interroger et la mettre en perspective, à inscrire dans la longue durée son nouvel opus et à en faire l’objet d’une réflexion historique et philosophique d’une plus grande ampleur. L’enjeu planétaire (p. 132) et la portée historiale de cette invention moderne et proprement occidentale qu’est le musée n’en seront, nous semble-t-il, que mieux confirmés. Pour nous repérer dans ce livre qui, à travers l’abondance des exemples donnés et la diversité de ses chapitres, se laisse finalement difficilement cerner, nous distinguerons trois fils conducteurs ou trois thèmes de lecture dominants et recteurs : le thème foucaldien de l’enfermement muséal, le thème, venu d’Edward Saïd, de la dépossession coloniale des oeuvres, le thème marxien de la fétichisation de la marchandise-art. Chacun de ces thèmes sera accompagné d’un contrepoint critique.
Le grand enfermement.
S’il y a un leitmotiv qui traverse de part en part ce livre, c’est bien celui, très foucaldien, de la prison, de la cage, de la vitrine, du grand enfermement. Nous en sommes avertis dès l’avant-propos : « la condition carcérale des œuvres d’art… est au cœur de ce livre » (p. 8).
Remarquons d’abord qu’il y a une sorte d’opposition fondamentale entre l’ambition déconstructrice d’une anthropologie « sans concession » (plus proche du vertige ravageur de l’Abbau derridienne que de la Destruktion heideggérienne qui dé-bâtit sans dévaster, zerstören), anthropologie qui privilégie les flux et les branchements, d’une part, et la pulsion taxinomique qui anime par principe l’institution muséale d’autre part, pulsion qui tend nécessairement, au contraire, à catégoriser et donc à figer, à fixer, à pétrifier, à immobiliser les classes d’objets qu’elle s’est ingéniée à distinguer. La métaphore architecturale de la déconstruction (Abbau) pourrait nous servir de guide ou de fil conducteur pour nous repérer dans les sept chapitres de ce livre sinueux et dangereusement iconoclaste, et nous permettre de comprendre la sorte de profonde et sourde intolérance qu’il manifeste à l’égard de la forme muséale qu’il entend déconstruire. Déconstruire dit-il, sans avoir peur de détruire (p. 74) ce qui a été construit, les temples, les palais, les mausolées, les sanctuaires, les églises, les banques, les bâtiments coffre-fort, les pyramides, les cimetières, les hypogées, les prisons, les cavernes d’Ali Baba… tous ces écrins et ces formes architecturales qui, tout au long de l’histoire, ont fourni autant de modèles à l’institution muséale. Invitation à tous les musées du monde à sortir de leurs réserves et à prendre pour modèles les militants de l’antipsychiatrie (p. 131) ? N’est-ce pas ce qui finalement restera de ce petit livre ? Lecteur sourcilleux de M. Foucault, J. L. Amselle s’interroge, à l’heure de la mondialisation, sur le devenir et la légitimité d’un nouveau lieu d’enfermement. Avec le musée, après la prison, l’usine, l’hôpital ou l’école, c’est d’abord une véritable « hétérotopie » (Foucault), un lieu d’extra-territorialité, le lieu hors temps de tous les temps, un lieu d’exception hors-sol où tout s’accumule à l’infini, qui est interrogé et déconstruit, tandis qu’est très vaguement envisagée, près de trois siècles après la Museographia de Neikel, une paradoxale, une apocalyptique topique des œuvres.
J.L. Amselle, qui a manifestement peu d’appétence pour ces lieux fermés où sont parqués et embaumés tant de trésors, ne se contente pas d’une dénonciation de principe, il donne des exemples et monte en épingle deux expositions qui dénoncent l’enfermement carcéral que constitue le musée et qui cherchent à le déconstruire ou à le démanteler, en espérant sans doute, à terme, le faire exploser.
C’est d’abord le cas de l’artiste libanais Walid Raad qui, inspiré par l’écrivain Jalal Toufic, révèle l’envers du décor conçu par les stars de l’architecture et « désavoue » les oeuvres emprisonnées dans le musée (scratching on things that I could disavow), accusé de « rétrécir » ses œuvres et de les déposséder, comme Edward Saïd en son temps pouvait le dénoncer. D’une façon générale, sur la plateforme de l’île de Saadiyat à Abu Dhabi, les oeuvres islamiques ne pourront jamais trouver leur juste place. Après une sorte d’« accumulation primitive » (p. 74) rendue possible par le pillage colonial, leur sens a été en effet confisqué et détourné par une enveloppe muséale qui leur demeure étrangère. Walid Raad s’emploie donc à déconstruire le musée et à le faire radicalement exploser. Il a, par exemple, projeté ses éléments démembrés sur les parois blanches du Carré d’Art de Nîmes, espérant simplement qu’aura lieu un jour une résurrection de toutes les œuvres confisquées par les nouveaux temples du capitalisme, attendant aussi une réappropriation identitaire qui pourra leur affecter de nouvelles significations.
Mais plus explicitement encore, c’est dans une véritable prison, une prison désaffectée d’Avignon (Sainte Anne), qu’a eu lieu l’exposition qui a pris pour nom la belle image crépusculaire d’un texte célèbre de Pasolini : « La disparition des lucioles ». De même que par leurs graffitis, les prisonniers cherchaient à échapper à la domination ou à l’assujettissement de leurs corps et à se réapproprier l’espace de ce lieu de souffrance, constituant ainsi un véritable contre-pouvoir, de même les lucioles – écrit Didi-Huberman, répondant au pessimisme et au primitivisme anthropologique de Pasolini – témoins nocturnes et lumineux d’amour, d’intensité et de singularité, antithèse des ténèbres et de l’anonymat poisseux et violent de la prison, loin de complètement disparaître résistent, survivent, continuent d’émettre leurs signaux lumineux et de trouer l’obscurité de ce que Leiris (avant Pasolini, cité p. 82) appelait notre merdonité.
Les œuvres lucioles des collections exposées ayant pris la place des prisonniers, c’est désormais par l’œilleton du maton qu’on les contemple. Esthétisation anesthésiante qui ne manque pas de générer un certain malaise. N’y avait-il pas là un avatar un peu glauque de ce « primitivisme » contre lequel l’auteur nous a appris à exercer notre vigilance critique ? Les marginaux, les prisonniers, les délinquants ont simplement pris le relais, dans notre imaginaire, du sauvage exotique, à la seule fin de redonner des couleurs et de régénérer ou de revigorer l’art de ce temps.
Le temps de l’esthétique.
On demeure perplexe et un peu étonné devant la minceur des exemples invoqués, qui concernent d’ailleurs toujours beaucoup plus des expositions temporaires que la question du musée. Non que ces exemples manquent de pertinence, mais avant de parler du « rétrécissement » des œuvres d’un Walid Raad (p. 70), on aurait aimé que l’auteur se réfère à des penseurs d’envergure qui ont pointé de façon particulièrement radicale la mutation considérable qu’a connue notre rapport aux œuvres. Cette métamorphose est contemporaine de la création des musées et ce livre n’en dénonce que des effets relativement secondaires.
L’apparition du musée à l’époque des Lumières correspond en effet à une nécessité historiale (geschichtlich), comme le dit Heidegger, et le musée est bien la pièce maîtresse et incontournable de l’entrée des oeuvres dans ce que J. Rancière a appelé le régime esthétique de l’art. On pourrait objecter qu’il y a toujours eu des collections, celle des princes, des amateurs et des curieux, mais comme l’a magistralement montré Édouard Pommier [1], ce n’est qu’avec l’extraordinaire développement des arts en Toscane, entre 1300 et 1500, que l’art devient l’Art, que l’artisan devient l’artista doté d’un don divin (Dante), objet d’un nouveau culte, et que s’inventent les notions et les fonctions de musée et de patrimoine, c’est-à-dire tout un système institutionnel de production et de réception, de protection et de conservation, que les Lumières et la Révolution vont accomplir en rendant le musée accessible à tous. Ce système va s’installer bientôt dans toute l’Europe. Le Musée et sa fonction essentielle d’exposition devient d’une certaine façon, comme le dit Buren, la condition de possibilité de l’œuvre, dont il suspend toutes les destinations traditionnelles. Loin de dénaturer, de stériliser ou de profaner « l’œuvre d’art » (comme le lui reprochait déjà Chateaubriand, bien avant l’atrabilaire Jean Clair), il est proprement son lieu de naissance et sa raison d’être.
Walter Benjamin est sans doute le premier à avoir pris la mesure de la métamorphose considérable dont nous sommes les témoins, et il n’est sans doute pas inutile de le rappeler au moment où le concept d’exposition (Ausstellung) en vient à occuper le centre d’un essai qui ne mentionne jamais le philosophe des passages, celui qui inaugurait pourtant une réflexion sur les rapports de l’esthétique et du politique. L’œuvre d’art dans son sanctuaire, écrit-il, avait une valeur cultuelle (Kultwerte), elle était la manifestation du divin. En devenant œuvre d’art elle est devenue muette, elle a été sortie de son lieu naturel, elle a pris une valeur d’exposition (Ausstellungwerte) qui implique un nouveau rapport à l’art, caractérisé par la froideur et la réflexivité. Elle s’est proprement prostituée [2], elle a été placée (statuere) en avant (pro), elle a perdu son aura, aura qui nous obligeait à lever la tête vers ce qui nous regarde. Dans sa destination suprême, l’art serait ainsi une chose du passé, comme le disait Hegel. La valeur spectaculaire d’exposition, de monstration, d’ostentation, contemporaine de l’avènement du musée, ne fera ensuite que se parfaire et s’accomplir avec les techniques de reproduction. Le musée imaginaire et sa recherche des effets peuvent être tenus pour responsables d’une relation toujours plus intellectualisée et plus médiatisée entre l’homme et des œuvres arrachées à leur lieu d’origine et dépouillées de leur dimension réelle (Duthuit 1956).
Lieu de mémoire, né sous l’égide et la protection de Mnémosyne, le musée est ainsi devenu un lieu d’enfermement et d’oubli, oubli de la signification religieuse et pré-esthétique des œuvres : l’icône byzantine ou le masque nègre, appareils incarnationnels (Déotte 1993), étaient des objets pareillement chargés. La Critique de la faculté de juger de Kant est l’immense manifeste philosophique qui, en parlant encore des beaux arts, va prendre acte de l’entrée de l’art dans un nouveau régime esthétique avec lequel cet oubli est consommé : libérée de sa fonction religieuse, sociale, politique… l’œuvre d’art, n’est plus un monument (Riegl 2016) puissamment enraciné, la figure d’un universel culturel capable de mobiliser la mémoire collective, elle ne fait plus monde, elle ne fait plus société, elle n’est plus destinée à une communauté qui pourrait s’y reconnaître comme dans un lieu de mémoire. Décontextualisée, elle est livrée à une subjectivité esthétique qui y trouve un plaisir désintéressé qui peut même faire l’objet d’une consommation culturelle ; reproduite, postérisée, numérisée, l’icône désactivée fera bientôt partie de ces simulacres qui vont progressivement basculer dans l’insignifiance.
L’avènement de « l’esthétique » est en effet très exactement le regard porté par la métaphysique de la subjectivité sur l’œuvre d’art. Le beau n’est plus alors, comme chez les Grecs, le splendide, le radieux, le nom même de l’être tel qu’il se manifeste en plénitude (pantelôs) et avec le plus d’éclat (ekphanestaton, disait Platon). Il devient au contraire relatif à la sensation de plaisir (aisthésis) qu’il peut procurer à un sujet, autour duquel va graviter toute réflexion sur l’art. Il y a bien là une reductio ad aestheticam, « réduction » car l’esthétique consomme l’exil de l’art dans le royaume séparé de la fiction ou du mensonge. « Dans un musée il n’y a plus que des emplacements et non des lieux [3] » écrit Heidegger, critiquant la délocalisation opérée par le musée. Dans son sens initial l’oeuvre ouvrait le lieu en le rendant éloquent à la mesure d’un monde.
Benjamin, lui, essaya désespérément d’organiser le pessimisme, comme disait Pierre Naville, pour mieux le retourner, en faire un geste de résistance, empêcher l’avènement du pire en le mettant au service des peuples sans pouvoir : telles des lucioles, ceux-ci errent dans l’obscurité et ouvrent de nouveaux chemins. Sa philosophie échappe ainsi aux catégories classiques et subvertit les dichotomies habituelles : moderne/antimoderne, progressiste/conservateur, révolutionnaire/nostalgique du passé/… En inventant une conception originale de l’histoire, puisant aux sources du romantisme allemand, du messianisme juif et du matérialisme marxiste, Benjamin est un « moderne » divisé, partagé, déchiré. Il essaya ainsi d’arracher le concept d’aura à son substrat théologique, de désacraliser son mystère, de desserrer son emprise, de politiser l’esthétique. Mais il faut bien reconnaître que son article de 1935 a surtout fourni l’argumentaire nostalgique et le bréviaire élitiste d’un ressentiment qu’on peut appeler, au sens que lui donne A. Compagnon, « antimoderne ». L’ombre de Benjamin plane par exemple sur tout l’ouvrage de Jean Clair, Malaise dans les musées. En esthète raffiné et désenchanté, il brocarde le plaisir vulgaire des masses asservies à l’industrie culturelle et se gausse du musée ouvert à tous – « Une plaie qui va s’infecter » Mais Benjamin n’est pas une seule fois cité, pas plus qu’il n’apparaît dans la charge anti-muséale de J. L. Amselle. Cette charge vient pourtant cette fois-ci du camp des « progressistes », des subalternes et de la critique postcoloniale.
À ce réquisitoire, permettons-nous de faire deux objections. Et d’abord, jusqu’à quand continuera-t-on de se plaindre de la négligence du fameux contexte, en un temps où il a partout disparu ? Le musée, par ailleurs, s’il est un lieu d’enfermement et d’oubli, est aussi un lieu de mémoire et, s’il a aliéné l’art, il l’a aussi libéré. De même que les armées révolutionnaires « émancipaient » de gré ou de force l’Europe entière, de même le Louvre, après la Terreur, a libéré l’art en donnant une publicité radicale à des œuvres primitivement enfermées dans des collections privées (acquisitions passées sous silence au profit des « spoliations » systématiquement majorées dans le réquisitoire d’Amselle) et en leur permettant d’être appréhendées dans leur vérité universelle. Mais le lieu de mémoire qu’est le musée ne serait rien sans l’oubli collectif de tous les conflits et divisions qui entretiennent toujours la haine. Si le musée risque toujours d’enfermer les peuples et les cultures dans des prisons identitaires, l’exposition muséale, parce qu’elle se fait aux yeux de tous, institue un oubli actif, susceptible de mettre les victimes en état de pardonner absolument, sans les empêcher pour autant d’assumer leur appartenance ethnique. Le musée, un lieu où dialoguent les cultures ? N’en déplaise à certains, la devise irénique du musée du quai Branly (MQB) [4] pourrait bien être, effectivement, une belle idée régulatrice.
Les trésors de guerre.
Venons-en maintenant au deuxième grief sans cesse martelé par l’auteur. En dépouillant les nations de ce qu’elles avaient de plus sacré, l’Occident a pu constituer une sorte d’« accumulation primitive » (p. 74) des réserves muséales. Ce que livre le musée à la contemplation du public (de la seule élite sociale et intellectuelle, comme le rappelait hier le béninois Stanislas Adotevi) ce sont des œuvres qui ont été spoliées. Les tentatives actuelles de décentrement et d’ex-territorialisation du musée ne seraient alors qu’une façon de tenter d’échapper à l’obligation de restitution, et de refuser d’engager un dialogue avec les ayants droit (p. 27) (p. 32).
Lieu de pouvoir souvent porté par une politique prédatrice et mortifère de conquête militaire, le musée achève et précipite son œuvre de mort, il fige et pétrifie les œuvres dont il s’est emparé. D’ailleurs, ce lieu de vénération n’a-t-il pas été toujours placé du côté des morts ? Dans ce qui semble être cimetière, nécropole, crypte mortuaire, entrepôt de civilisations disparues, les trésors enterrés sous des numéros d’inventaire sont le faire-valoir et la marque de prestige de l’impérialisme culturel de l’Occident. Cela ne faisait-il pas 200 ans que le Louvre attendait cette pyramide qui, quelle que soit la pertinence de sa fonction architecturale, semble dire enfin la vérité du musée ?
La controverse a éclaté avec violence dans les années 1790, avec le déchaînement du vandalisme révolutionnaire et la tentative de sauvegarder de la destruction les sépultures royales, les objets féodaux, cléricaux ou aristocratiques en créant le « dépôt » d’Alexandre Lenoir, qui allait donner naissance au Musée des monuments français. La sauvegarde, pourtant, ne s’oppose peut-être pas à la destruction. Quatremerre de Quincy qui inaugura, avec une force et une éloquence incomparable, le procès intenté au concept même de musée, estima qu’en inventant la notion de patrimoine la révolution avait parachevé son oeuvre de destruction. La conservation révolutionnaire au sein de l’institution nouvelle nommée « musée » n’était pas pour lui l’antithèse, mais le complément ou le pendant de l’iconoclasme stricto sensu auquel elle s’était livrée. C’est un art démonétisé qui meurt au sein des musées publics modernes, musées qu’il faut résolument placer du côté des nécropoles. Les objets y sont sans doute admis, mais ils sont dépouillés de leurs signes et de leur charge émotionnelle. En changeant de lieu, en supprimant les relations qu’ils pouvaient avoir à la religion, au pouvoir ou à la vie des peuples, ils ont changé d’usage et de finalité, de sorte que leur réception en est nécessairement et profondément altérée. Imagine-t-on, par exemple, des monuments aux morts exposés dans un confortable musée, demande Francis Haskell ? Il est difficile de rompre l’association émotive qui, par la force des choses, s’était constituée entre les œuvres et les lieux où elles ont pu prendre place.
Mais plus que les « destructions » révolutionnaires en quelque sens qu’on les entende, plus que les saisies napoléoniennes en territoire étranger (p. 46), plus que les gigantesques razzias des deux guerres mondiales, c’est le « désastre démesuré » (p. 67) provoqué par quatre siècles de colonisation qui demeure le point névralgique, l’origine de nos déchirements identitaires présents et de l’affrontement qui dresse l’un contre l’autre l’Occident et le reste du monde, les vainqueurs et les vaincus. Le musée qui nous en offre l’image en miroir a ainsi plus que jamais une dimension géopolitique, et sa définition est devenue un enjeu planétaire (p. 32). C’est sur une histoire qui passe mal, sur un imaginaire qui n’est en rien décolonisé, sur une histoire impériale qui n’est pas déconstruite que se porte, de façon privilégiée, la vindicte postcoloniale prise en compte ici par l’auteur, qui en avait ailleurs traité avec plus de réserve et de circonspection [5].
L’événement le plus emblématique de la situation géopolitique qui est la nôtre est bien sûr la création du Louvre Abu Dhabi au bord du golfe persique, mini-délocalisation qui occupe une bonne partie de ce livre. L’accord conclu entre la France et les Émirats arabes unis au sujet des prêts tournants du Louvre et de l’érection de ce « musée universel du 21e siècle » construit par Jean Nouvel a suscité, on le sait, émotions et polémiques.
La prétention affichée d’universalité de ce Louvre Abu Dhabi – « sanctuarisation off shore de l’universalité » (p. 62) – auquel l’architecte a donné une allure paradoxalement orientaliste, préjugé culturaliste contrastant avec l’intention universaliste du projet, n’est qu’une fiction et un trompe l’œil, et elle est mise plusieurs fois en cause, sans que l’on voie très bien quel genre d’architecture « universaliste » aurait pu ici convenir. La délocalisation qui va de pair avec le décloisonnement des cultures, la reconnaissance du métissage et ainsi de suite n’est pas uniquement motivée par une question de gros sous. Elle est d’abord pour Amselle une façon de masquer et de sauver la permanence d’une volonté hégémonique, de rendre la colonisation présentable, elle permet de surseoir à l’obligation de restitution des œuvres spoliées [6] et de mettre hors-jeu les exigences des ayants droit. L’Occident peut ainsi occuper de nouveau une position de surplomb. Les cultures exotiques, par ailleurs, ne sont jamais présentées sur un pied d’égalité avec les nôtres, parce qu’elles constituent pour l’instance organisatrice de ce prétendu dialogue des cultures une simple réserve primitiviste à laquelle, répète Amselle, est déniée toute historicité. L’on retrouve aussi dans les trois musées de société (ou de civilisation) qui ont poussé sur l’axe Paris-Marseille (MQB, Musée des Conflences de Lyon, MUCEM de Marseille), les mêmes attendus, la même volonté de se soustraire à la critique postcoloniale, la même impuissance de l’Europe à se décentrer effectivement, à se provincialiser pour reconfigurer l’universel.
Le musée du Louvre lui-même est accusé d’avoir réservé à l’Occident le monopole du beau, en instituant le grand partage qui oppose l’objet esthétique (l’objet d’art) et l’objet ethnographique (l’objet de l’art). Le musée aurait ainsi rejeté et exclu de son univers tous les artefacts considérés à la limite comme barbares (p. 46), l’art de la Chine, l’art mexicain… la polémique initiée par le marchand d’art J. Kerchache, qui voulut faire entrer les arts primitifs au Louvre, ne ferait que confirmer cette volonté délibérée d’exclusion, par sa longueur et sa violence, par la résistance à laquelle elle s’est opposée.
Le temps de l’eurocentrisme ?
Nous permettrons-nous de critiquer la partialité d’une telle lecture ? Le principe qui a présidé à la distribution et à la répartition des oeuvres dans les grands musées parisiens n’est-il pas d’abord historique (pour le musée d’Orsay par exemple) et géographique ? On peut toujours, après coup, s’interroger sur l’intentionnalité, la volonté ou la stratégie qui ont pu présider à une telle répartition. Lui attribuer une signification cachée, dénoncer la manœuvre d’exclusion qui aurait banni les artefacts ethnographiques étrangers au bénéfice du musée du Louvre considéré comme seul digne de présenter des objets d’art, qui seraient le seul privilège de l’Occident (p. 46), c’est abusivement simplifier l’histoire et faire des procès d’intention bien contestables. Jean Galard, Benoît de l’Estoile et Nélia Dias ont retracé la longue histoire, autrement plus complexe, de la réception des objets non occidentaux dans les musées d’art et dans les musées d’ethnologie. Sans aucunement prétendre résumer cette histoire, rappelons simplement que l’art extrême-oriental est allé au musée Guimet en 1945 pour une raison qui est aussi circonstancielle : les collections étaient devenues trop abondantes. Pour la même raison, les objets archéologiques mexicains arrivés au Louvre en 1845 ont été transférés au palais de Chaillot en 1937 quand s’y sont ajoutées des œuvres péruviennes. L’art océanien et africain va désormais au MQB, et on peut légitimement se demander ce qu’il a à faire au Louvre comme, semble-t-il, l’ont compris spontanément les visiteurs. Nous avons constaté à plusieurs reprises que le Pavillon des Sessions aux cent chefs-d’œuvre restait désespérément vide. Si cette désertion devait être confirmée dans le temps, il se pourrait que l’existence de cette « antenne du Louvre » finisse par apparaître comme un doublet inutile du Musée du quai Branly [7] et vienne un jour à disparaître.
Quant à l’eurocentrisme supposé du musée du Louvre, il faudrait peut-être remettre cette critique à sa place. L’universel revendiqué par le musée du Louvre est sans doute « un universel singulier » (p. 46), mais n’est-ce pas toujours par la médiation du particulier qu’on accède à l’universel ? Par ailleurs, si le barbare c’est celui qui croit à la barbarie, en matière d’art, la vraie barbarie sur laquelle passe un peu vite l’auteur, trop porté à relativiser la religion de l’art et à expliquer l’intolérable (p. 136), consiste à s’attaquer à la mémoire des peuples en profanant les cimetières, en faisant exploser les plus vénérables temples. Les conquérants qui ont pillé les chefs-d’œuvre ont par contre témoigné qu’ils savaient les reconnaître et les conserver. Ces vainqueurs ont été eux-mêmes vaincus par la valeur universelle d’œuvres qui leur étaient pourtant étrangères. Si les musées sont des cimetières, c’est qu’ils sont comme eux des lieux de mémoire, mais ces lieux de mémoire sont aussi des lieux de vie, d’études et de recherches ; les artistes y apprennent à lire, et les collections échappent à la fixation dénoncée par un processus de perpétuelle réévaluation en fonction des intérêts du présent. Et c’est bien pourquoi Cézanne pouvait dire : « Je veux faire quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées ».
La vérité du capitalisme.
Le musée est cannibale (p. 128), pour reprendre l’intitulé d’une célèbre exposition du musée de Neuchâtel, comme s’il était l’expression de l’Occident lui-même dans son incroyable capacité à absorber systématiquement toute la réalité, qu’elle soit naturelle ou le produit de l’activité humaine, dans sa volonté de capter, de capitaliser, d’ingérer, de digérer, d’assimiler toutes les autres cultures. Comme il ne cesse de gagner, de fleurir, de proliférer… apparaît un état de surchauffe et vient un moment où il éclate, se disperse, explose au sens le plus littéral du terme. Pour expliquer in fine l’étrange fièvre qui s’est emparée des musées, leur prestige renouvelé, leur multiplication, leur surprenante délocalisation, l’auteur recourt toujours à l’explication princeps : sous une forme dissimulée ou mystifiée, c’est le capitalisme lui-même qui se glorifie, s’expose, se met en scène. Le devenir-musée du monde n’est qu’une expression du processus dynamique de croissance qui est le cœur du capitalisme : il l’oblige à croître, à croître pour croître, à croître toujours plus jusqu’au moment où il explosera, détruira ce qui l’avait nourri et où la seule croissance sera celle du désert : die Wüste wächst. D’où le titre primitif du livre (Le musée exp(l)osé) et le jeu de mot répété de l’auteur qui ne se fait pas faute de glisser de l’exposé, à l’explosé (p. 13) (p. 67). Le musée expose et s’expose à la critique et à la destruction.
Dans ce livre se poursuit un long débat, qui n’est autre que celui des Lumières, tel que la pensée marxienne a pu le renouveler. Cette référence est sans doute discrète, mais la conviction est profonde et elle se manifeste tout au long du livre en diverses occurrences, que l’on pourrait rassembler en prenant appui sur les points ou les nœuds les plus saillants de la critique marxienne.
1. « La critique de la religion est la condition de toute critique », écrivait Marx en 1883 (Marx 1998, p. 7). On ne s’étonnera donc pas qu’une certaine « religion de l’art » soit prise pour cible dans cet ouvrage, dans lequel on retrouve jusqu’au jeu de renversement ou d’inversion rhétorique caractéristique du style argumentatif de Marx emprunté à Feuerbach : ce n’est pas la religion qui fait l’homme, c’est l’homme qui fait la religion. Chez Amselle, calquées sur ce modèle, on rencontre par exemple des propositions du type : ce n’est le contemporain qui fait le musée, c’est le musée qui fait le contemporain (p. 35) et le même renversement en chiasme concernant le rapport du contenu du musée et du contenant, ou le rapport de l’art et du musée… Arrêtons-nous justement à cette dernière proposition : ce n’est pas l’art qui fait le musée, c’est le musée qui fait l’art.
Ce qui est vigoureusement mis en question dans ce renversement, c’est notre conception sacralisée et essentialisée de « l’art ». Aujourd’hui, ce sont les grandes migrations du tourisme international qui vont au musée comme s’ils se rendaient à un pèlerinage. À côté de l’hôtel de ville ou du palais de justice, le musée ne se présentait-il pas hier encore sous la forme néo-antique auguste et vénérable de ce lieu proprement religieux qu’était le temple, l’espace sacré qui était délimité par les augures ? Et le fait est que, dans notre culture, « l’art » a pu prendre le relais de la religion et que, métaphysique aidant, une véritable religion de l’art [8] s’est même constituée. Si Amselle se focalise sur le musée, c’est pour montrer justement que cette institution en porte l’entière responsabilité, ou tout au moins qu’elle fait système avec elle.
L’auteur s’appuie, dans son argumentation, sur la théorie institutionnelle de l’art (p. 18). Comme il n’y fait qu’une simple allusion, permettons-nous ici un bref rappel. Dickie et Danto, les deux noms auxquels est attachée cette théorie, ont tiré la grande leçon de la pensée de Wittgenstein. Comme il est impossible d’isoler les propriétés intrinsèques que « l’art » devrait posséder en toutes circonstances, il ne peut avoir un statut d’exception qui aurait le pouvoir insigne de nous faire accéder à l’absolu ou à la vérité, comme l’a répété à l’envi toute la pensée romantique allemande (de Hegel à Heidegger). Il n’est pas un objet précieux et immobile soustrait au cours de la vie, mais un « jeu de langage », solidaire d’autres jeux de langage inscrits dans des formes de vie, un événement et une performance toujours liée à des contextes déterminés et à une diversité d’usages irréductibles au seul monde de l’art. C’est le contexte institutionnel, « le monde de l’art » (Danto), et donc bien d’abord le musée qui fait l’art, et non l’art le musée.
C’est ce que montre, à l’évidence, le porte-bouteille ou l’urinoir de Marcel Duchamp, mais c’est aussi, pour Amselle, ce que nous révèle l’histoire récente qu’ont connue les artefacts venus des musées d’ethnologie : en entrant au musée, en entrant au Louvre, ces objets de l’art, comme dit Goodman, ces artefacts désactivés et décontextualisés sont devenus des objets d’art, brutalement promus et métamorphosés en chefs-d’œuvre appartenant au patrimoine mondial de l’humanité. Désormais, écrit-il, tout ce qui fait musée, fait œuvre.
2. « Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire » écrivait Marx dans L’Idéologie allemande (Marx et Engels 1968, p. 45) ; conformément à cette proposition fondamentale du matérialisme historique, l’auteur s’attaque au déni d’historicité avec constance et véhémence. Au moment où « l’Europe toute entière devient elle-même un musée » (p. 35) et où tout se trouve muséifié, essentialisé, vitrifié – pour reprendre les termes les plus insistants familiers à l’auteur –, un tel déni, source cachée et maléfique de toutes les idéologies, peut fêter en effet ses saturnales. Nous avons déjà vu que le primitivisme sur lequel nous nous sommes, ici même, déjà expliqués [9], qui est, avec le postcolonialisme, un « des deux piliers majeurs de l’idéologie contemporaine » (p. 27) est une des bêtes noires de l’auteur. S’il est si souvent mis en cause, c’est encore parce que, en rejetant tous les artefacts des sociétés africaines dans une tradition intemporelle ou dans une mythique enfance de l’humanité, il commet le péché par excellence, celui du déni d’historicité (p. 53) (p. 59) (p. 61) (p. 84) (p. 88). Toujours prêt à rompre des lances contre notre gusto dei primitivi et contre les musées qui, comme le MQB, valorisent d’autant plus l’altérité que celle-ci est plus radicale et plus violente, le Musée des Confluences de Lyon mobilise cette fois-ci la perspicacité analytique et corrosive de l’auteur. Ce musée s’inscrit à la suite des musées de curiosités et des chambres de merveilles, mais il les présente d’une façon totalement deshistoricisée. Prétendument à la confluence des cultures, ce musée ambitieux qui se penche de façon insistante sur la question de l’origine, reproduit les oppositions les plus contestables de l’anthropologie : cultures industrielles créatrices/cultures traditionnelles, temps cyclique/temps linéaire… et reconduit ainsi les schèmes les plus usés du primitivisme.
3. Il en va de même de la détestation de l’auteur à l’égard du culturalisme, i.e. du scepticisme qu’il a toujours manifesté à l’égard du pouvoir explicatif du concept de culture. Et pourtant aujourd’hui, reconnaît-il, c’est la culture, c’est le sociétal qui tend à remplacer le social, et on nous demande de changer de paradigme, d’abandonner le logiciel marxien de la lutte des classes et de substituer à une lecture verticale des rapports entre dominants et dominés une lecture horizontale : le problème n’est plus le rapport d’inégalité et d’exploitation entre dominants et dominés, le problème c’est l’Autre, le noir, le musulman, la femme, l’homosexuel… Tous les musées sont sommés de devenir des musées de société mettant en scène le contemporain, et comme le contemporain par excellence est celui des identités et des mémoires, qui a détrôné celui des luttes sociales (p. 42), le musée devient effectivement le miroir de ces nouveaux affrontements, que l’auteur aimerait bien évidemment ramener à la seule question sociale.
Rien de plus emblématique du recouvrement du social par le sociétal (p. 32) (p. 42) que l’installation-performance Exhibit B, tableau vivant qui expose les horreurs coloniales et postcoloniales et qui témoigne du mur d’incompréhension et d’hostilité en train de se dresser entre les différentes composantes de la population. Cette exhibition antiraciste, qui constituait pourtant de la part de l’artiste sud-africain blanc Brett Bailey une véritable cérémonie d’expiation des exactions coloniales, s’est attiré l’ire de la part d’opposants à ce spectacle qui ont demandé son interdiction. Les manifestations des afrodescendants ont réussi à déplacer le débat politique et à lui donner une base raciale : un Blanc n’aurait aucune légitimité à représenter la souffrance des Noirs [10]. La stratégie essentialiste des entrepreneurs d’identité est en train de reconduire ainsi une situation d’apartheid : seuls les Noirs auraient le monopole de la représentation. Pour utiliser et transposer une terminologie venue d’ailleurs, le sujet de l’énonciation faisant partie de l’œuvre, il est désormais difficile d’en faire abstraction ; il y aura donc un « art noir » et un « art blanc » comme il y avait, au temps du stalinisme, un « art de classes », et c’est ce même dogmatisme de triste mémoire qui permit, en d’autres lieux, de proscrire un art qualifié de dégénéré.
4. Le marxisme c’est aussi l’énoncé de la loi de la valeur, la reconnaissance de la domination sans partage sur le marché de la valeur d’échange, du règne de l’équivalent général, et l’on sait que, pour Marx, la prostitution, justement, était l’expression et la vérité du capitalisme. Tout s’échange, tout s’achète, et sur la planète entière mise au travail, la marchandise, chose sociale à caractère fétiche, est devenue la forme générale de tous les produits. Telle est la raison de la marchandisation du monde et de la commercialisation de l’œuvre d’art qui devient, elle aussi, un produit échangeable. « Nous n’avons plus d’œuvre nous n’avons que des produits » disait déjà Balzac, et dans un musée devenu entreprise, la delectatio se réduit aujourd’hui de plus en plus à un vulgaire entertainment. C’est ce que Amselle reconnaît et dit à sa manière, en s’appuyant sur l’exemple de ce qu’il appelle les nouveaux musées-écrins. Avec les musées des grands prédateurs de l’économie mondiale (p. 113), avec ces fondations sans collections permanentes que l’auteur continue à tort de considérer comme « musées », avec les « musées » de la fondation Louis Vuitton et celui de la fondation Cartier pour l’art contemporain, par exemple, le musée contemporain a donné naissance à une nouvelle forme de marchandise, la marchandise comme idole, produit du luxe, produit rare, exceptionnel. Produire de la marchandise rare est en effet le but ultime de ces musées-écrins (p. 103), véritables entreprises axées sur le marketing muséal et la vente des produits dérivés (p. 41) qui cherchent tous, sur le marché du tourisme, à promouvoir leur ville dans la compétition générale des villes briguant toutes le label de capitale de la culture. Les musées s’apparentent ainsi de plus en plus à des centres commerciaux où les nouveaux acteurs économiques vont faire leurs achats, ou à des sites d’attractions touristiques uniformes et exportables, indifférents aux enjeux artistiques et anthropologiques posés par les créations qu’ils abritent (p. 115). Préalablement purgées de leur classe laborieuse, il ne s’agit plus pour les grandes villes que de capter la manne financière du tourisme international dans le cadre de cette compétition effrénée, avec obligation de résultat.
On l’aura compris c’est le capitalisme qui se met en scène et en gloire dans ces musées. Mais s’ils sont son écrin, ils sont aussi son écran, puisqu’ils masquent non seulement l’aliénation dont sont victimes les visiteurs, mais, comme à Dubaï, toute la violence des rapports sociaux, violence qui est l’envers du décor somptueux conçu par les stars de l’architecture.
L’autre temps de l’art.
Face à la radicalité d’une telle analyse, dont on ne peut contester sinon la pertinence du moins la systématicité , on se contentera de quelques remarques.
Mais d’abord, pour défendre, corroborer et poursuivre sa thèse, l’auteur ne confond-il pas trop complaisamment le musée avec les foires, les biennales, les manifestations temporaires ou mondaines, les nouveaux centres commerciaux où, effectivement, l’on sacrifie à la marchandise fétiche ?
Dans un texte célèbre, Marx se demandait comment l’art grec pouvait non seulement nous procurer encore des jouissances esthétiques, mais être considéré à certains égards comme norme et modèle inaccessibles, alors que la base matérielle de la société grecque n’avait plus rien à voir avec la nôtre. Sa réponse est sans doute datée, mais Marx posait une question fondamentale qui témoignait d’une sensibilité à la beauté que l’on aimerait retrouver chez l’anthropologue. Sa question avait au moins le mérite d’ouvrir une problématique et d’inquiéter l’historicisme et les idées toutes faites : si l’art appartient au temps historique, n’appartient-il pas aussi, comme le disait Malraux, à un autre temps, puisqu’il continue, envers et contre tout, à nous émouvoir ?
Le musée expose et s’expose en tant qu’œuvre d’art, d’où le rôle majeur joué aujourd’hui par les architectes (p. 7) (p. 13), dit Amselle. Il est difficile de ne pas penser, à ce sujet, au texte de Paul Valéry écrit en 1923, Le problème des musées, texte qui, tout à la nostalgie de l’architecture qui donnait son sens aux œuvres exposées, récapitule les critiques que nous avons rencontrées. Déchiré entre son désir d’enchantement et la présentation muséale nécessairement savante, didactique et glaçante, Valéry commence par avouer son désamour : « Je n’aime pas trop les musées… la maison de l’incohérence ». Mais le malaise suscité par le musée tient aussi pour lui au fait qu’il est « un lieu d’exil et que la peinture et la sculpture sont en deuil de leur lieu naturel ». « Peinture et sculpture (…) ce sont des enfants abandonnés. Leur mer est morte, leur mère Architecture. Tant qu’elle vivait, elle leur donnait leurs places, leurs emplois, leurs contraintes. La liberté d’errer leur était refusée. Ils avaient leurs espaces, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances » (Valéry 1960, p. 1290). N’est-ce pas d’une certaine façon à ces critiques que les nouveaux musées et la nouvelle muséologie ont tenté de répondre, notamment en ouvrant et en animant les musées par des conférences, des visites commentées, en produisant œuvres et films où l’attitude critique est requise, mais surtout en renouvelant leur architecture ? Et il est vrai que les nouveaux musées font tellement partie, aujourd’hui, des oeuvres les plus représentatives des architectes de renom que le public se déplace pour aller les voir comme si l’enveloppe ou le contenant importait beaucoup plus que le contenu (p. 37). Le temps du musée sans collection serait-il lui-même venu ? Une ère nouvelle s’est fait jour avec le musée Guggenheim de New York, de Frank Lloyd Wright (1956), qui a inauguré la construction de toute une suite de bâtiments iconiques qui sont effectivement de purs gestes architecturaux. En 1997, le Guggenheim de Bilbao, de Frank Gehry, musée sans collection et sans véritables cimaises, a entériné cette position muséographique limite [11].
On pourrait ici, pour finir, non pas critiquer, mais aller peut-être plus avant dans le sens de l’auteur. La conservation de toutes les expressions du besoin humain de créer et de défier la mort, dont parlait Valéry, s’est trouvée manifestement renforcée avec le développement exponentiel de la pulsion patrimoniale, avec la muséification ou la vitrification que la France a connue après les années 1970 et qui a donné naissance, selon l’expression de l’auteur, à une « société de conservation » (p. 34). Et aujourd’hui ce sont tous les vieux pays d’Europe en voie de désindustrialisation qui sont appelés à se muséifier, afin de devenir la vitrine des grandes migrations du tourisme international. Le postmoderne, répétition cynique et désabusée d’un modernisme compromis avec les totalitarismes, a trouvé, avec le musée, son époque et son lieu d’élection. Depuis qu’ils ont conquis un statut qui leur confère une grande autonomie, les musées sont entrés en situation de concurrence et de rivalité sur le marché mondial de l’économie culturelle. Ils servent ainsi de promotion ou de faire-valoir à des villes et à des pays qui, partis à l’affût des expositions les plus retentissantes, se disputent maintenant sponsors et publics.
Mais le souci de conserver, dont témoigne l’invention moderne du musée et sa contemporaine multiplication, ne peut-il pas se dégrader en complexe de Noé et conduire à une destitution du passé, à une perte de son statut d’autorité et de référence ? Le refus de trier et de porter un jugement (Ur-teil) sur ce qui nous a précédés peut être le reflet de notre incapacité à créer des systèmes de valeurs originaux et cohérents. Ne sommes-nous pas, comme l’écrivait Nietzsche, des tard-venus, des épigones accablés par l’irruption pléthorique du passé ou par l’hypertrophie de notre culture historique, écrasés par l’énormité des productions accumulées, obsédés par le sentiment d’entropie, hantés par notre propre disparition d’Occidentaux ? L’ouverture de notre musée imaginaire aux œuvres de tous les temps et de tous les pays, notre disponibilité universelle, notre appréciation égalitaire des monuments de tous les peuples pourrait bien être le signe de notre impuissance à créer et d’un vouloir d’art (Kunstwollen) réduit à son degré zéro.
Aujourd’hui, pour gloser encore sur le titre du livre, le musée expose et s’expose au conflit des mémoires et des identités, il s’expose aussi en se mettant en scène, mais, du même coup, il se met lui-même en question et, osons le mot, il s’explose dans une sorte de fin de l’histoire à la mode kojèvienne où le touriste (représenté avec intensité, dans toute la vérité de sa condition, dans la sculpture hyperréaliste de Duane Hanson que chacun peut trouver sur internet), jouissant de la monnaie de l’absolu, aurait remplacé le travailleur et le révolutionnaire créateur de l’État homogène et universel. Telle est la conclusion que l’on pourrait donner à cette attaque inédite, à ce discours corrosif qui, bien que porté par un fort désir d’apocalypse, ne se donne pas vraiment de fin.