Comment se servir de ce dictionnaire ?
Les entrées sont classées en quatre catégories signalées par un nombre 1, 2, 3 et 4). La catégorie 1 Théorie de l’espace correspond aux notions et concepts les plus fondamentaux de la géographie. Ses articles commencent toujours par une définition, imprimée en gras. Cette catégorie comprend les « cent concepts pour penser l’espace », qui se veulent un résumé de la pensée géographique ; ils sont signalés dans l’index par un pictogramme. La catégorie 2 Épistémologie de la géographie traduit la démarche de réflexivité de la géographie, sur son objet, son histoire, ses découpages internes, ses relations avec les autres aspects de la connaissance et de la pensée. La catégorie 3 Penseurs de l’espace, propose une galerie de portraits de chercheurs, géographes ou non, qui ont contribué par leurs travaux à notre connaissance de l’espace des sociétés. Les penseurs vivants ont été exclus de la liste. Enfin, la catégorie 4 Champs communs traite des outils communs à l’ensemble des sciences sociales, parfois à l’ensemble des sciences. Dans cette catégorie, les articles commencent par une définition dans le cas où ils traitent d’un objet bien identifié, par opposition à un thème de discussion, un courant de pensée ou un couple de contraires.
Les astérisques* renvoient aux autres entrées, citées dans le texte. Par ailleurs, un important index offre des entrées alternatives dans les articles. Dans les deux cas, c’est le radical du mot qui a été pris en compte : un adjectif peut référer au substantif ou au verbe et un pluriel, au singulier. Enfin, les corrélats, situés à la fin de l’article et annoncés par une flèche. Si l’on ajoute l’index des noms propres, on obtient un ensemble de « moteurs de recherche » qui permet de circuler dans les textes selon d’autres voies que le hasard (qui demeure un puissant adjuvant en matière de connaissance) de l’ordre alphabétique. Il s’agit donc d’un texte construit dans l’esprit de l’hypertexte.
Des bibliographies indicatives suivent la plupart des articles et incitent à la poursuite de la lecture en signalant des ouvrages d’approfondissement. Pour la catégorie 3, une sélection des œuvres essentielles de chaque auteur est proposée à la fin de la notice qui lui est consacré, avant la bibliographie. Les articles sont signés des initiales de l’auteur, mais il existe de nombreux articles co-signés, de trois façons différentes : .Le signe & (x & x) signifie que le texte est le fruit d’une réflexion collective intentionnelle des auteurs et d’une écriture commune. .L’usage du signe + signale que le texte est le résultat de l’intégration de deux écritures différentes, réalisée à l’initiative des deux directeurs ; là encore, le premier auteur est cité en premier. .Enfin les deux directeurs ont pu apporter des modifications aux textes initiaux, plus importantes que la seule retouche de style ou de structure de l’article (en général des ajouts), ce qui est indiqué par la forme : x (+ jl) ou x (+ ml).
L’espace pris aux mots.
« Ne pourrait-on pas estimer que la vie est un questionnement constant, formulé après coup, sur les connaissances que l’on a sur l’espace d’où tout découle ? Et la scission de la société entre ceux qui savent quelque choses et ceux qui n’en savent rien : n’est-elle pas plus profonde aujourd’hui que jamais ? »
Peter Sloterdijk, Sphères 1. Bulles (1998), Paris, Pauvert, 2002, trad. Olivier Mannoni, p. 12-13.
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. »
Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Denoël/Gonthier, 1974, p. 140.
Publier aujourd’hui un dictionnaire de référence pour la géographie et, plus généralement, pour les savoirs sur l’espace des sociétés peut paraître une gageure et témoigner d’une prétention excessive, surtout lorsque l’entreprise est menée par deux personnes qui sont elles-mêmes engagées dans l’action scientifique. Il ne faut voir nulle arrogance dans la démarche qui a conduit à cet ouvrage, simplement la poursuite et l’amplification d’un cheminement, commencé, pour l’un d’entre nous, dans le milieu des années 1970 et, pour l’autre, à la fin des années 1980, et guidé par une intuition initiale et une volonté.
L’intuition, petit à petit muée en affirmation argumentée, que l’aventure géographique valait la peine d’être tentée car la géographie pouvait constituer un outil pertinent d’intelligence du monde ; quelles que soient les critiques qu’on puisse adresser à la discipline académique, à l’institution géographique, au savoir scientifique lui-même, la géographie vaut qu’on s’y attarde et qu’on s’y attache.
La volonté d’en passer par les mots, par la proposition d’un lexique présenté par ordre alphabétique, et pas seulement par des présentations théoriques ou des études d’objets singuliers, ne relève pas d’un souci de pure sémantique ou d’entomologie terminologique, mais part du constat que les mots et les discours qu’ils permettent sont des instruments appréciables pour les autres aspects de la démarche de recherche. Savoir de quoi l’on parle est clairement utile à l’énonciation des problématiques, à l’édification des théories, de construction des concepts, et à l’organisation de débats et discussions qui, à nos yeux, ont toujours constitué les zones cruciales du travail scientifique.
Ce dictionnaire, ainsi, ne constitue qu’une étape, certes importante, compte tenu de son ampleur et de l’énergie qu’a mobilisée sa rédaction, dans une recherche de bien plus longue haleine, qui ne cesse pas avec la présente publication. Son existence manifeste aussi la convergence de pensée entre les deux maîtres d’œuvre, la même appétence pour la théorie et la proposition conceptuelle, ce qui ne signifie pas que nous partagions toujours les mêmes vues, conférions toujours la même signification à un phénomène. Nos parcours et écrits respectifs se croisent, depuis une dizaine d’année, mais ne se confondent pas – et nos textes personnels dans ce Dictionnaire témoignent de cette différence, parfois sensible. Nous ne pouvons pas cacher, cependant, que nous sommes en phase sur l’évaluation d’ensemble, positive, de ce qu’est la géographie aujourd’hui et sur ses virtualités, sur ce qu’elle peut devenir, sur les objets qu’elle vise et ses démarches qu’elle permet, enfin, sur l’éthique de la production et de la communication scientifiques qu’une telle perspective exige. Au-delà de cet accord de fond, il existe une connivence : un tel livre n’aurait pas été possible, non plus, sans une réelle complicité intellectuelle et sans un plaisir partagé de l’échange d’idées et du travail en commun, sans une confiance réciproque dans les propos de l’autre, sans une mutuelle propension à associer travail et plaisir – sans notre amitié, qui nous a épaulés dans cette aventure et que celle-ci a renforcée. Cela va sans dire, mais pourquoi faudrait-il le taire ?
Critique de l’existant.
Le projet dont ce Dictionnaire est le résultat est né d’un double constat qui imposait, à nos yeux, une réaction. I. Longtemps, il n’y eut pas de grand dictionnaire scientifique disponible ; II. cette lacune fut comblée à partir des années 1970 en France, par deux ouvrages qui, au bout du compte, se révélaient, à notre avis, insatisfaisants.
La « géographie classique » vidalienne et postvidalienne n’a pas été la source de la constitution d’un véritable dictionnaire de géographie, au sens d’un corpus de référence faisant le point systématique et critique de l’état d’un savoir. Il a certes existé, depuis le 17e siècle au moins, de nombreux dictionnaires de lieux et contrées, des abécédaires (dont on connaît le succès à partir du 19e) et des compendia géographiques ; tous sont accumulatifs, descriptifs et marqués par le souci de recension exhaustive de faits variés, sans qu’on puisse toujours découvrir une véritable problématique d’ensemble. Cette tradition de dictionnaire dont les entrées sont des lieux et des territoires se maintient d’ailleurs en se renouvelant : on peut citer par exemple le Dictionnaire de géopolitique (dirigée par Yves Lacoste), livre qui est, quant à lui, organisé autour de quelques grands principes, mais reste d’abord une série de textes présentant des lieux, l’entrée par État s’avérant déterminante. Cela étant, il n’est pas en soi illégitime de mêler noms propres et noms communs dans le même ouvrage. Dès lors que l’on considère, contrairement au courant positiviste, que ce n’est pas le nombre d’occurrences d’un phénomène qui fait de lui un objet éligible pour le travail scientifique, et que nous ne confondons pas généralisation et conceptualisation, nous aurions pu introduire des noms de lieux uniques, des géons (selon l’astucieuse expression de Roger Brunet). Si nous ne l’avons pas fait, c’est que nous avons craint que leur nombre et les principes qui auraient prévalu à leur choix ne prennent une place disproportionnée et n’ « étouffent » le reste du corpus. La préoccupation de présenter les lieux de la terre, à toute échelle, aussi singuliers soient-ils comme des objets de connaissance appelant concept et théorie a habité notre démarche. Dans l’ensemble, le petit nombre de dictionnaire parlant d’espace doit en tout cas être vu comme un indice de plus de la défiance des géographes institutionnels classiques pour la pensée réflexive formalisée et du repli du propos géographique sur des connaissances idiographiques, peu propices aux montées en généralité et aux constructions théoriques, cela même qui constitue le fond d’un dictionnaire scientifique.
La tentative d’élaborer un tel ouvrage, qui ne procède pas d’une démarche didactique ou pédagogique du style du « mémento » ou du « vocabulaire », est donc assez récente : en France, deux dictionnaires, se sont ainsi imposés, l’un dans les années 1970, celui de Pierre George, l’autre dans les années 1990, dirigé par Roger Brunet, avec l’aide d’Hervé Théry et de Robert Ferras. Ils peuvent servir de points de repères et imposent que toute nouvelle entreprise de ce type se place par rapport à eux. Par ailleurs, au Royaume-Uni, Ron Johnston, Derek Gregory, Geraldine Pratt, Michael Watts ont piloté l’édition d’un Dictionary of Human Geography, qui, au fil des rééditions, est devenu une référence internationale et dont on doit aussi méditer les enseignements.
Le Dictionnaire de la géographie de Pierre George a constitué le premier travail de ce genre dans la géographie française contemporaine. Il y avait chez Pierre George une volonté incontestable de capitalisation des acquis scientifiques des recherches menées dans les années 1950 et 1960, qui avaient mis en question la vulgate institutionnelle. Pourtant, le ton général du livre est neutre (ce qui est censé témoigner qu’il manifeste l’objectivité de la science) et proscrit toute dimension critique. En même temps, il souffrait de très graves défauts dans sa conception et sa réalisation. De ce point de vue, une critique de 1976, très sévère et qui a provoqué une notable controverse, reste toujours d’actualité :
« C’est par l’abondance de termes techniques ou étrangers que le Dictionnaire espère rattraper son indigence scientifique. On ne peut décemment en vouloir à un livre, à une matière qui vous aura au moins appris ce qu’est un Miombo ou une Ignimbrite ! Aussi le bric-à-brac généralisé caractéristique de l’ouvrage doit-il être considéré comme un obstacle et un masque. Obstacle à ce que les sciences de l’espace, chacune avec son objet propre, prennent leur essor. Masque qui fait oublier la faiblesse théorique sous l’exubérance empirique. Comme les foules cachent souvent une infinité de solitudes, l’abondance des matériaux peut dissimuler leur néant intérieur. Ce livre est aussi le symptôme de la géographie d’aujourd’hui. Il s’agit maintenant d’inventer la matière des dictionnaires futurs des sciences de l’espace. Les géographes ont devant eux cette tâche. Personne ne pourra l’accomplir à leur place. » (Lévy, 1976).
Le présent ouvrage est sans doute l’occasion, pour l’auteur de ces lignes, de répondre à sa propre injonction, en évitant de verser dans le travers de l’accumulation sans véritable problématisation de ce que peut être le savoir géographique et des modalités de ses relations avec les autres savoirs. Ainsi peut-on, dans le dictionnaire de Pierre George, remarquer de nombreuses entrées qui renvoient aux sciences naturelles, à l’économie, ou, plus marginalement, à d’autres sciences sociales. Mais ces emprunts ne sont jamais explicités, justifiés, on ne montre pas en quoi ils seraient nécessaires, on ne réfléchit pas aux effets de leur transposition dans le discours géographique, discours au demeurant totalement naturalisé, proposé comme un « donné » au lecteur. Au bout du compte, cette géographie apparaît à la fois béante et d’une insigne faiblesse épistémologique et théorique, ce qui, ajouté à l’hétérogénéité des entrées et au caractère lapidaire des textes, contribue à faire de ce livre un contre-exemple de ce que nous avons cherché à réaliser. Il est à noter que les éditions ultérieures du dictionnaire de Pierre George (bâties avec l’aide de Fernand Verger), ne remirent jamais en cause les choix initiaux, qui relèvent donc d’une position assumée, exprimant une certaine vision de la géographie.
The Dictionary of Human Geography (dont la première édition parut en 1981) ne pâtit pas des mêmes défauts dirimants. On tient là, en vérité, une somme tout à fait considérable, mais qui souffre parfois, paradoxalement, de cette qualité : il s’agit avant tout d’une tentative de bilan quasi exhaustif de la géographie anglo-saxonne, telle qu’elle a évolué depuis les années 1960, notamment sous l’impulsion des auteurs, très nombreux, du dictionnaire. On n’a donc pas là un produit épistémologiquement stabilisé autour d’une lecture particulière de la discipline. Dans l’ensemble, ce « passage en revue », remarquable et très documenté, bien dans la tradition scientifique anglophone, manque de cohérence globale et le positivisme le plus classique y côtoie la postmodernité la plus foisonnante, ce qui constitue à la fois une limite et un des attraits du livre – paradoxe lui-même très postmoderne ! La logique est donc plus celle de la juxtaposition des discours que de l’intégration.
Cela posé, nous nous sentons proches de ce travail, qui a constitué pour nous un modèle (partiel), notamment en ce que, comme l’introduction le précise, ce dictionnaire se veut à la fois « le miroir et l’aiguillon » (« both mirror and goad ») de la géographie. Nous nous reconnaissons donc pleinement dans ce désir, même si nous avons tenté une mise en cohérence plus forte des principes et une homogénéisation plus marquée du corpus et de son traitement, tout en assumant la diversité (cf. infra). La tension entre la pluralité inévitable et souhaitable des positions scientifiques et la nécessité de consistance interne du discours d’ensemble sur la géographie qu’énonce de facto un dictionnaire nous a poussé à éviter autant qu’il est possible l’hétérogénéité et l’éclectisme, ce qui n’est pas toujours le cas du Dictionary of Human Geography. Il y a toujours une idée de la discipline et de la science dans un livre de ce genre, mieux vaut donc ne la point celer.
Entre ces deux points de repère, dont la lecture a nourri notre projet, nous plaçons Les mots de la géographie, un dictionnaire critique. Parce que la géographie avait changé depuis les années 1970, ce livre (paru en 1992) entendait rendre publique une vision nouvelle de la discipline et de son régime de scientificité. On pouvait lire sur la quatrième de couverture : « Enfin, la géographie a son grand dictionnaire, complet, à jour », témoignage de l’ambition poursuivie. Le tout apparaît très structuré par les apports spécifiques d’un géographe, Roger Brunet, qui a imprimé ses idées et son style à cette entreprise connexe de celle de la Géographie universelle qu’il a également dirigé.
L’effort de lisibilité est réel, le texte est très alerte et ne délaisse pas l’humour, ce qui constitue une contribution appréciable à la décrispation nécessaire du discours scientifique. Les mots de la géographie est de lecture très agréable (ce caractère ne fut pas pour rien dans son succès, ce qui n’est pas sans ambiguïté pour un livre qui n’a pas forcément séduit pour son contenu) et rompt avec le style académique. Mais on peut énoncer deux réserves majeures. La première vient de ce que, si les notices introduisent souvent une salutaire distance ironique, elles ne sont pas réellement critiques, quoi qu’affirme le sous-titre, car on recense plutôt des usages, avec un art certain de l’ellipse et du chemin de traverse, qu’on ne déconstruit des significations et qu’on indique les fondements cognitifs des choix proposés d’emploi du lexique. Au demeurant, bien des notions ne se voient pas affectés d’une définition précise, voire connaissent une sémantique flottante, indécise, qui varie au cours d’un même article. On retrouve ainsi une réelle difficulté à établir une conceptualisation intégrée et cohérente, sauf en ce qui concerne ce qui renvoie au vocabulaire spécifique de Roger Brunet, bien mieux stabilisé, mais qui est loin d’être majoritaire dans l’ensemble du corpus.
La seconde réserve porte sur le nombre très élevé et l’hétérogénéité des entrées, qui reprennent souvent des termes classiques de la géographie traditionnelle, notamment ceux qui viennent des savoirs vernaculaires transposés dans le vocabulaire de la discipline. De ce fait, l’ouvrage s’avère parfois plus un plaisant abécédaire, où l’on divague amusé ici par un trait d’humour, retenu là par une citation, qu’un dictionnaire de concept et de langue. L’ignimbrite (« Brèche ponceuse issue des nuées ardentes ou de l’accumulation de projections chaudes encore visqueuses et susceptibles de se souder après la chute […] », p. 232), trop facile à moquer, dans le dictionnaire de George, pourrait être flanquée, toute proche dans l’ordre alphabétique, par l’igue (« Terme local venu du quercynois et repris par les spécialistes du karst […]. Désigne les puits verticaux, comme le gouffre de Padirac sur le causse de Gramat », p. 246) dans l’ouvrage de Brunet, qui, heureusement, contient des apports autrement stimulants. Par son caractère disparate, son refus de faire des choix qui engagent une conception forte sur des points décisifs, ce livre interdit de construire véritablement une grammaire des notions géographiques, ce qu’on pourrait pourtant attendre d’une entreprise centrée sur les mots.
Un outil au service de la cohérence du discours géographique.
Face à ce paysage éditorial contrasté, qu’avons-nous donc voulu faire ?
Il faut d’abord comprendre le Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés comme une tentative de rendre plus rigoureuse la langue des géographes, et au-delà, celle des sciences sociales, puisqu’il nous semble que la géographie peut et doit contribuer à la construction du discours des sciences sociales.
Un des principaux défis, en cette matière, est constitué par les rencontres souvent indésirables entre concepts géographiques, métaphores spatiales du langage courant (« position », « central ») et les concepts non spatiaux utilisant des métaphores spatiales : « terrain », « distanciation », « exclusion ». D’où la nécessité de bien expliciter, par exemple, les différences entre « espace public (géographique) » et « espace public (politique) », « mobilité » et « mobilité sociale », « réseau (de relations) » et « réseau (géographique) », « situation » et « situation (spatiale) ». Cela nous a poussés à proposer deux entrées différentes, afin de bien spécifier chacune des significations. Dans la définition des termes, nous avons aussi poursuivi l’objectif, de maîtriser l’hétérogénéité du corpus et de préciser les usages. Nous avons donc choisi l’univocité stricte du vocabulaire (une chose, un mot), qui permettra aux lecteurs de mener leur travail critique à partir de bases assurées : par exemple, nous avons proscrit systématiquement l’utilisation du générique territoire pour signifier espace, car, pour nous, ces deux mots ne sont pas des synonymes, ce que les différentes notices consacrées à ces concepts-clefs montrent clairement. Plus généralement nous avons souhaité qu’un même mot ne change pas de sens au sein d’un même article ou entre deux articles, ce qui se rencontre encore très souvent dans les sciences sociales, et particulièrement en géographie où la faiblesse de la théorisation incite souvent au flottement des significations. Cela nous a incités à écrire les définitions synthétiques des notions et concepts, textes en caractères gras, qui chapeautent le développement de chaque article, en utilisant un vocabulaire intégré et homogène. Ce type de stabilisation nous semble un préalable indispensable à tout débat scientifique véritable, car on ne dispute bien que de ce qui est explicitement fixé, quitte à ce que la discussion conduise à des déplacements de sens.
Un dictionnaire systémique et hypertextuel.
Pour soigneuse qu’ait été la mise au point de chacun des articles, on aura compris que ce qui importe pour nous dans ce travail est moins chaque notice prise séparément que le système des mots, la série des mots mis en système par le Dictionnaire, qui a été pensé comme cela et pour cela. Si l’on avait privilégié l’approche sémantique de chaque entrée prise comme une totalité isolée et isolable, logique dans laquelle l’article vaut plus que l’ensemble, nous n’aurions pu rompre avec le fantasme de l’exhaustivité (qui empêche de limiter la liste finale d’entrées, puisque chaque mot devient le support légitime d’une définition autorisée) et de l’uniformité de l’objectivation. Dans cet esprit, un dictionnaire allemand de géographie récemment publié contient environ dix mille entrées. Sans nier les avantages de cette démarche, nous en avons choisi une autre.
Nous avons parié sur la plus-value de sens qui résulte de la possibilité offerte aux rédacteurs de développer leur pensée et d’expliciter leurs idées à partir du moment où l’on ne retient qu’un nombre assez restreint d’entrées : moins de sept cents, ce qui est peu par rapport aux ouvrages comparables et exigeait des arbitrages éditoriaux particulièrement exigeants, appuyés sur une analyse critique préalable du vocabulaire géographique et de sa pertinence. À partir de ce souci de sélection drastique, qui fut premier, originaire, nous avons privilégié les jeux de correspondance entre les termes, les rebonds signifiants, le travail sur les réseaux sémantiques, la complexité cumulative des significations du système de mots. Nous nous donnions ainsi la possibilité à la fois de maîtriser la liste des notions et le traitement de chacune d’entre elles, tout en laissant s’exprimer les sensibilités, les différences, les contradictions (de ton, de style, de démarche, de pensée), puisqu’au final, ce sont aussi les relations entre les mots qui confèrent du sens à l’ensemble.
Nous pensons donc avoir élaboré un dictionnaire pluriel et systémique, au sein duquel émergent des sous-systèmes – soit des auteurs, soit des groupes d’auteurs exprimant une sensibilité particulière – et s’imposent des relations complexes entre les termes. En même temps, nous avons tenté de lui donner, dès sa conception, un caractère hypertextuel (et nous nourrissons même le projet d’une version sur cédérom) en privilégiant la multiplication des embrayages et des bifurcations à partir d’un mot vers de nombreux autres. De ce point de vue, les corrélats, l’indexation des entrées (par un astérisque) dans les textes et l’index final constituent des instruments centraux à notre projet.
Un pluralisme assumé.
Pour mener bien le Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés, nous avons constitué, avec l’aide du Comité de pilotage, un vaste collectif composé de personnalités diverses, auxquelles nous avons indiqué, dans un texte précis qui leur fut adressé à la commande de leurs articles, les tenants et aboutissants intellectuels de notre projet. Ce livre a été donc écrit par cent onze auteurs, venant de France mais aussi des États-Unis, de Suisse, d’Italie, du Québec, d’Allemagne et du Brésil : il témoigne d’un processus d’intelligence collective, qui nous semble indispensable au travail scientifique. Parmi les spécialités, la géographie domine, accompagnée par les sciences de la ville et l’aménagement, mais on trouve aussi en bonne place d’autres sciences sociales : sociologie, économie, science politique, histoire, droit, ainsi que la philosophie.
Au sein de cet ensemble d’auteurs, il y a des différences, parfois des divergences, que nous n’avons pas cherché à gommer. Elles ont même été mises en scène pour quelques notions-clés. Là, pour une même entrée, deux ou trois articles, signalés par le symbole « t », manifestent des écarts plus ou moins significatifs de conception entre les rédacteurs. Le lecteur constatera cependant que cette diversité n’est jamais antagonique. Nous n’avons pas poursuivi l’objectif d’attiser la polémique, mais celui de dynamiser la réflexion par la mise en évidence de différences d’approches : au sujet du terme « territoire », par exemple, elle reflète des débats sérieux et respectueux d’autrui, ne créant en aucun cas un climat déplaisant, comme on l’a longtemps connu dans ce mélange détestable d’unanimisme de façade, de silence et de mépris pour toute pensée critique, dérangeante ou dissidente, qui caractérisait naguère la géographie.
En outre, ce qui est contradiction pour les auteurs ne l’est pas forcément pour le lecteur : ainsi, en ce qui concerne le mot « lieu », il n’est pas interdit de penser que les quatre points de vue qui concourent à la définition apparaîtront pour l’essentiel comme un ensemble de contributions complémentaires à une question difficile. C’est d’ailleurs dans cette perspective que le recours à la diversité de l’inspiration est la plus substantielle, afin de montrer que bien des problématiques appellent des réponses ouvertes et diverses. Nous avons aussi fait en sorte que, dans la plupart des cas, les notions proches soient traitées par des rédacteurs différents, qui apportent chacun leur point de vue, complémentaire de celui des auteurs des articles connexes. Ainsi conçue, la variété relève moins de la confrontation que de la conjugaison d’approches différentes, de la mise en tension des mots par la diversité des positions.
Toutefois, si nous sommes gardés de proscrire toute variété, nous avons voulu que toutes les démarches, par petites touches ou grands coups de brosse, participent à une construction commune, qui se révèlera, au-delà des sensibilités personnelles et des courants de pensée, cohérente. Cela provient que le pluralisme est organisé par un principe qui nous est cher : tous peuvent parler avec tous, sans complaisance, en s’écoutant et en se respectant. Cela n’empêche pas, bien au contraire, qu’il y existe un point de vue structurant.
Ce dictionnaire n’est pas, loin s’en faut, un objet invertébré, simple réceptacle d’avis divers, sinon divergents, La liste des mots (index compris) et des notices, le choix des auteurs, les modalités de traitement des entrées ont été élaborés par les deux directeurs avec le soutien, l’aide et l’avis du Comité de pilotage. Nous avons chacun relu, corrigé, amendé la forme de tous les articles, en proposant parfois des changements plus ou moins significatifs aux auteurs. Nous avons donc fait et assumé des choix, dont nous avons débattu lors de très nombreuses séances de travail, qui se sont échelonnées sur les quatre dernières années.
Les textes écrits par les directeurs, qu’on retrouve plus particulièrement dans les « Cent concepts pour la géographie » et dans les grandes entrées épistémologiques générales, créent un cadre d’ensemble et une trame de fond qui va bien plus loin qu’une unité de style. Il s’agit d’une orientation épistémologique et théorique, articulée autour de quelques propositions formant ce qui se veut une axiomatique, qui permet de situer l’espace au sein de la connaissance sur les sociétés et de proposer des énoncés rigoureux et homogènes en réponse aux questions communes. Pour bien marquer cette orientation, afin d’harmoniser le vocabulaire et de stabiliser les significations, nous avons pris la responsabilité, en sus de nos articles, à quelques exceptions près, de rédiger toutes les définitions qui apparaissent en gras en tête des notices. Nous avons également construit le jeu des renvois et les corrélats, indispensables au repérage des réseaux de sens.
Une fois encore, rappelons que, dans l’ambiance dialogique qui caractérise la géographie d’aujourd’hui et le Dictionnaire, nous n’avons poursuivi aucune volonté dominatrice, mais manifesté le désir d’offrir au lecteur un ensemble cohérent et consolidé, sans pour autant être clos, de présenter une grille interprétative spécifique, mais pas bloquée, un point de vue propre qui puisse nourrir le débat et appeler une véritable critique de fond. Ce dictionnaire n’est pas le support de la (vaine) prétention à une nouvelle orthodoxie, mais un outil de travail.
Une image de la géographie
Ce dictionnaire propose un corpus de connaissances organisé autour de questions, pas toujours suivies des mêmes réponses et ouvrant sur de nouvelles questions – et non pas des réponses sans questions comme c’était en général le cas, il y a encore vingt-cinq ans dans la géographie française. En tant que tel, l’ensemble nous semble constituer un état des savoirs sur ce que l’on peut dire de l’espace des sociétés.
Compte tenu du découpage des entrées, qui déclinent le rapport à l’espace selon plusieurs angles, comme concept ou comme dimension spécifique, « de face » ou « de biais », au centre et sur les marges, c’est l’ensemble des démarches pluri-, inter- et trans-disciplinaires qui se trouvent convoquées ici. Cette ouverture marquée et voulue est souvent sensible et explicite à l’intérieur même de chaque article consacré à une notion ou un concept géographique, car la plupart des auteurs choisis sont préoccupés de la relation de leur démarche à celle des autres savoirs. Par là même, les géographes montrent leur capacité à décloisonner leurs approches et à importer le meilleur des sciences sociales.
Parce que nous nous sommes attachés à une mise en cohérence qui ne gomme pas les différences mais les assume en tant que principe dynamique de la connaissance, parce que nous avons privilégié la dialogique à la juxtaposition, nous pensons avoir autorisé le pluralisme et évité l’éclectisme. Ainsi, parmi les cent onze auteurs, outre des chercheurs qui ont développé une posture personnelle difficilement assignable à un groupe, trois courants apparemment antithétiques se présentent, au sein de ce Dictionnaire comme des contributions compatibles et complémentaires : celui de l’« analyse spatiale », celui de la « géographie culturelle » et celui (non encore complètement identifié) de la « nouvelle géographie de l’environnement ». La première apporte la critique de l’exceptionnalisme, le souci de rigueur formelle, une utile culture en statistiques et la maîtrise des traitements quantitatifs ; la deuxième développe, avec ses références phénoménologiques, psychologiques et linguistiques, la préoccupation du singulier, du qualitatif, de la parole des hommes ; la troisième réintègre les apports de la géomorphologie, de l’hydrologie, de la climatologie, de la biogéographie et, plus généralement, des sciences de la nature, dans une géographie reconnue comme science sociale.
Si ces trois composantes peuvent désormais cohabiter, ce n’est pas parce que l’on aurait réduit les exigences de cohérence et que, fatigués des polémiques, on aurait adopté une bonhomie relativiste peu exigeante mais porteuse de « paix civile » entre les géographes. La raison de cette commensalité retrouvée est, selon nous, à chercher dans l’existence d’une synthèse, plus ou moins latente dans l’ensemble de la collectivité des géographes et que nous avons voulu, dans et par ce Dictionnaire, rendre explicite. Un mot peut la résumer : complexité, qui peut être développé par un énoncé simple : la géographie est une science sociale, qui travaille, à travers la dimension spatiale, la tension entre acteurs et systèmes, qui considère avec une égale légitimité explicative la détermination causale et la compréhension, l’analytique et le synthétique, la partie et le tout, le qualitatif et le quantitatif, les formalisations langagières et mathématiques, le texte et la carte, le singulier et l’universel, et qui intègre la nature comme réalité significative au sein du social. Le dépassement de ces antinomies ne se fait pas sur la base d’un compromis mais par une intégration répondant aux objectifs d’un « programme fort » : celui de progresser dans l’intelligence de l’espace des hommes et d’apporter ainsi une double contribution à la maîtrise de cet espace par ses acteurs, petits ou grands, et d’enrichir la connaissance transdisciplinaire du monde social. Avons-nous réussi ? Les lecteurs en seront juges. En tout cas, ce qui tire la démarche, c’est à la fois l’impératif de donner leur place à tous les apports qui ont fait leurs preuves et l’obligation de résultat : nous voulons une géographie qui marche, qui avance, une science de l’espace qui cherche et qui trouve. Les confusions du possibilisme, les dérives littéraires ou idéologiques, l’impasse positiviste ont montré à tous que, sans rien perdre des acquis, il fallait passer à autre chose. Nous essayons de contribuer à ce nouvel équilibre dynamique qui est déjà dans l’air avant d’être dans les mots.
Un état des savoirs.
Nous avons voulu explicitement organiser ce dictionnaire selon des catégories d’entrée clairement identifiées, qui permettent à l’utilisateur de placer chaque notice dans un ensemble plus vaste et de comprendre mieux la manière dont nous concevons un mot et ce qu’il apporte. Pour plus de détails, on se réfèrera au Mode d’emploi précédant ce texte. Les notices sont rangées en quatre catégories.
Les articles de la catégorie 1 et notamment les « Cent concepts pour la géographie » représentent le noyau dur du programme de recherche sur l’état de notre intelligence de la dimension spatiale des sociétés qu’a constitué le dictionnaire. Dans ce groupe, on présente directement, par un discours positif (mais pas positiviste), à fort contenu cognitif, appuyé sur les travaux les plus récents ou/et en cours de réalisation, la dynamique du savoir géographique. On s’attache à la fois à réaliser un bilan précis des grandes approches possibles d’une notion et à indiquer les lignes de force des évolutions actuelles.
La catégorie 2 regroupe les articles qui visent à procurer au lecteur la réflexivité nécessaire pour bien appréhender le projet scientifique de la géographie et les choix possibles de réalisation de ce projet. On trouve dans cette catégorie des entrées qui renvoient à trois types de notices.
– En premier lieu, à l’épistémologie et à l’histoire de la discipline, permettant de saisir comment la géographie a construit et traité son objet principal (l’espace) et la multitude des objets géographiques pensables et aux outils cognitifs et aux méthodes employées (par exemple « nomenclature », « possibilisme », « spatialisme », « description », etc.).
– Ensuite, à la présentation de branches et de courants, ce qui permet d’appréhender des manières de délimiter le champ géographique. Ces découpages donnent la possibilité de comprendre et de suivre les thématiques émergentes et les types de démarches qui leurs sont liées. Rien qu’à la découverte de l’intitulé de ces branches, on se rend compte que le mythe d’une histoire continue et linéaire et d’une construction « pierre par pierre de la maison géographique » ne résiste pas à l’analyse. On ne peut avoir en cette matière de vision et prédéterminée. Il n’y a pas de cohérence nécessaire préétablie, la géographie est un « jardin aux sentiers qui bifurquent ».
– Le dernier sous-ensemble correspond à la présentation des interfaces (« géographie et… »). Il faut insister sur ces articles qui abordent les interactions et les échanges entre la géographie et de nombreuses autres disciplines ou ensemble de disciplines ou champ scientifique. Il n’y a pas d’équivalent dans les principaux dictionnaires existants, alors qu’il nous a paru que le sujet était d’importance et qu’il fallait apporter aux lecteurs des éléments de connaissance tangible, au-delà du propos très général dans lequel on se cantonne trop souvent. Les efforts consentis pour trouver des auteurs suffisamment compétents pour rédiger ces textes montre que ces problèmes ne sont pas encore assez travaillés par les géographes – ils restent de l’ordre de l’implicite – et encore moins, au demeurant, par les spécialistes des autres sciences. À cet égard, savoir ce que la géographie a pu apporter à ces sciences demeure encore, le plus souvent, mystérieux alors que des études épistémologiques et historiques laissent penser qu’elle a joué un rôle non négligeable lors de certaines périodes d’affirmation de l’histoire (champ pour lequel la chose est le mieux renseignée), de l’urbanisme ou de la sociologie.
Autre originalité de ce dictionnaire : les articles de la catégorie 3, « Penseurs de l’espace », où l’on trouve près de cent entrées, consacrées exclusivement à des personnalités disparues – afin de ne pas interférer avec la recherche en train de se faire, abordée à travers les autres catégories d’articles. Ces notices sont, en général, des introductions à la pensée d’auteurs qui ont, d’une manière ou d’une autre, contribué à la réflexion consacrée à l’espace. L’objectif poursuivi est de baliser le champ des sciences de l’espace des sociétés par une présentation de recherches qui ne sont bien sûr pas résumées in extenso dans les notices (ce qui constituerait le projet d’un dictionnaire spécifique), formant des ressources cognitives pour les géographes et ainsi d’inviter le lecteur à découvrir plus précisément leurs œuvres, dont une sélection significative est jointe à la fin de chaque texte.
Ces penseurs ne sont pas tous nécessairement des spécialistes de l’espace social (et souvent ne se fixaient pas l’objectif d’aborder l’espace), mais ils aident grandement à le penser. Cette série d’articles permet d’ailleurs d’élargir le spectre des analyses généalogiques de la pensée géographique. En effet, les géographes stricto sensu sont assez peu nombreux dans la liste où l’on s’aperçoit de l’importance prise par les philosophes, les historiens, les sociologues les économistes, et même par les écrivains ou des personnalités plus difficilement classables. Le Dictionnaire offre donc là une possibilité supplémentaire de s’affranchir d’une vision mythologique de l’histoire de la géographie et de ses filiations intellectuelles. La géographie s’est nourrie d’influences multiples et à travers la réflexion sur les auteurs ici présentés, on peut interroger la construction du savoir géographique de façon neuve, y compris en reprenant à de nouveaux frais la question des relations intergénérationnelles.
La forte présence de notions et concepts qui ne sont pas spécifiques à la géographie (articles de la catégorie 4) constitue la dernière différence marquée de ce dictionnaire par rapport à ses « concurrents ». Nous signalons ainsi deux types différents d’intégration de la géographie dans des champs plus vastes.
– D’une part, nous avons souhaité montrer que la géographie s’inscrit dans un domaine particulier du savoir : celui des sciences de la société. De ce fait même, elle partage avec toutes ces sciences un patrimoine cognitif commun dont elle contribue à la construction en tant qu’elle traite de la dimension spatiale des sociétés. La géographie est certes une connaissance située et spécifique, mais elle doit participer de et contribuer à l’élaboration de mégathéories, c’est-à-dire à l’édification, à la validation, à la réfutation des concepts et des débats communs à toute la pensée du social (ce qui est appelé en anglais social theory).
– D’autre part, il nous a semblé aussi important de relier le savoir géographique au domaine des métathéories (celui des théories de la connaissance, des démarches épistémologiques). On a donc souhaité consacrer des entrées à une importante série de notions communes à l’ensemble de la pensée scientifique et rationnelle (au-delà même de la science) contemporaine. Ces notices livrent des développements substantiels en épistémologie, philosophie, mathématiques, sciences physiques, sciences du vivant ; ces deux derniers domaines regroupant aussi les apports de l’analyse spatiale des faits bio-physiques au propos géographique d’ensemble. Là encore, la géographie est tout à la fois nourrie par ces connaissances et les enrichit, du moins lorsqu’elle prend conscience qu’elle peut apporter une quelque chose à la réflexion commune.
La proximité de la géographie avec d’autres savoirs avait déjà été mise en scène jadis, dans le cadre d’un imaginaire disciplinaire très particulier, fondé sur l’idée que la géographie était une science de synthèse qui accueillait par « nature » des notions venues de toute part. Mais un tel accueil se réalisait sans spécifier réellement les contributions, sans penser les généalogies, les opérations de transposition et de traduction : les notions extérieures étaient incorporées dans les problématiques sans objectivation véritable et sans, le plus souvent, travail d’approfondissement — qu’on songe par exemple à la manière assez consternante dont bien des géographes utilisaient des termes de la science économique ou de l’histoire. Autoproclamée « discipline-carrefour », la géographie a vécu longtemps sous un régime de pluridisciplinarité paresseuse, décorative, qui en a fait une auberge espagnole où les emprunts aux sciences de la nature se mêlaient dans le désordre à ceux des sciences sociales, où régnait l’implicite et l’absence de réflexivité.
Ce que nous proposons est à l’opposé de cette ancienne posture, puisque nous ne postulons pas que la géographie est un « carrefour » vers lequel tout devrait converger, sans que cela impose un quelconque effort aux géographes, mais qu’il existe une « maison commune » aux sciences sociales et même aux sciences et à la connaissance rationnelle. Cela étant posé, si l’on veut bien accepter la métaphore de la maison collective (une sorte de phalanstère, sans doute !), il faut savoir où sont les liens entre l’appartement géographie, les autres appartements et les parties communes.
Une telle position exige en tout cas de procéder en permanence à des mises à niveau et, d’un même mouvement, de ne jamais hésiter à promouvoir l’indispensable participation de la géographie aux interrogations autour des grands concepts fondamentaux : l’État, la société, le social, la nature, l’individu, l’acteur, la culture, la connaissance, le temps, la vérité etc. La géographie peut en effet ne pas se contenter d’être importatrice des idées des autres, pour son propre bénéfice, mais stimuler le débat général sur des notions communes, sur les grands modèles théoriques, sur les schémas globaux d’intelligence des phénomènes. C’est d’ailleurs une des conditions pour que la géographie soit vraiment une science de la société comme les autres. Afin de bien manifester l’affirmation du potentiel du savoir géographique, la notion d’État, par exemple, a été placée en catégorie 1 (celle des concepts géographiques) tant est prégnante sa dimension spatiale. Si nos collègues et amis chercheurs des autres disciplines sous-estiment, pensons-nous, le rôle et l’importance de l’espace et de la spatialité, à nous de leur démontrer leur tort, par une géographie offensive, qui abandonne enfin sa propension au confortable repli sur des problématiques enclavées, qui l’a, un temps, presque menée à l’autisme.
Il se trouvera sans doute des lecteurs pour estimer qu’il y a bien trop de mots non géographiques pour un dictionnaire de géographie. Nous pensons qu’ils auraient tort de ne pas chercher à découvrir en quoi la maîtrise de ces termes est indispensable pour que notre discipline soit dynamique et pertinente, c’est-à-dire qu’elle propose une véritable connaissance cumulative, assurant de comprendre les réalités sociales à partir desquelles elle construit ses objets de science. Pour faciliter la tâche de lecture, nous avons tenu à indiquer, dans la plupart des cas, en quoi la géographie était directement concernée par des notions et concepts émanant de la philosophie, de la sociologie, de l’épistémologie, et comment certains géographes (et/ou courants de la géographie) exploitaient ces notions et concepts. Nous espérons en tout cas que ces articles ouvriront des pistes de réflexions pour que les géographes s’emparent des concepts et les transposent, les traduisent, les ploient à leurs propres préoccupations.
Un regard francophone sur le Monde.
Nous avons aussi eu le souci de prendre largement en compte des géographies étrangères, anglophones, bien sûr, mais aussi germanophones. Cela se traduit à la fois par des entrées spécifiques (« gay and lesbian studies » ou « time geography » par exemple, mais aussi de nombreuses notices consacrées à des auteurs) et par un souci d’indiquer dans les articles de catégorie 1, autant que faire se peut, les grandes tendances des différentes écoles de géographie. Par ailleurs, nous proposons une traduction de chaque entrée en anglais et en allemand.
Mais affirmer l’internationalité de notre démarche consiste aussi à postuler l’importance scientifique et la crédibilité du discours des géographies francophones. Celles-ci ne sont pas moins pertinentes que d’autres pour saisir la spatialité des sociétés et leur réticence par rapport à certaines démarches ou certains concepts en vogue dans l’univers académique anglophone nous paraît souvent procéder désormais d’une véritable connaissance critique de ceux-ci – ce qui ne fut certes pas toujours le cas. Cette vigilance apparaît ça et là dans le Dictionnaire. La géographie française active est aujourd’hui bien insérée dans la recherche internationale, plus ouverte sur le Monde que beaucoup d’autres, et en même temps propose une manière originale de penser le moment géographique contemporain. En particulier, les géographes français semblent plus attachés que d’autres à proposer des théories et des mises en cohérence de différents apports, de différentes méthodologies, de différentes cultures. Cet ouvrage se veut en tout cas davantage que le reflet d’une « géographie française », plutôt un point de vue francophone sur une géographie de plus en plus universelle.
Le dictionnaire d’une géographie.
Nous avons pleinement conscience que ce que nous livrons ici est le dictionnaire d’une géographie, l’expression d’une conception du savoir géographique, des objets qu’il travaille, de la discipline universitaire et de ses modalités de fonctionnement, du régime des débats scientifiques qu’on y connaît.
Cette conception, nous laissons au lecteur le soin de la découvrir précisément, à travers les différents articles. Nous nous contenterons ici de poser rapidement cinq principes qui fondent nos approches respectives, qui se déploient ensuite dans les différentes notions pour saisir l’espace comme une des dimensions du système sociétal et la spatialité en tant qu’une des logiques de son mouvement. La géographie que nous proposons est :
– Réaliste : au sens où nous postulons que les réalités sociales existent, réalités qui sont des hybrides de matérialités, d’immatérialités, d’idéalités. L’espace (hybride, lui aussi) est un des composants de toute réalité sociale.
– Constructiviste, dans la mesure où nous considérons que ces réalités ne sont pas des « donnés », mais des réalités construites par le jeu du système sociétal. En même temps, nous sommes constructivistes dans une seconde acception puisque nous pensons que l’accès par la connaissance aux réalités sociales n’est pas immédiat mais réclame une construction cognitive, celle de l’objet de science, de connaissance. Cette construction, on peut la nommer objectivation, c’est-à-dire édification de l’objet que l’on va penser, à partir des phénomènes de la réalité. Ainsi, si nous réfutons la vieille croyance positiviste en l’objectivité scientifique, nous estimons qu’il n’y a pas de science sans objectivation — celle-ci devant aller jusqu’à, comme aimait à le souligner Pierre Bourdieu, objectiver le sujet objectivant.
– Systémique, à la fois en ce que l’espace est abordé comme une des dimensions du système sociétal, de la société prise comme un tout et que, au sein de cette dimension, il apparaît utile de traiter des réalités dans leur globalité, dans une totalité dynamique faite d’interaction entre ses éléments. La transversalité propre de l’espace apparaît en fait une bonne opportunité pour traiter ensemble des réalités (social/sociétal, acteurs/objets, matériel/idéel, patrimoine/projet,…) qui demeurent séparés dans d’autres approches.
– Dialogique car nous plaçons les opérateurs sociaux (et au premier chef les acteurs), l’action, ses instruments, et en particulier les langages, et ses effets au centre de l’investigation géographique. Il n’y a pas d’espace sans acteurs spatiaux dont il importe de comprendre les logiques et les actes : cette affirmation du caractère « pragmatique » autant qu’ « objectal » de l’espace peut sembler triviale, mais elle fut longtemps ignorée.
– Théorique et empirique, inductive et déductive, puisque nous fondons notre travail sur la constitution, par de méthodes variées, d’un matériau empirique à partir de situations d’observation des réalités sociales, observation informée et mise en forme par l’objectivation. La théorisation, que nous estimons indispensable, ne peut se développer sans exploitation de ce matériau empirique.
Au bout du compte, nous espérons que ce dictionnaire donnera une idée fidèle de ce qu’est la géographie française d’aujourd’hui, une géographie qui a rétabli le contact avec l’extérieur : elle pense le Monde et cela commence à ce savoir — c’est le tournant géographique que nous avons identifié. Ce dictionnaire témoigne de cette dynamique actuelle, il constitue donc une étape (le moment dictionnaire) au sein d’un programme de recherche encore en cours ; un arrêt photographique qui ne supprime pas le mouvement. Partant de ce corpus, nous appelons le lecteur à continuer le parcours, à poursuivre le travail d’approfondissement.
La géographie que nous proposons au lecteur est une géographie de et pour notre temps. Nous vivons l’époque de l’urbanisation généralisée et du Monde mondialisé, des grands espaces englobants tout autant que des petits lieux à forte présence, de l’individu et de la société, confrontés à la résistance des communautés. Nous vivons à l’époque de l’infini variété des spatialités, des métriques et des échelles. Nous vivons à l’époque de l’espace complexe. Pour autant, nous nous intéressons pleinement aux géographies des mondes anciens, aux dynamiques géohistoriques et aux penseurs de toutes les époques. Ainsi, de la « forêt » au « Cyberespace », d’Homère à Italo Calvino, nous avons cherché à dégager, pour la géographie, de bien plus vastes horizons que ceux que regardait jusque-là la discipline. Ce souci de « sortir du champ », n’est-ce pas d’ailleurs l’état du Monde contemporain qui nous l’impose si l’on souhaite le comprendre ? Pourquoi le nier ? nul doute que les équilibres entre le rural et l’urbain, les territoires et les réseaux, les acteurs et les structures, l’idéel et le matériel, le « naturel » et le social eussent été différents si ce Dictionnaire avait paru il y a cinquante ans — et même il y a une génération. Le présent, sans conteste, nous imprègne : nos questions sont ses questions et, nous l’espérons, nos réponses peuvent aussi lui être des réponses.
La formalisation que représente Le dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés est tout le contraire, nous en sommes convaincus, d’une fossilisation. Mettons donc en garde le lecteur contre un usage dogmatique, dont nous avons toujours voulu nous prémunir, de la cohérence. Celle-ci constitue, croyons-nous, l’une des forces de cet ouvrage et nous serions navrés de voir se développer des vulgates paresseuses consistant à transformer, par perte d’esprit critique, les énoncés réflexifs en roides antiennes. En outre, si la volonté de proposer un instrument de travail et de réflexion solide et rigoureux fut notre but, il n’en reste pas moins (et heureusement) que l’espace mental que nous avons voulu baliser est nécessairement ouvert, inachevé. Nous avons parfois, par quelques petites touches, cherché à rendre perceptible et contagieux le caractère fondamentalement joyeux du travail de la pensée. On peut être sérieux sans se prendre au sérieux. C’est même recommandé.