A quelques jours d’intervalle, deux livres importants viennent d’être publiés sur le Goulag et son histoire.
Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov existaient déjà sous des formes partielles depuis les premiers récits diffusés par Maurice Nadeau en 1969 : ils sont désormais publiés par les éditions Verdier dans une version que l’on peut considérer comme complète et définitive, sous la direction de Luba Jurgenson. « Né en 1907 […], arrêté une première fois en 1929 pour avoir participé à la diffusion du testament de Lénine (dans lequel celui-ci faisait part de ses réticences à l’égard de Staline […], arrêté de nouveau (en 1937) et condamné à cinq ans de camp pour “activité contre-révolutionnaire trotskiste”, il est envoyé à la Kolyma, presqu’île à l’est de la Sibérie » (Patrick Kéchichian, « Le dernier cercle de Chalamov », Le Monde des Livres, 10 octobre 2003). Les Récits de la Kolyma sont de très courts instantanés : une situation minimale (marcher dans la neige, regagner le camp, boire, manger, survivre dans un hôpital…) où « la perspective temporelle ou spatiale ne s’élargit jamais » (Patrick Kéchéchian). Écrits entre 1954 et 1972 (la dernière partie intitulée « Le Gant ou rk 2 », qui date du début des années 1970 est entièrement inédite) ces récits sont toujours confrontés à la question de celui qui a survécu (et à ce que l’on sait être l’une des plus terrifiantes expériences des camps) : « comment traduire dans la langue des hommes libres une expérience vécue dans une langue de détenu, de ‘crevard’, composée de vingt vocables à peine ? » (Présentation de l’éditeur).
« Dans quelle langue m’adresser au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. De ce point de vue, tout le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. Pas une seule fois je ne m’attardai sur une pensée. Rien que de l’essayer me causait une douleur vraiment physique. Pas une seule fois durant toutes ces années, je n’admirai un paysage : si je garde quelque chose dans ma mémoire, il s’agit d’un souvenir plus tardif. […] Comment me faire regagner cet état et dans quelle langue le raconter ? L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du récit » (Varlam Chalamov, cité dans la « Préface » de Luba Jurgenson).
Pour Tomasz Kisny, photographe déjà célèbre en Pologne, co-fondateur de Dementi (une agence clandestine qui diffusait des photographies interdites de la situation en Pologne et particulièrement des manifestations contre le régime communiste), l’interrogation sur le Goulag commence à la fin des années 1980 : « J’ai voulu mettre des photos sur les mots de Chalamov et de Soljenitsyne. J’ai cherché des photos partout où c’était possible. Jusque chez les anciens prisonniers, mais aussi chez les commandants qui constituaient des albums pour montrer que leur camp était bien tenu ». Aidé par Memorial, l’association russe créée en 1988 par Andreï Sakharov, Kisny rassemble plus de deux mille photographies extraordinaires : « visages des détenus, vues des camps, scènes de travail, de chantiers pharaoniques, souvent absurdes, dans lesquels des millions de personnes s’épuisent et meurent » (Le Monde des Livres, 9 octobre 2003). Ces photographies viennent d’être regroupées dans Goulag un magnifique ouvrage qui est sorti jeudi 9 octobre 2003, aux éditions Acrople (en association avec les éditions Balland et le magazine Géo).
Mais le plus intéressant n’est peut-être seulement dans ces photos des années 1930-1960. « Pour enrichir son projet, [Tomasz Kisny] est retourné à la Kolyma, sur les traces de la Voie Morte, au Belomokanal ou dans les îles Solovky. Il a enregistré ce qui reste de ces lieux de souffrance ». Et là, surprise ! Les camps du goulag ont presque totalement disparu, remplacé par les villes, les routes et les usines que les prisonniers ont construit. « [Tomasz Kisny] explique : « Les camps d’extermination nazis sont des usines de la mort que l’on peut visiter, où l’on peut se recueillir. Le goulag a laissé peu de traces matérielles. On parle de millions de victimes, mais où sont les tombes ? » Et d’expliquer qu’une “autre couche de civilisation” constituée de routes, d’usines, de maisons, de chemin de fer, de stades est venue recouvrir le goulag » (Le Monde, 9 octobre 2003). Kisny croit déceler dans cette disparition une « défaite de la mémoire ». Une défaite qui n’est pas si sûre après avoir lu son livre magnifique.
Tomasz Kyzny, Goulag, Préfaces de Norman Davies, Jorge Semprun et Sergueï Kovalev ; réalisation Dominique Roynette, Paris, Editions Acropole-Balland, Géo, 2003. 480 pages. 59 euros. &a
Deux articles du Monde rendent compte de la publication de ces ouvrages :
Michel Guerrin, Emmanuel de Roux, Daniel Vernet, « Goulag, le livre de la mémoire », Le Monde, 9 octobre 2003, p. 14-15.
Patrick Kéchichian, « Le dernier cercle de Chalamov », Le Monde des livres, 10 octobre 2003, p. I.
Les Éditions Verdier mettent en ligne une présentation développée des Récits de la Kolyma : présentation de l’auteur, extrait d’un des récits, larges extraits de la préface de Luba Jurgenson, dossier de presse (Libération, Livres-Hebdo, Le Monde…), etc.