Roxana Torre est un designer professionnel hollandais qui développe des interfaces graphiques pour des sites internet et s’intéresse notamment aux médias électroniques en tant que possibles œuvre d’art. Sur un de ses sites internet, my personnal world map, il nous propose un montage tout à fait intéressant sur un aspect de notre condition spatiale contemporaine, celui d’un monde des villes à portée ou non de main, déterminé par le jeu des stratégies commerciales des compagnies aériennes. Contrairement à ce que laisse entendre le titre du site, qui exige d’ailleurs de disposer d’une solide configuration et d’un navigateur internet à jour pour y accéder et le parcourir, il ne s’agit pas d’une carte mais d’une création visuelle dont l’objectif est d’interpeller notre relation à un monde mobile, dans lequel la distance n’est plus uniquement une question de miles ou de kilomètres. Rappelant que l’image que nous avons de la terre et de ce que nous pouvons y faire dépend des types de représentations que nous en proposons, l’animation permet d’aborder de manière très simple la question de l’accessibilité des villes du monde les unes par rapport aux autres à partir du simple couple temps/coût. Ainsi, la distance qui sépare deux villes est fonction du prix du billet d’avion et de la durée du voyage. Une fois que l’on a identifié sa ville de départ, le monde se réagence à partir d’une nouvelle projection (anamorphose). Puis, l’utilisateur entre un coût (en euro) et un temps (en heures) qu’il est prêt à investir dans un déplacement. L’image est alors produite et permet par un menu très simple de comparer les images successives de trois types de distances : spatiale, temporelle et financière. Passant de l’une aux autres, ne serait-ce qu’au niveau des coûts, on sera frappés par exemple par la distance étonnante qui sépare Madrid de Lisbonne et, inversement, la rapproche du Caire. Dans l’ensemble, et ce n’est pas une surprise, l’Europe et les États-Unis n’ont jamais paru si proche, l’Afrique si lointaine.
Certes, les géographes pourront objecter qu’il s’agit là d’une évidence, que les données utilisées par le projet constituent une boîte noire (base de données des prix de billets provenant de « sources variées » sur internet), que ce ne sont que les trajets aériens qui s’y trouvent pris en compte : l’auteur n’a pas d’autre ambition que celle d’avoir développé un prototype dans le cadre d’une formation. Il n’en reste pas moins que ce projet présente à notre sens toute une série d’intérêts. Celui d’interpeller tout d’abord sur le déplacement des échelles et des lieux auxquels les questions de l’accessibilité et de la mobilité saisies à partir du coût restent ou non pertinentes. Il est encore courant d’entendre dire que la mobilité dans le monde n’est accessible qu’à celles et ceux qui en ont les moyens : l’échelle du quartier serait celle des classes sans ressource, celle du monde pour les élites et les bobos. Sans pour autant nier ces différences de classe ce qui n’aurait par ailleurs aucun sens, retenons à partir de l’animation de Roxana Torre que le jeu de compagnie aérienne interfère et recomposent de manière déterminante cette situation. Puis, sur une réalité spatiale encore sous-exploité, celle d’une géographie du monde recomposée par les charters. En ce sens, on ne peut qu’espérer que son projet extrêmement stimulant de carte en temps réel voit le jour, on pense en particulier à une base de données qui serait liée 7jours sur 7 aux bases actualisées de charter, aux vols dits de « dernières minutes », ces interstices du discount de la mobilité dans lesquels se faufile le tiers-monde du mobile. Nombre d’entre nous savons en effet qu’en France, chaque mardi matin, l’espace-coût d’une ville à l’autre change, au gré des « billets de dernière minute » ou des billets bloqués trois mois à l’avance. Le croisement de l’ensemble de ces bases des compagnies ouvre ainsi vers un champ très particulier dans lequel, à chaque minute, les distances du monde se reconfigurent ! Enfin, on imaginerait un prolongement direct de ce type d’applications dans le monde intra-urbain, la représentation de l’accessibilité pouvant être enrichie par d’autres paramètres aussi bien objectifs (cartes d’abonnement, différences selon les horaires de la journée…) que subjectifs (attrait ou non pour un type de lieu) qui permettrait à tout un chacun de piloter et produire en real-time tant sa géographie du monde que celle d’une ville, à une certaine portée de main.
Photo : World Globe à Flushing Meadows Park, Queens, New-York.