Loin de céder à une ethnographie aguicheuse promettant au lecteur des pages à forte teneur sybarite, l’ouvrage d’Emmanuelle Godeau offre néanmoins une matière tout à fait consistante sur les pratiques festives des médecins accédant au statut d’interne [1]. Le risque était d’autant plus grand qu’il s’agit d’un univers suffisamment secret pour rester mystérieux mais suffisamment perçu comme lieu de débauche pour être attirant. D’emblée, l’introduction avertit que cette analyse des rites s’inscrit dans la perspective de la sociologie des professions médicales.
La professionnalisation médicale par les rites.
L’ouvrage est bâti sur une hypothèse centrale : l’apprentissage du métier de praticien hospitalier passe par l’acquisition d’un savoir-faire technique (la manipulation du corps des patients) et indissociablement par celle d’un savoir-faire coutumier (le folklore carabin). Il s’agit donc de ne pas traiter les rites carabins comme un folklore en tant que tel, mais comme un parcours initiatique au terme duquel le disciple se trouve transformé. Cette transformation du corps et de l’esprit rend l’étudiant conforme aux exigences d’exercice du métier. Ce livre vient en quelque sorte rétablir l’équilibre entre les recherches portant sur le versant noble et officiel de la professionnalisation médicale et celles, plus rares, sur son versant sulfureux et officieux. Emmanuelle Godeau entend ainsi démontrer que la digestion des manuels scolaires et le tour de main acquis au fil des stages ne suffisent pas à la maîtrise du métier, de même que l’organisation administrative des hôpitaux n’explique pas entièrement la nature du corps médical hospitalier.
Une hyper-ethnographie.
L’auteur propose une anthropologie de la professionnalisation médicale par les pratiques collectives ritualisées, dans les coulisses du travail officiel. Les racines théoriques de cette recherche de doctorat sont doubles : d’une part l’anthropologie des rituels, modernes ou anciens ; d’autre part la sociologie des professions médicales. Pour autant, l’ouvrage n’est pas une somme théorique : les références restent ponctuelles et contextualisées, de même que les concepts sont mis en œuvre plus qu’ils ne sont exhibés. Dire un mot de l’auteur aide à comprendre la situation d’enquête. Emmanuelle Godeau a connu un double cursus. À la fois étudiante en médecine et en anthropologie, elle a bénéficié d’une meilleure chance pour trouver la bonne distance (meilleure en tout cas que celle du chercheur trop éloigné, ou de l’indigène trop immergé). Cette posture faite de confiance et de connivence a permis de recueillir des entretiens en grand nombre et auprès de plusieurs générations d’internes ou anciens internes, de pratiquer des observations in situ sur différents sites géographiques. Si bien que le matériel ethnographique est varié tout en restant d’une grande précision. Si cette méthodologie constitue l’essentiel des données empiriques, l’analyse est aussi éclairée par des comparaisons avec d’autres traditions nationales en matière de formation du corps médical, et par une profondeur historique qui permet d’établir des homologies avec d’autres formes instituées de folklore, notamment le carnaval comme contestation légitime. À noter également : un cahier central de photographies (certaines de l’auteur, d’autres plus datées, de très bonne qualité graphique) éclaire le texte de façon tout à fait adéquate.
La situation d’enquête est ponctuellement analysée. Au fil de la recherche, l’auteur a pu ainsi comprendre que la tendance de ses interlocuteurs à taire les pratiques de carabins, c’est-à-dire les aspects a priori peu nobles de leur itinéraire, reflétait sa propre autocensure dans le questionnement en cours d’entretien. En miroir, les deux tabous traduisent l’intériorisation d’une même hiérarchie des sujets plus ou moins « dignes » d’être abordés. Par ailleurs, l’enquêtrice fut parfois mise à l’épreuve par les enquêtés les plus à l’aise, ceux qui maitrisent le mieux et revendiquent le plus l’excellence carabine. Elle raconte ainsi qu’un des médecins interrogés, en guise de préalable à la description de certains rituels, a esquissé un flirt très appuyé avant d’éclater de rire. Au-delà de l’anecdote, on comprend à quel point la figure du carabin peut habiter certains praticiens hospitaliers.
Rites de passage.
Les rites analysés forment un cycle courant tout le long des quatre années d’internat, s’ouvrant par un baptême et s’achevant par un enterrement. Le plan du livre n’est pas simplement chronologique. Il s’inspire aussi du schéma classique proposé par Van Gennep au sujet des rites de passage, c’est-à-dire ceux qui font passer l’individu d’un statut à un autre, sous le contrôle et avec l’appui de la collectivité. Selon ce spécialiste œuvrant en parallèle de l’école durkheimienne, ces rites sont organisés selon trois phases : séparation, marge, agrégation. Or, c’est bien cette progression typique qu’Emmanuelle Godeau entend reprendre à son compte pour le cas particulier des praticiens hospitaliers [2]. L’enchaînement des pratiques rituelles permet d’abord de rompre avec les conventions extérieures, cette rupture devenant ensuite une « seconde nature », intériorisée, permettant de développer certains talents (chanteur, animateur de fêtes, farceur, économe, etc.) et à terme de rendre mémorable telle promo d’internes, dans un mélange de singularité et de révérence aux prestigieux anciens.
Pierre Bourdieu a jeté une passerelle entre anthropologie et sociologie en employant la notion de rite d’institution, important le concept anthropologique d’initiation dans le domaine de la consécration scolaire comme préalable à la constitution des grands corps d’État [3]. Selon Bourdieu, ces rites ont pour intérêt de séparer ceux qui franchiront un jour le passage et les autres, bien plus de séparer ceux qui ont accompli le rite ou non. Appliquée à la différence des sexes, cette approche est précieuse puisqu’elle permet de comprendre que les garçons sont déjà traités différemment des filles car ils sont destinés à accomplir le rite réservé aux jeunes mâles ; idem pour les enfants « bien nés », avant même qu’ils accèdent aux grandes écoles.
Sans désigner explicitement ce positionnement théorique de Bourdieu, Emmanuelle Godeau le relativise quelque peu. S’agissant des rites qui transforment l’étudiant en médecine en interne, force est de reconnaître la limite de cette perspective. Non inscrite en nature (y compris en nature sociale), cette division entre ceux qui en sont et les autres ne peut pas aussi bien être anticipée chez les étudiants en médecine. Néanmoins devenir interne est un horizon prestigieux, dont chaque étudiant est informé, notamment par le folklore transgressif auquel les internes sont autorisés à s’adonner. Emmanuelle Godeau précise d’ailleurs que les rituels carabins se caractérisent par une dimension particulièrement privée et secrète : à commencer par l’interdiction de pénétrer dans l’internat si l’on n’est pas soi-même interne ou invité par l’un deux, et plus ponctuellement au caractère confidentiel de certaines festivités. Mais aussi par une dimension publique : invasions des couloirs de l’hôpital ou des amphithéâtres, défilés dans la ville, etc. Or ce versant public a aussi une fonction informative auprès de la population au sein de laquelle se recrutent les futurs internes, mais également ceux qui n’accèderont pas à ce noble statut, et qui en reconnaîtront néanmoins l’excellence.
Quand l’auteur insiste sur la coupure entre internes et externes, elle montre que certaines frontières ont d’autant plus d’importance symboliquement que les différences entre les deux statuts sont minces. Mais il n’est pas sûr que l’interdiction faite aux externes d’entrer librement dans la salle de garde de l’internat (p. 78-79) oblige à renoncer à l’approche de Bourdieu. Les dérogations codifiées dont bénéficient les externes pour malgré tout pénétrer dans l’internat révèlent tout de même qu’ils y ont une place. Le travail d’Emmanuelle Godeau montre plutôt qu’il y a des cercles intermédiaires d’accès, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la référence faite à Van Gennep, pour qui les rituels de passage ont une phase assimilable à un sas. Un travail spécifique sur la sociabilité des externes auprès des internes permettrait d’éclairer cette question de la position périphérique dans les univers aux droits d’entrée élevés (par exemple sur le sort de ceux à propos de qui il est évident qu’ils vont devenir internes).
Sexe et mort.
Placés en sous-titres de l’ouvrage, ces deux termes juxtaposés expriment le côté « extrême » des rituels carabins. Les travaux pratiques de dissection anatomique, antérieurs à l’internat dans le parcours de l’étudiant, sont annonciateurs des actions de transgression. Les plus chevronnés fanfaronnent en exhibant l’absence de gêne au contact des cadavres, encouragés par les plus anciens à faire des blagues graveleuses (le standard étant la dissimulation d’un pénis dans le sac à main d’une étudiante). Les cercles qui se dessinent autour des tables de dissection préfigurent le fonctionnement de l’internat : il y a ceux qui en sont et ceux qui sont exclus, et parmi les premiers, on en trouve qui se tiennent en retrait et d’autres qui tiennent la vedette. C’est exactement ce qui se passera au cours des quatre années d’internat : si un ensemble de règles s’impose à tous, une poignée d’internes excelle dans la maîtrise des chansons de carabins, dans le sens de la fête, dans la transgression des conventions sociales.
L’apport le plus décisif de cette recherche est très certainement de montrer la grande polyvalence de la sexualité. Il s’agit de créer une sorte de défouloir pour des professionnels soumis à des conditions de travail particulièrement éprouvantes (moralement, physiquement et techniquement). Mais par ailleurs, l’hyper-sexualité s’exprimant dans les pratiques festives a pour effet de banaliser la nudité et les comportements sexuels. Les médecins sont alors plus aptes à traiter avec sang froid les corps dénudés et/ou les questions ayant trait à la sexualité. En exacerbant le sexe, celui-ci ne disparait évidemment pas, c’est sa dimension symbolique qui s’efface, pour laisser toute sa place à une approche matérialiste, clinique.
Production des corps et reproduction du Corps.
Emmanuelle Godeau le martèle : le collectif appelé « Corps médical » est rendu possible par la constitution d’un ensemble de professionnels dont le corps a été conformé aux exigences du métier. Ce qui peut paraître excessif relève d’une professionnalisation implicite : « ce besoin systématique de surcharge réaliste et son corollaire implicite, la dévalorisation de tout autre registre ou sa subordination à la réalité physique érigée en dogme, posent sans doute la question sur la qualité du regard que ces praticiens vont poser sur le corps souffrant de leurs patients voire sur celle de leur écoute » (p. 216).
Ces corps qui repoussent le sens des limites (et non qui le perdent) sont ceux de médecins qui, malgré leur volonté de singulariser leur « promo », assurent la continuité et le renouvellement d’une tradition. Parallèlement aux rituels de passage, les « revues » constituent un événement festif au cours duquel sont conviés les anciens internes. Lors de ces rassemblements de jeunes et d’anciens, les sketches de cabaret et les chansons parodiques ont pour fonction de rappeler le sens de l’excellence par le soin mis dans les prestations (la compétence carabine est une métaphore de la compétence médicale) ; et le sens du métier par le caractère incisif et pertinent des textes (la « mise en boîte » d’un chef souligne que nul n’est au-dessus des règles du métier). La transgression est donc aussi un rappel à l’ordre.
Au bout du compte, une passerelle assez fructueuse pourrait être jetée entre cette étude de la genèse et les analyses plus interactionnistes, notamment celles de Goffman. Comment ne pas voir dans l’une et l’autre approches tout le travail préalable sur le corps des médecins, imprimant une marque et des références communes, que ce soit dans le cas des équipes (cet « ensemble de personnes dont la coopération très étroite est indispensable au maintien d’une définition donnée de la situation » [4]) ; ou dans celui des cadrages (c’est-à-dire, par métaphore cinématographique, l’action qui consiste à présenter une version particulière de la réalité) ? Sans ce travail, les équipes multiplieraient les malentendus lors de leurs représentations devant les malades et leurs familles, devant leurs collègues paramédicaux. Sans ce travail, les cadres subtils conciliant enjeux médicaux, organisationnels et relationnels ne pourraient guère être « fabriqués », c’est-à-dire redéfinis pour désorienter les individus en allant même « jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des choses » [5], ce qui somme toute est une certaine définition du pouvoir médical.
Emmanuelle Godeau, L’« esprit de corps ». Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France, n°29 », 2007.