Les enfants qui jouent sur la plage ne sont pas assis, contemplatifs, absorbés dans le lointain ; ils ne se laissent pas bercer par les roulements des vagues ou les sons étouffés de l’été. Ils cherchent à retenir l’eau qui s’en va, à défendre des forteresses que la marée prend d’assaut ; ils tentent de peupler cet univers précaire de leurs œuvres fragiles. Une grosse vague s’approche, l’écume envahit les multiples canaux, emplit les mares, et durant un bref instant l’image prend corps : voilà l’euphorie. Ensuite, tout s’affaisse et la ville de sable retourne à la boue ; mais encore c’est la vie et, sous un ciel plein de promesses, rien de ce qui disparaît ne nous laisse inconsolable. (Belin 2002 : 168)
Le jeu de rôle, en tant qu’activité ludique, s’inscrit tout droit dans la lignée de ces jeux d’enfants où, par l’intermédiaire d’un « on disait que », s’ouvre un univers de possibles nous permettant d’incarner un personnage autre que nous. C’est la formalisation de ce « on disait que » dans le jeu de rôle sur table qui retiendra ici notre attention. Plus particulièrement, nous nous demanderons comment le cadre de ce type d’activité s’agence pour permettre à un monde de possibles d’être partagé et vécu à travers la construction d’une diégèse [1] commune (Caïra 2016).
Le jeu de rôle est une pratique narrative et collective. Les joueurs incarnent des personnages qu’ils font évoluer par l’intermédiaire de dialogues joués à la première personne, dans la peau du personnage, alternés avec des propositions extra-diégétiques réalisées en tant que joueur. Les joueurs vont ainsi, à travers leurs personnages, explorer et créer en direct et de manière collective un univers ouvert dont les inférences peuvent sembler ne pas aller de soi. Face à un jeu permettant la création de mondes imaginaires, l’expérience de trajectoires insolites, voire l’affranchissement de certaines lois de la physique ou de la physiologie humaine, comment les joueurs arrivent-ils à interpréter leurs personnages de manière quotidienne, évidente et compréhensible de tous ? Comment cet extra-quotidien peut-il aller de soi le temps d’une séance de jeu ?
Nous allons aborder ici certaines des balises rendant possible cette expérience. Dans un premier temps, nous envisagerons l’environnement du jeu et la préparation de ses participants. Un deuxième point sera consacré aux conditions d’émergence et à l’agencement des éléments qui constitueront la diégèse construite par les joueurs. Nous verrons enfin comment ces éléments forment un espace de potentialité et d’indétermination, au cœur même de l’expérience d’enchantement.
Entrer dans le jeu
La réflexion qui va suivre se base sur une immersion de longue date dans le milieu du jeu de rôle. Nous sommes en effet tous deux impliqués dans le « milieu rôliste » depuis les années 1990 et un de nous est par ailleurs concepteur de jeux. Dans ce cadre, nous avons collecté au fil du temps bon nombre de notes et relevés de parties dans le cadre de séances de test de jeux en cours d’élaboration ou comme support de réflexion en matière de game design. L’ensemble de ces éléments a par ailleurs servi de matériau empirique dans une perspective ethnographique plus large autour du concept d’enchantement, dont cet article propose un premier compte rendu. A cette fin, les notes de parties de jeu ont été enrichies par une série d’enregistrements et d’entretiens d’explicitation centrés notamment autour des questions d’immersion et de construction narrative commune. Face à cette diversité de matériaux et afin de faciliter la compréhension du contexte, nous avons fait le choix de proposer ici des extraits tirés d’une même séance de jeu [2]. Ces extraits ont donc un statut exemplatif (Fainsang 1994) donnant à voir, d’un point de vue émique, les tendances plus larges dégagées lors de notre analyse. Au cours de la séance que nous allons suivre, Isabelle est restée extérieure au jeu tandis que Grégory a rejoint le groupe en endossant un personnage. Le choix d’un article à deux voix nous a en effet permis de multiplier les niveaux d’observation sur le terrain, de varier notre engagement dans le jeu et de croiser nos analyses et nos ressentis respectifs. Cette séance a été complétée par des entretiens explicatifs menés auprès de trois des joueurs et par une série de discussions informelles avec l’ensemble de la table soit de manière individuelle, soit collectivement, en face à face ou à distance par messagerie électronique.
Par cet article, nous souhaitons contribuer à dessiner les contours du concept d’enchantement en le confrontant à une scène inédite : celle du jeu de rôle sur table. À cette fin, nous défendrons l’hypothèse que le jeu de rôle peut être abordé en tant que dispositif [3] d’enchantement, lui-même envisagé comme un « espace potentiel » (Belin 2002) encadrant et encourageant l’émergence d’une expérience vécue comme extra-quotidienne.
À la suite d’Olivier Caïra (2007) et de Wilfried Coussieu (2010), nous souhaitons dépasser la vision du jeu de rôle comme simple projection identitaire. En effet, le jeu de rôle tel que nous l’envisageons ici peut avant tout être défini comme une conversation, comme un acte de communication au sens orchestral que lui donne Yves Winkin (1981). Ensemble, l’espace d’un moment et dans un cadre défini, plusieurs individus vont construire et partager une diégèse inédite par l’action performative de la parole. Cette définition a minima englobe ainsi la plus grande partie de ce qui est reconnu actuellement comme jeu de rôle. Bien que nous pensons que les propos qui suivent peuvent s’appliquer au jeu de rôle au sens large, nous laisserons volontairement de côté les spécificités de formats se distinguant nettement du schéma médiatisé tiré du jeu Donjons et Dragons : quelques adolescents assis autour d’une table explorant un scénario médiéval-fantastique concocté par un maître de jeu. En effet, les configurations issues du jeu de rôle grandeur nature (Kapp, 2015) ou les propositions émergeant de la nouvelle scène du jeu de rôle (jeu via forum, messagerie ou vidéoconférence ; jeu sans meneur de jeu ; jeu où chaque joueur possède plusieurs personnages, etc.) s’affranchissent d’une série des attributs traditionnels pour ouvrir d’autres voies et offrir d’autres formes d’expérience.
Les recherches menées autour de la thématique de l’enchantement empruntent des chemins multiples, plus ou moins compatibles entre eux. Pensons notamment aux approches sociologiques et philosophiques du concept de « désenchantement du monde » (Weber 1964 ; Gauchet 1985), ou à l’approche d’Alfred Gell (1992) des « technologies de l’enchantement » centrée sur la question de la fascination de l’objet artistique. Dans cet article, nous proposons de suivre une autre voie, ouverte par deux auteurs, Yves Winkin et Véronique Servais, cherchant à élaborer une anthropologie de l’enchantement basée sur les dispositifs expérientiels encadrant des situations vécues comme extra-quotidiennes. Le premier est parti de notes auto-ethnographiques pour dresser les contours de dispositifs d’enchantement en milieu touristique (Winkin 1998, 2002). Il a notamment décortiqué le déni partiel de « l’envers du décor », tant de la part des touristes que des « techniciens » qui cadrent l’expérience. Il rapproche ce déni de la « suspension volontaire d’incrédulité » évoquée par le poète anglais Samuel Taylor Coleridge (1997) et du « je sais bien mais quand même » psychanalytique d’Octave Mannoni (1969). Winkin le précise bien : pour être vecteur d’enchantement, ce « je sais bien mais quand même » doit être acté, performé, « que ce soit dans une danse rituelle, dans une tirade face à un groupe d’enfants ou dans une poignée de main à Mickey au sein d’un groupe de touristes se promenant à Disneyland » (Barchechath, Magli et Winkin 2006 : 133-134). Cette mise en acte, ainsi que le contexte de sa mise en œuvre, retiendra ici toute notre attention. De son côté, Véronique Servais, accompagnée par Arnaud Halloy, s’est attelée à dessiner l’ébauche d’un modèle du dispositif d’enchantement à partir d’une approche comparative entre les rencontres avec les dauphins et la possession dans le culte Xangô (Halloy et Servais 2013, 2014). Elle met l’accent sur la dimension cognitivo-émotionnelle de l’enchantement en la replaçant dans un parcours en trois actes : un conditionnement imaginatif et une éducation à l’attention, l’expérience d’enchantement en elle-même puis une validation sociale de l’expérience. Plutôt que trois étapes, nous considérerons ces éléments comme autant de dimensions intriquées du dispositif d’enchantement que nous allons explorer dans les points suivants.
À la proposition heuristique de ces deux auteurs viendra s’ajouter une trame conceptuelle tirée de la thèse foisonnante d’Emmanuel Belin sur les espaces potentiels, considérés par l’auteur comme « des espaces où la vérité n’est pas ce qui compte le plus ; des espaces où l’illusion est autorisée ; d’où la vulgarité innommable de la science est bannie ; où « quand même » est permis même si « je sais bien » ou si « je n’en sais rien » » (Belin 1997). Ces espaces potentiels se définissent par analogie avec la notion d’espace transitionnel développée par Donald W. Winnicott : « This intermediate area of experience, unchallenged in respect of its belonging to inner or external (shared) reality, constitues the greater part of the infant’s experience, and throughout life is retained in the intense experiencing that belongs to the arts and to religion and to imaginative living, and to creative scientific work » (Winnicott 1971 : 14).
L’enchantement tel que nous l’envisageons ici consiste donc en une série d’actes consentis d’engagement (Caïra, 2018), d’intercréativité (David 2015) et de « suspension bienveillante du doute » (Barchechath, Magli et Winkin 2006 : 134). La mise en œuvre de ces actes, rendue possible grâce à la mise en place d’un environnement matériel et interactionnel particulier, vecteur à la fois d’affordances (Gibson, 1979) et d’indétermination, permet l’expérience déconflictualisée de l’extra-quotidien par un élargissement des possibles. Nous verrons également comment les expériences d’enchantement, grâce à la bienveillance de leur dispositif (Belin 1999), participent d’une « euphorie » au sens goffmanien du terme, c’est-à-dire d’un état où « tous les participants d’un échange sont suffisamment « pris » ou engagés dans l’action » (Goffman 1993).
Nous plaçons notre réflexion dans une perspective pragmatique, plutôt que sémantique, dans la lignée de Jean-Marie Schaeffer (1999) lorsque qu’il aborde la question de la fiction comme feintise ludique :
Ce qui importe c’est que, lorsqu’on conçoit la question de la relation cognitive sous cet angle, on la déplace du champ d’une sémantique des représentations vers celui d’un usage spécifique des représentations, donc vers une interrogation de nature pragmatique. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de la fiabilité du modèle mental élaboré plutôt que de sa vérité : quoi qu’il en soit de la manière dont nos représentations sont liées à ce qu’elles représentent (une question à laquelle, me semble-t-il, on n’a toujours pas réussi à donner de réponse satisfaisante), la véritable sanction de leur portée cognitive réside dans le taux de réussite ou d’échec des interactions futures avec le monde qu’elles modélisent. (Schaeffer 2002)
Cette perspective, centrée sur les modalités de l’expérience perçue, vécue et partagée, nous permet de considérer d’un même regard notre lecture du jeu de rôle et des situations d’enchantement aussi différentes que le voyage touristique organisé, la possession ou la communication avec des dauphins.
Référentiel commun et éducation à l’attention
De nombreux auteurs (Brahy et Servais 2017 ; Halloy et Servais 2013 et 2014 ; Legrain 2009 ; Racimora 2009) nous montrent l’importance d’un référentiel commun comme élément constitutif de l’environnement organisé autorisant, sans pour autant la garantir, une expérience d’enchantement. L’expérience du jeu de rôle commence en effet bien avant la partie elle-même, c’est-à-dire le moment passé autour de la table. Dans la majeure partie des cas, le meneur de jeu (MJ), pour encadrer et situer la séance, va s’appuyer sur un monde décrit dans un ouvrage rédigé par le concepteur du jeu. Ce manuel, allant d’une à plusieurs centaines de pages, est le plus souvent lu au préalable par les joueurs eux-mêmes ou, au minimum, résumé avant la partie par le MJ. Il comprend un corpus de règles organisant le jeu (comment gérer une séquence de combat, initier une action précise, utiliser un bonus, etc.) et parfois des extraits de dialogues illustrant divers moments-type de la partie. Ce manuel contient également des informations pratiques sur l’univers fictif (ou fictionnalisé) présenté, le plus souvent, sous la forme d’une encyclopédie imaginaire. On y retrouvera, entre autres, des personnages précis ou des classes de personnage avec leurs caractéristiques propres ; des lieux décrits et cartographiés, comme une forteresse ou une ville que le MJ pourra mettre sur le chemin des personnages ; éventuellement une mythologie propre à l’univers exploré ; des descriptions d’objets, etc. À cela, le MJ pourra également ajouter ses propres créations en fonction de l’histoire qu’il envisage de développer au cours de la partie. De ces informations, le meneur tirera des données techniques dont il aura besoin pour mener la partie : les statistiques de jeu des personnages que les joueurs rencontreront, par exemple, comme leur bonus d’attaque ou leurs points de vie.
À ce dispositif de base, dépendant du jeu sélectionné pour l’occasion, vient s’ajouter un référentiel propre au groupe. S’y retrouvent les séances précédentes vécues ensemble, et dont les moments phares sont régulièrement remémorés, mais également les moments passés hors-jeu qui peuvent donner lieu à des clins d’œil insérés dans la diégèse. À un niveau plus large intervient le bagage culturel partagé par la communauté rôliste, parfois très conséquent chez certains joueurs et régulièrement investi au cours des parties. En effet, de nombreux jeux de rôle sont basés sur des univers développés par d’autres médias. À titre d’exemple, L’Appel de Cthulhu se base sur les récits de l’écrivain H.P. Lovecraft, Donjons et Dragons explore le plus souvent un monde médiéval fantastique que l’on retrouve dans bon nombre de jeux vidéo, films ou romans, Toon plonge le joueur dans la logique absurde et rocambolesque des dessins animés de Tex Avery, et de nombreux jeux s’inspirent de séries télévisées ou de blockbusters. Ce « conditionnement imaginatif » (Halloy et Servais 2013) mènera à un élargissement de l’imaginaire des joueurs et à ce que Belin appelle un « déplacement des maximums des vraisemblances » (2002 : 178), c’est-à-dire une transformation dans et par le cadre du jeu de ce qui était jusque-là improbable en éléments envisageables et plausibles. Soutenu par ce socle de fondation, l’extra-quotidien pourra alors émerger et trouver sa place dans la diégèse commune. Mais celui-ci ne pourra réellement prendre corps qu’à travers l’approbation de l’ensemble des participants. En effet, dans le cadre du jeu de rôle, c’est lorsqu’une proposition s’actualise dans la diégèse collective qu’elle devient vraisemblable. La caution du groupe et l’ancrage dans l’histoire actent ce qui est concevable plus que l’aspect réaliste de la proposition. Cette validation par la diégèse commune est d’autant plus importante que les joueurs évoluent dans des univers fictifs où tout est potentiellement possible : se rendre invisible, lancer des sorts, combattre des gobelins, discuter avec un aigle géant ou choisir comme plan de carrière de devenir PDG de la plus grosse corporation du pays. Si les joueurs considèrent de manière collégiale qu’il est plus intéressant de tenter d’invoquer l’esprit d’un lapin pour résoudre un combat contre le dragon du donjon, c’est ainsi que cela se passera (à condition bien entendu que les dés ne viennent pas contrecarrer cette initiative, mais nous y reviendrons). La caution collective donnera corps à l’espace potentiel du jeu et autorisera un lâcher prise individuel (« si mon idée n’est pas bonne, elle ne sera simplement pas reprise ») où chacun pourra « prendre le risque d’y croire » (Belin 2002 : 89).
Ce référentiel est également comportemental et intègre une série de rituels liés au déroulement même de la soirée (« on commande toujours du chinois chez Untel parce que Marie connaît le gars et donc ça va plus vite pour être livré »). Il reprend aussi une série de règles implicites et explicites formant le « contrat social » (Ron Edwards 2004) qui englobe le jeu. S’y retrouvent, par exemple, la gestion de la parole de chacun (« si on ne le stoppe pas parfois, on ne peut pas en placer une » ou « le MJ a toujours le dernier mot ») ; certaines limites, comme celles concernant la gestion des sujets tabous ou le fait d’interdire les apartés, etc.
Tous ces éléments sont transmis par les pairs, les compagnons de jeu, mais également via les nombreux blogs, forums, ou rencontres lors de conventions, constituant autant de lieux de transmission, d’échange et d’éducation à l’attention (Gibson 1979 ; Ingold 2011 ; Halloy et Servais 2013, 2014). La plupart des livres de règles comportent également un chapitre abordant des conseils pour « bien jouer » (David et Larré 2017) ou « bien mener » (2016). Le novice devra ainsi assimiler tout un jargon, partagé par les joueurs assidus et véhiculés par la plupart des supports de jeu : background, PNJ, D20, etc. La maîtrise de ces termes témoignera de son inscription dans le groupe, mais permettra surtout la pleine utilisation des outils proposés. Au fil des parties, les plus anciens servant de modèle aux nouveaux, et grâce à l’aspect didactique du matériel (règles, feuilles de personnage, livre du MJ/des joueurs, etc.), le joueur va aiguiser sa technique en saisissant de manière plus fine ce sur quoi il peut rebondir, comment le faire à bon escient (« mon personnage a 8 en force mais 16 en intelligence, je ne vais pas aborder mon ennemi de front, mais plutôt faire un jet de perspicacité pour découvrir son point faible »), comment mettre de la vie dans les moments de roleplay, créer un personnage en utilisant les règles de manière optimale ou la manière d’insérer des détails dans la description d’une scène (Pogorzelski 2016).
Ce corpus social, culturel et technique constitue le terreau de l’imaginaire des joueurs, en élargissant le champ des possibles et en offrant les outils pour actualiser ces possibles dans le jeu, permettant ainsi une déambulation cadrée (Belin 2002 : 218). En effet, l’ensemble de ces éléments va s’offrir comme autant de balises à la fois détaillées et riches en potentialités qui vont stabiliser un « horizon d’attentes imprécises » (Legrain 2009 ; Belin 1997) esquissant la forme générale de l’expérience à vivre et le type d’ambiances auxquelles les joueur vont pouvoir être confrontés tout en offrant au joueur la possibilité de se laisser surprendre par une histoire dont il est pourtant un des acteurs et un des auteurs (Chassenet, David et Larré 2017). Nous allons détailler certains rouages de cette dynamique dans les paragraphes suivants.
Les affordances comme promesses de surprise
La mise en condition de l’imaginaire, l’élaboration d’un système d’attentes floues, l’affinement de l’éducation à l’attention et le déplacement du maximum de vraisemblance vont permettre aux joueurs de repérer, générer et activer des « prises » (Bessy et Chateauraynaud 1995) ou des « affordances » (Gibson 1979) sur base de la mécanique du jeu et des propositions des autres joueurs. Afin de mieux comprendre comment ce mécanisme se met en place, nous partirons d’un exemple extrait d’une partie où l’un de nous deux, Grégory, allait endosser une place de joueur tandis que l’autre, Isabelle, observait la partie de l’extérieur.
Nous sommes en tout début de séance. Celle-ci prend place dans ce que l’on appelle une campagne (suite de plusieurs séances dans le même univers, un peu à l’image d’une série télévisée) et Grégory va rejoindre l’histoire en cours de route. Le MJ propose un bref récapitulatif des hauts faits de la séance précédente puis laisse la parole aux autres joueurs. C’est à ce moment que le personnage incarné par Grégory fait son entrée :
Extrait du début de la partie (retranscription via enregistrement, les prénoms des joueurs – à l’exception de celui de Grégory – ont été modifiés) :
Antoine — Et comment vous êtes-vous retrouvé ici ?
Grégory (ton ampoulé et air hautain) — Je me suis introduit par pas chassés dans une forteresse qui avait l’air cossue. Et en franchissant un cercle de craie par terre, j’ai été propulsé comme par une catapulte dans ce monde merveilleux.
Antoine (à Camille) — Tu vas voir qu’il a profité que tu as désamorcé tous les pièges pour s’incruster.
Camille (à Grégory) — Tu fais vraiment une tête comme ça ?
Grégory (parlant de son personnage) — Oui… il a pas l’air honnête.
Camille — Ah oui oui oui, ok. (à Grégory) Et euh, vous pouvez décrire quelle forteresse, là ?
Grégory — Ben je décris la forteresse.
Damien — C’est celle d’où on vient ?
Grégory — Oui.
Camille — Oui.
MJ — Oui, c’est celle d’où vous venez.
Camille — Huuuuuum.
Antoine — Je pense que quand on reviendra, il faudra livrer ce Monsieur à la Justice.
Eva — Ouais, il n’a pas l’air d’être entré dans ce manoir pour des raisons très claires.
Grégory — Mais… je cherchais l’hospitalité après avoir été poursuivi par une bande de… (cherche ses mots) loups … euh… mutants. Voilà, pourquoi pas…
Camille — Alors je fais un jet de perspicacité pour voir si il n’est pas un peu en train de se foutre de notre gueule, là. Et qu’il ne travaillerait pas pour l’autre…
MJ (à Grégory) — Alors fais- moi un jet de tromperie…
Grégory — D’accord ! (jette le dé) 20.
Antoine — En même temps, avec son bonus de plus 4000, hein.
MJ (à Camille) — … et toi tu fais un jet de perspicacité. (Camille fait 8)
Camille — Nooooon !
MJ — Aaah ben, il dit la vérité hein.
Camille — Bon ben euh il a l’air… (contraint) il m’a l’air honnête.
Antoine et Damien (pouffent de rire)
Eva — Attends, parce que moi j’ai +7 en perspicacité (Grégory et Eva rejettent les dés, le résultat est moins tranché)
MJ (à Eva) — Disons que tu ne peux pas en être sûr et certain mais qu’il n’a pas l’air de te dire la vérité.
Eva — Ok. Bon alors, je propose… Je propose quoi en fait, qu’est-ce qu’on va faire de ce machin-là ? (rires communs) (à Grégory) Ben restez ici et on revient dans 5 minutes.[Anoine, Camille et Eva continuent à échafauder des plans sur ce qu’ils vont faire de Grégory et sur les raisons de sa présence]
MJ — Quelqu’un veut bien me jeter un dé de pourcentage, merci.
Grégory — Comme ça boum !
Camille — Ça c’est parce qu’on passe beaucoup trop de temps à parler (rires).[Suite à cette intervention, qui n’a pourtant pas eu de résultat visible (le jet était de 70 et donc « réussi »), la discussion se transforme et revient au plan d’attaque envisagé avant la venue de Grégory].
Le jeu de rôle, dans sa conception même, est agencé pour favoriser la création par les joueurs (MJ compris) d’un environnement riche en potentialités d’actions. Au fil de la partie, les joueurs vont rebondir, ou non, sur les différentes potentialités qui s’offrent à eux. Que cela soit dans le récit commun : poser une question sur un détail dans la description des lieux, interagir avec un PNJ (personnage non-joueur) incarné par le maître de jeu, réagir face à un dilemme moral entre deux personnages, discuter une proposition jugée irréaliste ; ou dans les opportunités offertes par le matériel de jeu : faire intervenir une de ses caractéristiques, jeter un dé, regarder la carte du jeu ou manipuler des figurines représentant les personnages. Ces éléments vont constituer autant d’affordances qui pourront être exploitées au fil du jeu pour constituer, au final, une trame narrative fruit de « l’expérience subjective du commun » (Brahy et Servais 2017).
Le terme affordance est un néologisme tiré des travaux du psychologue américain James Jerome Gibson (1979). Issu du verbe to afford, signifiant « offrir, permettre, fournir », ce terme représente les potentialités d’actions offertes par un objet, matériel ou non. Il met ainsi l’accent sur l’aspect circulaire et indissociable de la perception et de l’action. Dans l’extrait de partie, quand Antoine, à travers son personnage, demande au nouvel arrivant comment il s’est retrouvé sur les lieux, c’est tout d’abord parce qu’il considère comme évident que son personnage, dans une telle situation, souhaite en connaître plus sur l’inconnu. Mais c’est aussi parce que, ce faisant, il ouvre métaphoriquement une porte à Grégory qui, par sa réponse, lui permettra de profiter de nouvelles affordances sur lesquelles Antoine pourra ensuite rebondir, créant ainsi de nouveaux horizons d’attentes et de surprises. Ce qui pourrait avoir l’air d’une simple question machinale est donc, dans le cadre d’un jeu de rôle, automatiquement un acte créatif.
Avec l’accord du MJ, Grégory avait prévu dans le background de son personnage que celui-ci soit un espion à la solde d’un notable de la ville. À ce stade du jeu, seuls Grégory et le MJ sont au courant de cette identité. Lorsque Antoine lui demande d’où il vient puis qu’Eva met en doute les raisons de sa présence dans le manoir, Grégory se retrouve devant un espace ouvert. Quelles informations son personnage va-t-il livrer ? Sa décision, et le discours qui en suivra (la poursuite par une bande de loups mutants), sera jaugée par les autres joueurs. Son discours est-il crédible ? Camille, en tant que joueuse, a un doute. Ce doute provient à la fois de la somme de ce qui a été raconté et tenu pour vrai jusque-là dans la partie, mais aussi au ton étrange et hésitant que le personnage de Grégory a pris lors de ses réponses, ce qui n’est pas dans son habitude. Ce ton est l’affordance sur laquelle Camille rebondit. Mais si Camille a effectivement un doute, qu’en est-il du personnage qu’elle incarne ? Le MJ propose alors à Camille de jeter les dés pour en décider à sa place. Si son score d’intelligence est suffisant et que les dés sont de son côté, le personnage obtiendra des certitudes à propos de son interlocuteur. Malheureusement, le jet de dés échoue, et, selon les règles, son personnage est donc forcé de croire ce que le personnage de Grégory a dit. Ici, c’est l’application des règles qui va donner une contrainte, en orientant le champ des possibles dans une autre direction que celle imaginée initialement par le joueur. Les questions posées aux autres joueurs ou au MJ, les contraintes de narration imposées par les règles, la diégèse explicitée ou induite par les parties précédentes ou les accessoires de jeux constitueront donc autant de générateurs d’affordances offertes moment après moment aux participants. Sur quoi rebondir et de quelle façon, voilà les décisions qui vont déterminer ce qui va se passer ensuite dans la partie. Chacune des affordances générées au cours du jeu agira donc comme une « promesse de surprise » (Belin 2002 : 226-234 ; Chassenet, David et Larré 2017) susceptible d’inscrire le personnage dans l’histoire si elle est validée et utilisée par le reste du groupe. L’extrait qui suit, issu d’un entretien d’explicitation avec Nico, le MJ, relate bien l’effet de cette promesse de surprise et son importance dans l’intensité du vécu de la diégèse :
En tant que joueur, mes moments préférés ont été une grosse partie d’une campagne de Donj’ animée par Pascal où je jouais un Druide un peu extrémiste quand on touchait à la nature. Et une partie de Zombie animée par Pascal où tout est parti en couille, mais au point que ça a donné des événements extraordinaires (je crois que Pascal pourra aussi en parler). J’ai ri comme un malade, et en même temps, j’ai vu l’histoire se dérouler et se transformer devant moi sans que personne ne s’y attende. Je crois d’ailleurs que, comme dans la dernière partie de Deadlands, ce qui est génial en JDR, c’est que les événements se déroulent de manière si inattendue, que le MJ est aussi étonné que les joueurs. Et quand ça tourne, tu finis avec des événements mémorables. Dans la partie avec Pascal, rien ne pouvait présager que ça allait aller dans cette direction. Et tout ce qu’il a fallu, c’est simplement suivre les résultats des dés sans a priori (Nico, entretien d’explicitation)
En identifiant un élément du jeu comme une affordance, les joueurs posent donc de nouvelles opportunités d’actions ou d’interactions (Brahy et Servais 2017 : 148) pour eux-mêmes et/ou pour les autres joueurs. Une affordance représente donc une occasion à prendre, une « disponibilité pratique dans un contexte et pour une activité donnée » (Joseph 1997). L’espace qu’ouvrent ces occasions à prendre va faire l’objet du point suivant.
L’espace potentiel entre bienveillance dispositive et indétermination
Nous venons de voir la place qu’occupent le référentiel commun et la mise en œuvre des affordances dans le processus de création collective qui fonde la séance de jeu de rôle. Nous avons également rendu compte de l’importance de la validation par les pairs dans l’ancrage de la diégèse. Tous ces éléments, agencés par les règles et les conventions du jeu, vont permettre à l’impensable de devenir vraisemblable et à l’inattendu de devenir un élément constitutif de l’univers commun. En d’autres termes, ce dispositif permettra à l’extra-quotidien du joueur de devenir le quotidien de son personnage [4]. L’ensemble précaire de ces conditions, et l’assurance de leur bon dénouement, constitue ce que Belin nomme la bienveillance dispositive c’est-à-dire l’effort collectif permettant la mise en place d’un lieu « (…) où sont disposés des objets de telle manière que des coïncidences qui, dans les circonstances normales, auraient été invraisemblables, non seulement deviennent vraisemblables, mais mieux, suffisamment fiables pour qu’on puisse faire confiance dans leur survenance et établir sur cette base des attentes sans plus avoir à se soucier des correspondances. Si les “bonnes surprises”, dans un dispositif de bienveillance, sont la règle, c’est parce que la favorisation de leur survenance a présidé à sa mise en place » (Belin 1997).
Un indice nous permettant de constater la présence et l’effet de cette bienveillance nous est offert par ce que Mihály Csíkszentmihályi (1990) appelle l’état de flow. Ce psychologue hongrois a dégagé les caractéristiques accompagnant et décrivant l’expérience commune à ceux qui sont pleinement absorbés par l’activité dans laquelle ils sont plongés et ressentent à ce moment une sensation d’engagement total et de maîtrise. Cet état momentané d’immersion intense et efficace dans l’action entreprise se rencontre dans des activités de type autotélique comme le sport, l’écoute musicale, la lecture, la pratique de jeux vidéo, etc. Il se caractérise par plusieurs facteurs, dont un sentiment d’euphorie lié à la pleine maîtrise de l’activité, jugée ni trop simple ni trop complexe ; une perte de sentiment de l’écoulement du temps (les parties de jeu de rôle peuvent parfois durer une journée entière) ainsi qu’une diminution de la préoccupation de soi au profit de la tâche en cours. Tous ces ressentis sont en effet régulièrement énoncés lorsque l’on demande aux joueurs d’évoquer leurs meilleurs moments dans une séance de jeu. Remarquons que ceux-ci ne se limitent pas aux sentiments liés à l’immersion dans l’histoire, quand les limites entre joueur et personnage semblent atténuées le temps d’une scène intense. Ils sont également invoqués face à la sensation que le jeu lui-même tourne de manière fluide, que chacun trouve sa place en tant que joueur ou que « le rythme est bon ». Le flow, et l’euphorie qui l’accompagne, concerne donc tout autant le fait de se sentir dans le jeu que dans la diégèse. Par ailleurs, il est intéressant de noter, comme le signale Caïra (2018), que le flow décrit par Csíkszentmihályi concerne majoritairement des activités en solitaire ou comportant des interactions limitées. Nous pensons malgré tout que ces caractéristiques peuvent s’appliquer à l’ensemble des joueurs en tant qu’entité et conserver ainsi son utilité pour décrire les portions les plus intenses d’une partie, ces moments où le groupe, ou une partie de celui-ci, ne forme qu’un dans l’euphorie du dialogue qui se construit sans entraves.
Nous tenons à souligner le fait que cette bienveillance dispositive dont parle Belin, à l’image de la notion winnicottienne de « mère suffisamment bonne » sur laquelle elle se calque, ne peut être que précaire et imparfaite, sans quoi la potentialité du dispositif se changerait en certitude et la promesse de surprise s’effriterait. Ainsi, au cours d’une partie, la fluidité et l’euphorie recherchées seront régulièrement perturbées, parfois de manière telle que l’engagement même du joueur s’en trouvera ébranlé. Un des joueurs, lors d’un entretien, pointait ainsi quelques exemples de comportements pouvant durablement mettre à mal cette bienveillance dispositive (Jérôme, entretien explicatif via messagerie) :
Alors, pour me pourrir une partie, il y a, et c’est du vécu :
– quelqu’un prend beaucoup plus que sa part du temps de parole ;
– le MJ a écrit l’histoire à l’avance (railroading) ;
– le MJ tue la créativité en mettant des malus sur les actions réfléchies et en favorisant les lancers de dés sans tentative de stratégie ;
– le MJ change dramatiquement l’univers de jeu sans prévenir, ou ne construit pas suffisamment son univers pour qu’une scène y soit crédible ;
– Un joueur est là pour troller et pas pour jouer ;
– le MJ a des chouchous ;
– le MJ fait une démonstration de sa position dominante sur les joueurs en utilisant des PNJs démesurément puissants.
Développons, à titre d’exemple, ce qu’il appelle le railroading. Pour prévenir un décrochage des joueurs, le MJ peut être tenté de préparer sa séance dans les moindres détails afin d’éviter le flottement, le blanc, et ainsi pallier la peur que « ça ne prenne pas ». En effet, son rôle va souvent l’amener à devoir porter le poids et la responsabilité du succès de la séance et de la bonne prise du jeu. Or trop prévoir son scénario aura inévitablement comme conséquence de prendre le joueur par la main et, partant, de lui retirer toute surprise en le plaçant dans des ornières desquelles il ne pourra pas dévier. Cela aura pour conséquence d’ôter son agentivité au joueur et toute possibilité de création collective, supprimant par là un des piliers du jeu. Chassenet, David et Larré (2017 : 279) en rendent bien compte dans leur article consacré à la place de la surprise dans le jeu de rôle : « Cela amène au paradoxe suivant : pour apprécier de nous laisser surprendre par des événements, nous devons être capables de les prévoir partiellement ou de leur trouver une certaine forme de logique, et donc de ne pas être totalement pris au dépourvu. Autrement dit, nous ne pouvons être agréablement surpris que par ce que nous arrivons partiellement à anticiper. Il est donc critique de trouver un équilibre entre cohérence et imprévisibilité ».
Cette précarité de la bienveillance dispositive s’accompagne donc inévitablement d’une zone d’incertitude. Ainsi, lorsqu’un joueur tire un dé, il amène à la fois l’assurance d’une résolution par l’apport d’une nouvelle affordance sur laquelle les joueurs pourront rebondir, mais aussi de l’indétermination puisque le joueur n’a pas de prise sur le résultat de son tirage. Il en est de même avec chaque réaction d’un joueur à la proposition d’un autre : va-t-il se baser sur ce que je viens de dire, et en cela l’inscrire dans la diégèse, ou va-t-il proposer radicalement autre chose ? Nico, rend bien compte de l’importance du maintien de cette indétermination dans l’extrait suivant :
Le truc, c’est qu’un groupe de joueurs/MJ, c’est un groupe, et donc comme tous les groupes, il y a parfois des habitudes dont il est difficile de se défaire (par exemple des joueurs profitant de la moindre occasion pour faire une référence à Kaamelott, ou pour faire un jeu de mot stupide). […] C’est là que parfois, ce sont les jets qui introduisent la surprise. C’est l’avantage du jdr, et c’est pour ça qu’il faut toujours suivre les résultats des dés. […] Par exemple, dans Savage Worlds, il y a une mécanique de cartes d’aventure : des cartes qui permettent aux joueurs d’interférer avec l’histoire racontée par le MJ et l’obligeant à improviser un truc auquel il ne s’attendait pas. C’est un truc qui marche super bien et qui (si t’as un peu de bouteille) est très fun parce que ça te fait sortir de ta zone de confort. (Nico, entretien d’explicitation via messagerie)
Chaque fois qu’un joueur intervient pour poser sa pierre à l’édifice, il va donc à la fois confirmer et ébranler, à des degrés divers, la construction commune et l’espace des possibles. On assiste ainsi à un jeu de confrontations entre ce que le joueur sait, ce qu’il a préparé (background, fiche de personnage, contenu des précédentes parties), le hasard des jets de dés (ou l’incertitude de la carte à poser) et la surprise de l’intervention des autres joueurs. Cette « précarité de l’expérience ludique » (Belin 2002 : 220) et, surtout, son aspect de potentialité où à la fois rien n’est impossible mais rien n’est non plus certain constituent selon nous les fondements du jeu de rôle en tant que dispositif d’enchantement.
Co-construire l’expérience de l’extra-quotidien
Yves Winkin et Véronique Servais ont avancé leurs propositions de formalisation des dispositifs d’enchantement comme des outils heuristiques, appelant une confrontation avec d’autres scènes, d’autres points de vue, d’autres approches (Winkin 2002 : 179 ; Halloy et Servais 2013 : 304). C’est à cet appel que nous avons voulu répondre, modestement, en proposant une approche du jeu de rôle en tant qu’espace potentiel permettant une expérience collective de l’extra-quotidien et, en cela, en tant que dispositif d’enchantement. Il s’agissait donc moins ici de rendre compte de l’ensemble de la mécanique du jeu de rôle que d’en déplier certains pans pour en donner à voir les agencements par lesquels ce type d’expérience peut se construire et se vivre en commun.
Notre première étape a permis de rendre compte de l’importance du référentiel commun, riche en évocations, et de l’éducation à l’attention des joueurs. Dans un deuxième temps, nous avons exploré, grâce à la notion d’affordance, comment les éléments fournis par le jeu et les joueurs vont agir en tant que promesse de surprises élargissant les possibles et balisant l’espace diégétique. Nous avons ensuite cherché à montrer que ce dispositif est, avant toutes choses, une mise en place précaire des conditions de possibilité de la déambulation, entre bienveillance et indétermination, entre promesses de surprises et ouverture des potentialités. Enfin, tout au long de ce parcours, nous avons mis l’accent sur l’aspect collectif de la construction et de la validation de la diégèse comme autre pilier de l’expérience partagée.
Alors qu’Emmanuel Belin se demandait « d’où vient que dans nos routines quotidiennes, nous ne nous méfions ni de tout, ni de rien ? » (2002 : 13), cet article nous a permis de nous interroger sur le dispositif permettant d’appréhender d’une manière quotidienne, sans douter de tout ni de rien, une situation où les règles et les inférences de ce quotidien semblent suspendues. Cette expérience de l’extra-quotidien, propre à l’enchantement et autorisée par la co-construction d’un espace de potentialités, nous semble constituer un point commun fécond permettant de réunir des expériences aussi différentes que le tourisme organisé par les tours operators, la rencontre avec les dauphins, ou les états de possession des cultes Candomblé.
De manière plus large, cette exploration du jeu de rôle comme dispositif d’enchantement rejoint d’autres champs de recherche interdisciplinaires dont de nombreuses thématiques reprises dans ces recherches (immersion, reconfiguration des imaginaires, ouverture des possibles, etc.) convergent avec celles reprises dans cet article et offrent ainsi un prolongement qui mériterait d’être investigué. Nous pensons notamment aux questionnements autour des « mondes fictionnels » (Besson 2015) ou à l’approche des « dispositifs de simulation du monde » (Sohier, Gillet et Staszak 2019) dont le parc à thème, cher à Winkin, fait office de figure de proue questionnant nos rapports contemporains aux mondes qui nous entourent.