Le Centre Pompidou : Un simple dispositif culturel ? Une réussite politique et un succès public ? En tout cas d’abord, tel que nous le présente l’auteur, une étude de cas. L’enquête s’étend sur les vingt premières années de l’existence du Centre, elle est réalisée à partir d’interviews des acteurs de l’époque, et de consultations des archives et documents. L’auteur, sociologue, enseignant à l’université Paris 7-Denis Diderot, adopte pour son commentaire une perspective généalogique, au sens nietzschéen du terme « généalogie », c’est-à-dire qu’il analyse, dégage et énumère les rapports de force constitutifs de cette institution culturelle, tout en tenant compte des processus de réinterprétation successifs.
Que le Centre Pompidou présente la matrice d’innovations institutionnelles spécifiques, des modes d’ouverture inédits, un projet d’extension des horaires impensable à l’époque, une ouverture spatiale jamais observée dans ce cadre et des espaces de débats, des animations, et tant d’autres choses, chacun le sait. Ce sont donc moins ces données, pourtant répétées ici nécessairement, qu’un nouveau cadre d’interprétation qui est proposé, et qui se tient à l’écart des admonestations à la manière de Jean Baudrillard… Aussi voyons-nous se profiler dans l’ouvrage quelque chose de plus subtil : l’analyse des modes de l’action publique et des formes de l’intervention politique en matière culturelle. Laurent Fleury lève ce qu’on peut appeler l’énigme Beaubourg, à partir du projet de repenser la relation du Centre avec les individus et en portant l’accent, à la manière de Bernard Lahire, sur la formation du désir de culture chez l’individu.
C’est par ce biais que cet ouvrage déploie des qualités certaines, même si sa rédaction pouvait être plus condensée afin de gagner en vivacité.
L’esthétique du coup d’État.
Le premier point sur lequel s’arrête l’auteur est la constitution du projet lui-même. Nous sommes dans la décennie 1970, et soudain le public voit émerger (« fait du prince », croit-on) un geste politique peu courant : une décision au plus haut niveau de l’État, consistant à proposer, imposer et défendre la création d’une nouvelle institution culturelle.
L’auteur pointe l’efficacité politique d’un geste, disons « calculé ». D’autant que cette efficacité permet d’assurer une certaine représentation du pouvoir, même si, en fin de compte, la thèse du « fait du prince » est suspecte et invalidable. Dès lors, l’auteur nous invite à une reconstitution du processus de décision, tout en pointant la manière dont la personnalisation rétrospective de la décision fut une véritable construction politique.
Le Centre est inauguré le 31 janvier 1977, alors que la rédaction du programme a eu lieu le 15 juillet 1970, et que les architectes (Renzo Piano et Richard Rogers) ont été nommés, après concours, le 15 juillet 1971. Il est alors ouvert au public. Son premier nom : le Plateau, nom retenu par son instigateur : Georges Pompidou, dont la relation aux arts relève d’une éthique de vie personnelle (ainsi que de celle de sa femme) et non pas d’un enthousiasme de type kantien (spontané). L’objectif affiché par le Président de la République ? Rendre présents dans un même lieu le livre, l’écrit, la musique, les arts plastiques, et les mettre en relation avec les objets du cadre de vie. Autrement dit, Pompidou exige l’articulation, dans le bâtiment qu’il persistera toujours à appeler le « monument », de quatre unités principales, séparées jusqu’alors, et qui prendront les noms de : Bpi, Ircam, Mnam et Cci.
Cette intervention présidentielle en matière d’arts introduit une succession de « révolutions », dans le rapport des administrations entre elles, dans les modalités de mise en relation du public et des œuvres. Les textes de référence examinés, les lettres échangées à l’époque le confirment, dont la célèbre lettre inaugurale signée Pompidou : « La République française a décidé d’édifier au cœur de Paris, non loin des Halles, sur le plateau Beaubourg, un Centre consacré à la lecture publique, à l’art et à la création contemporaine… ». Le président de la République travaille avec le soutien de son beau-frère, Henri Domerg, puis introduit Gaëtan Picon (qui organisera les coordinations nécessaires afin de donner sa cohérence au projet) dans le jeu, puis d’autres encore.
La création d’une institution culturelle.
Le portrait de Pompidou trône dans le forum de cette « carcasse », selon le mot de Baudrillard (il dira aussi « incinérateur »), réalisé par Victor Vasarely. Comme si cette personnalisation de la décision était acceptée par tous. Pourtant, il convient de l’analyser, et c’est ce à quoi procède l’auteur. Parce que la création d’une institution culturelle s’accompagne toujours de discours qui lui donnent une signification, il importe d’en étudier les éléments, qui nous permettent sans aucun doute de dépasser cette personnalisation. L’auteur s’inspire sur ce plan des travaux de Louis Marin (notamment, Le portrait du roi, Minuit, 1981). Le pouvoir, en la personne de Georges Pompidou, exprimant alors la volonté d’un seul homme, s’est donné à cette occasion une représentation de soi-même en mécène. Encore la forte personnalisation du pouvoir culturel en France (Malraux, Lang) ne doit-elle pas nous échapper complètement.
D’ailleurs, à l’époque même, trois types d’interprétation de cette création ont eu cours :
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Une interprétation volontariste, qui insiste sur la sensibilité aux œuvres d’art du normalien agrégé. La décision serait donc celle d’un amateur éclairé, possédant par ailleurs lui-même des œuvres d’art moderne et une culture moderniste.
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Une interprétation historique, qui souligne l’opportunité de l’élection présidentielle et la proximité avec Mai 68, dont la détestation est grande dans les milieux gouvernementaux. Le Centre devrait, selon cette interprétation, aider à effacer les traces de Mai 68.
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Une perspective fonctionnaliste, qui témoigne de l’essoufflement de la politique culturelle antérieure et de son renouvellement par Pompidou.
Évidemment chacune des trois interprétations (la psychologie du décideur, la configuration politique, la discussion macrocontextuelle) pose des problèmes spécifiques, dont l’auteur fait le tour. Les processus culturels étant des processus longs, il convient d’ailleurs d’ajouter à ces analyses un fait incontournable : à l’époque, les institutions culturelles sont effectivement en crise. À l’ère des politiques culturelles publiques, le pouvoir n’était pas le dernier à pouvoir apporter un remède aux signes d’essoufflement (momentané) des institutions. Nous y revenons ci-dessous.
Ce que remarque l’auteur globalement est surtout ceci : le Centre participe d’un mode de production d’un imaginaire de l’État fort. L’imaginaire suscité tend à produire une logique de l’excellence de l’État par la sûreté du jugement de goût d’un seul, son Président.
La réalité : un enjeu politique.
Si chacun peut puiser dans ces interprétations des arguments qui ne sont jamais totalement faux, il convient de remarquer, précise l’auteur, qu’en vérité, cette fondation cache aussi une lutte pour le prestige international. L’opération Beaubourg, en fin de compte, veut contribuer à rendre à Paris son statut de capitale des arts. Résumant brièvement la situation de l’époque, l’auteur rappelle l’hégémonie incontestable de New York (et, depuis 1963, de Darmstadt pour la musique) en ce temps-là, suite à une longue liste d’incapacités de l’administration française à acheter des œuvres modernes. Il fait le tour d’horizon de cette histoire institutionnelle spécifique du 20e siècle, ce qui lui permet, entre autres, de fouiller une autre piste interprétative : celle d’une mutation de la sphère de la culture, dans le cadre de la démocratie de masse.
Venons-en à celle-ci. En 1970, le rattrapage à engager, dans les institutions, en matière picturale, musicale,… est gigantesque. Les budgets d’acquisition des lieux d’exposition sont indigents. Matisse, Cézanne, Renoir sont encore ignorés des musées français.
Pompidou a conscience de ce retard. Et conscience d’avoir à inventer une nouvelle organisation du champ de l’art (son passage dans la Banque, combiné à sa formation culturelle, n’y est sans doute pas pour rien). Il conçoit, avec d’autres, l’idée de confier désormais le champ des arts à des agents susceptibles de favoriser son intégration (de l’art) dans les circuits économiques, puis capables de réfléchir au statut de nouveaux musées, dont le rôle ne serait plus (comme le veut la tradition muséale) la conservation, mais (aussi) l’exposition et la conquête de publics.
L’intérêt de ces considérations, ici un peu caricaturalement restituées, est que cela permet de dater un moment fort de l’élaboration des rapports modernes entre culture, politique et économie. Le Centre Pompidou relèverait finalement d’un vaste projet d’institutionnalisation (pédagogique, politique, culturel et économique) de la culture, accompagné d’une optique de présence internationale et d’une pensée de la concurrence à introduire en matière artistique. Le centre devient ainsi une sorte d’appareil de changement de la posture de l’État face à l’art et à la culture.
L’institution d’un public.
Néanmoins, il y a plus caractéristique encore, explique l’auteur, entraînant le lecteur dans une belle progression, laissant ainsi découvrir que le « cas » Beaubourg est sans conteste plus complexe à analyser que ce que les haines ou les amours qu’il suscite ne le laissent supposer. Si d’aventure, il s’agit bien d’engager par cette création des processus nouveaux, en 1977, c’est parce qu’il est possible de toucher autant aux notoriétés, aux fonctions, aux prétentions, aux réserves, qu’aux élites. Les innovations introduites sont donc nombreuses, et paradoxalement, alors que l’idée d’un tel Centre se voulait à l’opposé des vœux de Mai 68, elle est tout de même traversée par nombre de ses traits.
D’autant que, en dehors de cette question propre des arts et de leur mise en relation dans un même bâtiment, se mettent en place des dispositifs originaux de mise en relation des individus et des institutions. L’invention des politiques en direction du public constitue la profonde singularité du Centre Pompidou. L’objectif est cette fois de concilier régime libéral des arts et régime de l’action culturelle, selon lequel la culture doit être ouverte à tous. Au demeurant, l’architecture énonce aussi ce schéma, en prévoyant un bâtiment centré sur l’institution du public (taille, passages de foules, circulations, café), approché par un système d’ouverture totale : Piazza, escalator en plein ciel, lumière sur tous les fronts. Comme si le bâtiment lui-même voulait refléter le projet complètement au point de prétendre devenir le symbole de la démocratisation envisagée.
Cela dit, dans cet engagement présidentiel, il est évidemment prévu de conquérir un public non savant, susceptible d’exercer sa réflexion avec les outils du temps, et qui fait un usage public de sa raison, tout en étant prêt à multiplier ses pratiques. Un public qui peut supporter la mise à sa disposition des œuvres, la libre circulation, et la discussion, entraîné par des médiateurs. Un public, enfin, prêt à forger un type de sociabilité culturelle nouveau. Au point que, révèlent désormais les enquêtes (ici synthétisées par l’auteur), Beaubourg a conquis son public spécifique, assidu et convaincu. Initiés ou profanes, la frontière entre les deux catégories se brouille en lui, parce que ce public est capable d’une multiplicité de centres d’intérêt et supporte de se confronter à des approches dispersées (scolaires, familiales, professionnelles,…). L’ouvrage montre qu’à l’évidence, il y a désormais coïncidence entre les intentions du projet et les évaluations largement disponibles d’un public effectivement conquis. Pour corroborer cela, l’auteur passe effectivement en revue les enquêtes produites depuis des années, autour du public de Beaubourg (Olivier Donnat). Passons sur ce point, mais indiquons tout de même qu’il demeure prudent et ne s’aventure pas à prétendre que, pour autant, le Centre bouleverse, d’un coup de baguette magique, les obstacles à la démocratisation de la culture.
Dès lors, l’auteur n’hésite pas à conclure que l’existence du Centre Beaubourg repose sur de nombreux paradoxes. Et il nous apprend à leur voir un côté positif, contrairement à la majorité des commentaires reconnus publiquement (Baudrillard, Stiegler,…). Le plus important d’entre eux concerne le public, justement. Celui-ci englobe un grand nombre de personnes qui sont à la fois amateurs, consommateurs et spécialistes. Comme si, la querelle la plus habituelle portant sur la culture (élite/démocratisation) s’invalidait avec les nouveaux publics gagnés par cette institution culturelle. Le débat qui s’ouvre ici est évidemment essentiel. L’auteur nous conduit jusqu’en ce point. À nous de prolonger l’affaire, non sans garder à l’esprit la question de savoir quel genre d’expérience fondamentale de la communauté humaine instaure ce type d’institution culturelle.
Ce qui est du moins certain, c’est que le Centre a parfaitement travaillé à mettre fin au divorce entre art et État et au divorce entre culture et société.
Laurent Fleury, Le cas Beaubourg, Mécénat et démocratisation de la culture, Préface de Bernard Stiegler, Paris, Armand Colin, 2007.