Le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales (Mauss) occupe une place à part dans le paysage de la sociologie française. Réunis autour de la figure d’Alain Caillé et se réclamant de l’anthropologie de l’« homme total » de Marcel Mauss, ses acteurs approfondissent depuis bientôt 30 ans une réflexion sur les fondements de l’analyse sociologique à travers une remise en cause de la place que la logique de l’intérêt y occupe. Mais ce rejet de l’utilitarisme ne se limite pas à une exigence épistémologique purement relative à la progression du savoir sociologique puisqu’il est motivé par l’idée que les sciences sociales doivent occuper une place dans la sphère publique et incarner la réflexivité de la modernité. Par conséquent, les choix paradigmatiques sont cruciaux dans la mesure où ils orientent l’espace des possibles du politique. La guerre contre l’utilitarisme en sciences sociales est donc aussi une guerre contre l’économicisme ou le néolibéralisme en politique.
[1]. Mais Chanial va plus loin que cet appel à une sociologie compréhensive rompant avec le positivisme des structures sociales et son individu agi. Le rôle de la sociologie n’est pas uniquement de décrire, il est aussi de juger à la fois les finalités assignées à la vie sociale et les formes historiques des relations humaines. La normativité est donc doublement au cœur de la démarche : comme objet et comme perspective. Tout cadre conceptuel supposant une conception du bien (Charles Taylor), la normativité fait intrinsèquement partie du travail d’analyse. Par conséquent, la sociologie doit renouer avec son élan originel : constituer une réflexivité normative sur la modernité, donc contester à la philosophie politique ce privilège du jugement. L’auteur se fixe donc comme objectif de réinterroger à la fois la neutralité axiologique de Weber et la rupture épistémologique de Bourdieu notamment en prolongeant la position de Taylor : le critère de vérité des sciences sociales est ce qu’elles font à nos vies.
Revisitant ainsi les thèmes wébériens et, plus largement, de la sociologie compréhensive, Chanial s’impose d’articuler des réflexions à la fois politique, philosophique et épistémologique dans un tout cohérent, tâche que les 280 pages de l’ouvrage seront bien en mal de remplir. Le plaidoyer serait devenu coup de force, il restera plaidoyer. Au lieu de se lancer dans cette réflexion philosophique, il s’attachera à travers treize chapitres regroupés en quatre parties à montrer que cette sociologie peut exister, à démontrer par l’exemple.
La preuve par l’exemple.
La première partie est dédiée à Weber, Tocqueville et Durkheim, qui représentent cet élan originel vers la totalisation, vers une sociologie qui serait aussi une philosophie morale et politique aux « allures de sciences ». Chanial retient plusieurs éléments de l’épistémologie wébérienne. Premièrement, il reprend sa conception perspectiviste de la neutralité axiologique qui met en avant la nécessité du normatif et la force du pluralisme pour l’analyse elle-même. Deuxièmement, il met en avant l’importance primordiale chez Weber de la rationalité axiologique, donc d’une anthropologie plus générale que celle de l’intérêt. Enfin, il insiste sur la centralité pour le projet intellectuel wébérien des préoccupations de cet auteur quant à la perte de la créativité de l’agir dans un contexte de rationalisation généralisé.
Tocqueville est mobilisé pour son « anthropologie de la reconnaissance » au service d’une réflexion sur les conditions de l’émancipation en démocratie, fondée sur le diagnostic d’une crise de civilisation (le développement de l’égoïsme). Sa lecture de Durkheim est plus polémique en ce qu’elle se focalise sur la critique du contractualisme. La sociologie durkheimienne suppose des sentiments désintéressés et se construit comme une réflexion sur les conditions sociales (normative) de possibilité d’un individualisme émancipateur.
Après avoir montré l’affinité originelle entre sociologie et jugement politico-moral, il consacre la seconde partie à montrer la proximité existant entre certaines philosophies (pragmatisme et théorie critique) et la tradition sociologique lorsque les premières se penchent sur la question des relations constitutives du monde social. Cooley mérite ainsi d’être réinterprété en ce qu’il réaffirme la tendance à la sympathie de l’humain et son extrême plasticité, ses capacités créatives infinies qui se constituent au cours de sa socialisation. Cette théorie qui dénaturalise les sentiments et insiste sur l’importance du point de vue de la constitution du soi des sentiments moraux construits en société est le support d’une réflexion plus large sur la démocratie. La démocratie est l’extension de ce sentiment de sympathie au-delà du cercle primaire. Cooley a donc l’intuition de la nature morale/sympathique du lien social, de la « délicate essence du social » pour reprendre la terminologie que Chanial emploie dans cet ouvrage. Dewey est lui aussi mobilisé pour expliciter cette conception du social par-delà l’opposition entre individu et société dans le lien qui s’établit du fait de la sympathie. Cet auteur montre que l’éducation est essentielle pour la démocratie dans la mesure où c’est par ce processus que se construit dans un même mouvement la pérennité de la société et l’épanouissement individuel en donnant à l’individu le gout éthique/moral/social. Mais seule la démocratie permet la réalisation de soi dans une fonction sociale en insistant sur l’expression et l’innovation. Philippe Chanial retient donc de cet auteur la démarche normative de juger un système social au type d’humanité qu’il produit. Il se penche ensuite sur Habermas qui aurait réactualisé la question de la normativité intrinsèque à l’agir humain. Celui-ci fonde la normativité sur la relation de communication. La communication suppose la croyance en un idéal, en une émancipation par le contact avec l’autre. Le langage témoigne de l’idéal du consensus. En plus de réaffirmer le rôle essentiel du normatif dans le lien social, Habermas propose aussi un critère de jugement des systèmes sociaux à partir de l’idée de colonisation du monde vécu par le système, c’est-à-dire en fonction de la libération de la parole.
La troisième partie vise à systématiser ces apports en vue d’une théorie « générale » anti-utilitariste. On comprend alors que la figure centrale contre laquelle se définit la trame de l’ouvrage est celle de Hobbes. On comprend aussi que l’idée de Philippe Chanial est que de la même façon que la philosophie politique de Hobbes est ancrée dans une théorie utilitariste du comportement, une théorie anti-utilitariste (fondée sur le don, comme nous le verrons par la suite) pourra donner naissance à une sociologie qui serait une philosophie politique et morale féconde et émancipatrice. Dans ce processus de rupture avec Hobbes, la tentative de Parsons de dépasser l’opposition entre sous-socialisation et sur-socialisation est fondamentale pour penser l’émancipation. S’il passe un cap en reconnaissant que les fins de l’action ne sont pas des purs produits individuels et qu’ils se constituent dans des relations réciproques de co-construction, il n’en manque pas moins l’importance de la problématique de la reconnaissance et tombe dans le piège inverse de l’utilitarisme à savoir la sursocialisation (cultural dopes). Chanial s’intéresse ensuite à la tentative de Gauthier de joindre éthique et utilitarisme en fondant la première sur le second. Celui-ci propose de redéfinir le comportement de maximisation non pas comme un choix à chaque acte, mais comme le choix d’une disposition. L’individu est moral afin d’être rationnel, car il tire des avantages à être désintéressé. L’approche de Gauthier, si l’on met de côté la démonstration de la sublimation de la rationalité par elle-même, montre l’efficacité heuristique du don. C’est pourquoi, dans le chapitre suivant, il discute l’apport de Bourdieu dont la théorie générale serait construite comme un dialogue continu avec la théorie du don de Marcel Mauss. Bourdieu généralise le modèle du don à travers l’idée du mensonge à soi-même. L’individu est en fait socialement prédisposé à entrer sans intention dans le jeu de l’échange. Son approche serait donc paradoxale vis-à-vis du don de par son pessimisme quant à la question de l’émancipation. Dans le dernier chapitre de cette partie, il rappelle l’importance de la perspective relationniste pour fonder le contr’Hobbes qu’est la sociologie. Axel Honneth occupe une place intermédiaire entre Hegel et les lumières écossaises et incite à articuler conflictualité et sympathie, ce qui sera le thème de la dernière partie consacrée à proposer un modèle général à partir du don.
Le don est donc la forme la plus pure du lien social. Philippe Chanial en appelle à faire le pari de la généralité du don, d’en explorer toute sa valeur heuristique. Cette heuristique découle des deux principes que cet acte articule : le principe de générosité et celui de réciprocité (qui permet d’englober ses formes extrêmes : le vol et le don absolu). L’articulation de ces principes a cela de particulier que, comme le montre Gouldner , pour que le don soit payant, il ne peut être un but et c’est en cela qu’il peut être au cœur de la perpétuation du social. Dans le dernier chapitre, Chanial propose alors une typologie des types de don structurée en quatre pôles (recevoir, rendre, donner, prendre), deux types de régimes (paix et guerre) et quatre registres relationnels généraux (générosité, réciprocité, pouvoir, violence) pour un total de 10 types de don (grâce, don, jeux de rôles, échange utilitaire, vengeance, prédation, exploitation, domination, autorité, sollicitude). Le don devient alors non plus un objet mais un point de vue analytique général.
Des pistes stimulantes pour construire une philosophie de la sociologie.
Si le modèle final parait en effet particulièrement heuristique en ce qu’il peut s’appliquer à une variété de situations en dehors des domaines habituels du Mauss et si les références mobilisées par Chanial de par leur variété enrichissent la réflexion sur le lien social et son rapport au normatif, il n’en demeure pas moins qu’il manque à cet ouvrage les articulations explicites nécessaires pour atteindre l’ambition théorique affirmée dans l’introduction. Cette preuve par l’exemple ne peut ainsi que convaincre ceux qui sont déjà convaincus que la sociologie se doit d’être dans la Cité et proposer un jugement sur le monde social Chanial donne des pistes quant aux fondements de ce jugement et la forme de cette philosophie politique et morale. Par contre, il ne propose pas d’argumentation en faveur de cette position au-delà de cette rapide introduction. Pourtant, chacun des postulats méritait d’être articulé. Il annonce vouloir réinterroger les notions de neutralité axiologique, de rupture épistémologique et le critère de vérité chez Taylor. Pourtant, la suite de son texte ne fait que dessiner les contours d’une réflexion à venir. L’ouvrage devient alors davantage une genèse de son modèle de théorie générale du don qu’une interrogation sur la nature philosophique de la sociologie.
La critique se fait alors plus vive. Ainsi, sans définition de « normatif », alors que ce critère est au cœur du projet intellectuel de ce livre et de la distinction positiviste entre sociologie et philosophie, comment Chanial pouvait-il interroger en profondeur les rapports entre philosophie et sociologie ? Ce manque de définition se traduit dans la versatilité du titre : philosophie politique ou morale ? « Et » ou « ou » ? À quel espace du jugement fait-il référence ? Sans définir ce qu’il entend par « juger » comment comprendre ce que l’acceptation du caractère normatif du regard apporte à la vision ? Le sociologue se fonde sur une anthropologie non hobbesienne, est-ce là le seul élément qui le distingue de l’ensemble des acteurs de la sphère publique ? Toutes ces questions en amènent une plus fondamentale, absolument absente de cet ouvrage, pourquoi le sociologue devrait-il être écouté ?
Chanial ne consacre ainsi que quelques pages à la question de la neutralité axiologique, alors qu’il s’agit de la base de son édifice. Pourquoi ne croise-t-il pas à ce moment les réflexions de Taylor (1985) et le concept de rupture épistémologique ? Par exemple, chez Gaston Bachelard, la rupture épistémologique suppose la prise de conscience des non-dits normatifs qui cadrent la pensée (Bachelard, 1937 ; 1940). Ce faisant, l’analyste peut les intégrer dans le raisonnement comme des variables ou les tester, ou dans tous les cas faire preuve de vigilance vis-à-vis de ceux-ci. La prise de conscience du normatif participe à la construction, à l’affinement, au progrès de celui-ci en en faisant un élément que l’on confronte au réel. Cette progression du cadre (normatif) de la pensée permet en retour d’élargir l’espace des phénomènes intégrables dans l’explication (Bachelard, 1949). Il permet donc aussi l’élargissement de l’assise empirique du savoir, donc son progrès (Bachelard, 1953). Cette vigilance supplémentaire fait donc de l’analyse du sociologue une analyse raffinée, travaillée, supérieure du point de vue de son rapport à la réalité alors même qu’elle n’est pas neutre au sens absolu du terme.
Pour comprendre en quoi la sociologie peut s’aventurer sur le terrain de la philosophie politique, il aurait fallu évoquer en quoi la sociologie tire sa force du fait de ne pas être, d’emblée, philosophie. Chanial a raison de mettre en avant que l’anthropologie utilisée fixe l’espace des possibles pour l’analyste. Seulement, il ne montre pas en quoi l’adoption d’une anthropologie normative fondée sur le don libère le regard du sociologue en s’appliquant à celui-ci (continuisme épistémologique). C’est donc dans sa dimension épistémologique que l’ouvrage de Chanial frustre. Resté un plaidoyer, tirant le meilleur d’auteurs malheureusement peu mobilisés (Cooley, Dewey sur l’éducation, Gauthier), son ouvrage présente les ingrédients nécessaires à un travail épistémologique et philosophique de très grande envergure sans en confectionner la théorie.
On retiendra alors la « philosophie politique et morale ayant l’allure de science » qu’il propose à l’ensemble des sciences sociales, philosophie permettant de restaurer le dialogue dans les humanités. Il s’agit d’une théorie relationniste de l’acteur. Il faut considérer l’acteur dans les relations humaines qui le construisent en tant qu’individu. Il s’agit d’une théorie de l’acteur normatif. Ces relations placent au fondement de son mode d’existence un sens moral, un au-delà de lui-même. Cette théorie repense alors la condition de possibilité de la société non sous la forme d’un contrat entre acteurs intéressés, mais sous la forme de relations de réciprocité généreuses où l’acteur s’implique au-delà de son intérêt perçu. Cette théorie est donc aussi l’idéal type à partir duquel juger la réalité. Le jugement de l’analyste se trouve dans la réponse à la question : quels types de relations le système social permet-il à l’individu de développer ?
Philippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique et réciproquement, Paris, Découverte, 2011.