Écrire une biographie complète sur Castoriadis relève du défi. Au-delà de son œuvre gigantesque dont on voit l’ampleur grâce au travail patient de retranscription de ses séminaires donnés à l’EHESS, la vie de cet homme est littéralement fascinante. François Dosse ne l’étudie pas en elle-même, mais davantage pour écrire l’histoire de générations intellectuelles. Dans sa marginalité, Cornelius Castoriadis offre une perspective inédite sur les passions qui ont déchaîné le microcosme intellectuel parisien. Sa lucidité sur le monde contemporain s’enracine dans une biographie spécifique et un exil. Sa culture extraordinaire et sa capacité à évoluer dans des milieux et des professions différents le rendent inclassable. Au fond, cette biographie a le mérite de montrer qu’au-delà de la théorisation de l’autonomie, il y en a une expérience vivante avec toutes ses contradictions, mais avec une résistance opiniâtre à toute mode intellectuelle. Pris dans les nécessités et parfois les addictions de l’existence (sa passion du jeu en est un exemple), il n’a jamais renoncé à défendre un style de vie autonome qui implique une réflexion politique et philosophique forte et une lucidité psychanalytique sur les conditions de l’existence humaine. C’est rendre justice à un tel penseur que d’entreprendre une biographie de la sorte fondée sur un travail minutieux au sein des archives Castoriadis, avec à la clé une analyse de la correspondance et un recueil de plus d’une centaine de témoignages. Au fond, la question que l’on pourrait légitimement se poser est la suivante : faut-il instituer l’héritage de Castoriadis ? Si son œuvre a une aura internationale, certes balbutiante mais incontestable, on peut se demander pourquoi il n’y a pas plus d’intellectuels travaillant sur ces concepts majeurs pour les humanités et les sciences sociales.
Un homme de la Renaissance.
Ce qui fascine, chez Castoriadis, c’est non seulement son intelligence et sa lucidité, mais sa capacité à se mouvoir au sein de différents champs disciplinaires et de parler avec les meilleurs spécialistes. Sa relation amicale et intellectuelle à Pierre Vidal-Naquet en est un exemple patent. « Castoriadis ne s’est pas contenté d’être un commentateur de l’imaginaire grec, il incarne par sa manière d’être, par sa vie même, quelque chose de prométhéen. Comme tout héros, il ne peut rester en place, il faut qu’il se mette en route et traverse les épreuves qui vont le grandir. Heinz Wissmann pousse l’analogie jusqu’au timbre de sa voix, qu’il qualifie de voix de bronze, de voix qui s’embarque sur une mer agitée tout en ne se soutenant que d’elle-même, de sa sonorité plus que de son contenu, “produisant un effet thétique, sortant des entrailles de la terre” » (p. 374). Il y a évidemment une filiation grecque profonde dans cette manière d’entrer en contact avec l’autre et de chercher la discussion intellectuelle non pas pour les effets de la joute oratoire, mais plutôt pour la précision du débat. C’est une véritable méthode d’investigation que nous propose Castoriadis, une dialectique à l’ancienne où chaque problème doit être redéfini dans sa spécificité intellectuelle et politique. Au-delà de ce tempérament bouillonnant, Castoriadis a consacré sa vie à comprendre les effets de la créativité sociale et culturelle. Pour trouver pareilles figures intellectuelles dans l’histoire, il faudrait remonter à la Renaissance, où certains artistes pouvaient être à la fois peintres et inventeurs. S’il existe une profonde cohérence entre l’existence et la pensée de Castoriadis, elle tient à la nécessité de penser les conditions socio-historiques de la créativité culturelle. Au fond, le constat est le suivant : il existe des époques riches de production culturelle, la Renaissance en est une, tout comme la Grèce antique. Ce n’est pas un hasard si ces périodes correspondent à des formes politiques spécifiques, où une autonomie sociale et individuelle est permise. Castoriadis a analysé le moment athénien comme conjonction de la création de la philosophie comme méthode d’interrogation, de la démocratie comme mode de relation spécifique au pouvoir et de la poésie marquée par une lucidité extraordinaire sur le destin des êtres humains. Cette conjonction n’a rien de nécessaire, elle émerge comme nouveauté faisant date dans l’histoire humaine.
Sur le plan historiographique, la mise en forme d’un parcours intellectuel de cette nature nécessite à la fois un tempérament fort et en même temps des cercles de projection avec un rituel d’initiation à la discussion. C’est certainement en ce sens que l’on peut analyser le rôle du groupe Socialisme ou Barbarie [1], groupe minoritaire dont la finalité était de se transformer en université populaire militante afin d’interroger les normes de la vie sociale et politique et de transformer la relation des personnes dominées dans la société, celles dont l’existence se trouve réduite à la simple fonction d’exécution au sein du système économique. Les ouvriers ont la parole ; certains comme Daniel Mothé ont converti ce passage militant dans l’accomplissement de leur parcours professionnel. La plupart des militants deviennent rapidement des autodidactes de la critique.
Pour percevoir l’impact de ce groupe sur la vie de ses militants, François Dosse a réalisé un travail d’entretien sur les membres encore vivants de ce groupe et d’analyse des archives. Il part du fait que ce groupe est « castoriadocentré » (p. 101-117). Il est réuni autour de la thèse gigantesque de la critique des sociétés bureaucratiques, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre du rideau de fer. Au fond, ce rideau est une séparation entre deux types de gouvernements bureaucratiques, même si Castoriadis a eu la conviction profonde que l’idéal-type du gouvernement bureaucratique se trouvait à l’Est. On voit arriver des militants dans SouB provenant des milieux des auberges de jeunesse avec une volonté organisationnelle propre : Georges Petit, Maurice Rajsfus et André Neuvil en font partie (p. 102).
Le moment 1956 est une période où l’on voit affluer un certain nombre de militants en quête de problématiques nouvelles sur les situations géopolitiques nationale et internationale. Castoriadis était remarqué par sa capacité de synthèse, ce qui fascinait, il était en même temps un polémiste talentueux. Comme le souligne avec perspicacité Enrique Escobar,
l’autre face — moins plaisante, sans doute, pour la victime —, c’était l’impressionnante efficacité de la machine à hacher menu l’adversaire que pouvait être Castoriadis dans une polémique. J’ai vu jouer vingt fois la même pièce. L’admiration extrême, surtout chez les adolescents ou de très jeunes gens, en faisant rapidement pour certains figure paternelle. Comme il n’aimait pas du tout, me semble-t-il, le rôle, et qu’en tout état de cause, il pouvait difficilement accorder à chacun l’attention et le temps réclamés par chaque « enfant », au bout de quelques mois l’enfant passait du « papa ne s’occupe pas de moi », « papa ne m’aime pas (ou ne m’aime pas assez) » à « je le déteste ». (p. 105)
Cette remarque d’Enrique Escobar à François Dosse est révélatrice des relations entre les membres du groupe et leur figure de proue. SouB possède un rite d’initiation à l’autonomie critique avec une théâtralisation des discussions théoriques. L’objectif n’est pas de susciter une adhésion charismatique ni d’entretenir un fonctionnement autour d’un gourou intellectuel, mais bien d’élever les participants au niveau théorique de leur leader. SouB travaille en réalité sur les modalités organisationnelles fondamentales d’un mouvement révolutionnaire. Comment organiser d’une autre manière les rapports entre dirigeants et exécutants au sein de la production ? L’autonomie exige une lucidité partagée, sinon elle est limitée dans son amplitude, elle implique une nouvelle répartition des rôles et des tâches pour que chacun soit à la fois un peu dirigeant et exécutant au sein de l’institution imaginaire de l’auto-organisation de la société. Dans ce groupe, Castoriadis met en application toutes ses théories, SouB a des réseaux internationaux très développés. « Les membres du groupe feront alors assez vite la connaissance de personnalités étonnantes comme Cyril Lionel Robert James, Raya Dunayevskaya, Charles Wright Mills ou encore Lewis Mumford, ainsi que des travaux des anthropologues culturalistes américains » (p. 105). Charles Wright Mills est la référence de la critique sociologique de gauche américaine grâce à un travail très fin sur les élites et leur reproduction sociale. Lewis Mumford est une référence incontournable sur les évolutions de la société technicienne, et les anthropologues américains culturalistes tels que Ruth Benedict ont eu un impact sur la formulation de la théorie des significations imaginaires, telle qu’elle apparaît au grand public en 1975 dans L’institution imaginaire de la société.
Le livre est truffé de détails biographiques intéressants révélant le climat de ces réunions ponctuées par des coups de colère de Castoriadis. Ainsi, en 1953, Castoriadis s’était fait faire un portrait graphologique par un professionnel avec les conclusions suivantes : « Cet homme est intelligent, il le sait, mais ce qu’il ignore sans doute, c’est à quel point le rendement de son intelligence est parfois compromis par ses troubles affectifs » (p. 107-108). Au fond, à la lecture de cette biographie non romancée, on peut légitimement se demander si SouB ne fonctionne pas comme une psychanalyse de groupe en train de faire la révolution, d’une part parce que son leader est pétri de psychanalyse, de politique et de philosophie, d’autre part parce que les adhérents proviennent de la difficile identification aux différentes formations politiques existantes. Le groupe et la revue entrent en relation avec d’autres revues militantes internationales, mais le fonctionnement organisationnel est limité à celui de son leader. C’est d’ailleurs lui qui soutient économiquement et financièrement le groupe grâce à son travail comme fonctionnaire international au sein de l’OCDE entre 1948 et 1970.
Le lecteur trouvera des détails sur les couples militants se formant au sein de ce groupe ainsi que sur ses rituels. La relation de Cornelius Castoriadis aux femmes (Catherina May, Rilka Walter, Kenizé Mourad) y est explicitement évoquée ainsi que ses séjours sur l’île de Ios, en Grèce (p. 115). Nous percevons une manière mythologique de mettre en perspective cette trajectoire, comme si Castoriadis accomplissait une odyssée intellectuelle dans son exil en France. Le mythe du Mataroa structure cet exil et lui donne un sens particulier. Au fond, l’expérience de la migration a eu également des bénéfices, en ce sens que Castoriadis a finalement importé une vision critique en France due à la situation grecque des années 1940 avec le choc des deux blocs. Le jeune intellectuel Castoriadis avait ainsi compris l’inanité des idéologies en présence, d’où la nécessité de penser une forme politique et sociale de l’émancipation en dehors de ce qui était proposé politiquement à l’époque.
Les germes de Socialisme ou Barbarie.
Il est acquis depuis quelques années le fait que Castoriadis a une profonde cohérence intellectuelle dans son parcours. Au fond, le diagnostic élaboré dès 1948 a été assumé jusqu’au bout, même après la dissolution de SouB et son engagement en psychanalyse et en philosophie. Pour reprendre un terme qu’il utilise pour évoquer les filiations de l’autonomie dans l’histoire, SouB constitue en lui-même un germe d’une pensée autonome qui a marqué les membres de ce groupe, au-delà de leurs désaccords. Il avait cette capacité à proposer une véritable comparaison des institutions imaginaires des sociétés. « Très critique de la Grèce contemporaine, Castoriadis considère en effet que les Grecs anciens ont créé quelque chose de tout à fait neuf avec la démocratie, la cité, la polis, cette communauté de citoyens qui s’est dotée d’institutions n’ayant d’autre fondement que celui qu’elle a bien voulu lui donner. Il ne s’agit pas, selon Castoriadis, de prendre cette expérience à jamais révolue comme modèle pour l’avenir, mais de s’en ressaisir pour en faire un germe fécond et instituer une vraie démocratie moderne » (p. 355). Son approche anthropologique des institutions socio-historiques est novatrice, car finalement il s’agit avant tout de penser les systèmes d’organisation sociale et leurs effets sur les communautés humaines.
Dès les débuts de SouB, les contacts sont établis avec tous les penseurs et les activistes s’intéressant à d’autres formes d’organisation sociale que celles proposées par les deux grands blocs de l’Est et de l’Ouest, qui secrètement et parfois inconsciemment privilégient un mode bureaucratique de contrôle du pouvoir politique. Au fond, SouB est une tentative d’auto-organisation du social, et dans la première querelle Castoriadis-Lefort sur le profil de la lutte à mener se glisse la nécessité de s’organiser comme groupe révolutionnaire autonome. La plupart des militants arrivent en 1956, après les événements de Hongrie marquant la fin de l’illusion communiste. La fin des années 1950 et la fondation de la 5e République produisent une scission entre Claude Lefort et Cornelius Castoriadis qui, au-delà des événements de 1958, marque une rupture intellectuelle qui ne s’est jamais résolue [2]. Cette scission a été spectaculaire, car elle a permis de dresser un antagonisme entre la majorité soutenue par Castoriadis autour de la définition de la structure d’une organisation révolutionnaire et la minorité autour de Lefort favorable à un spontanéisme et une liberté des cellules de SouB. Le choc est frontal et mis en scène lors des assemblées générales, avec qui plus est l’expérience d’un passage non réussi d’un groupe d’intellectuels et de militants vers un groupe révolutionnaire capable de penser les événements et de diffuser l’idée d’autonomie. Paradoxalement, la revue et le groupe SouB n’ont jamais pu se transformer en véritable organisation politique ayant un poids. Sans doute, le caractère et la personnalité charismatique de Castoriadis ont joué dans cette limite, même si elle ne peut constituer la seule explication. La gestion de militants lucides et autonomes ayant une perception fine des enjeux philosophiques, politiques et sociaux est difficile et explique pourquoi SouB est davantage le germe d’une remise en question des formes politiques et sociales qu’une véritable organisation révolutionnaire influente. En fait, l’influence intellectuelle de ces outsiders est inversement proportionnelle à leur influence réelle, d’où leur dissolution une année avant les événements de 1968, qui constituent une résonance directe et forte avec les positions de SouB. L’échec de SouB est donc relatif, car ce groupe minoritaire séduit par les thèses d’un esprit d’avant-garde a eu un écho de plus en plus important dans les générations intellectuelles qui se sont succédé.
Le souci d’analyse.
L’entreprise SouB donne parfois l’impression d’une analyse de groupe, tant le côté affectif des discussions répond à un besoin de comprendre les grands changements sociaux et leur impact sur la vie de chacun des membres du groupe. Castoriadis est à la fois l’analyste du social et il effectue un travail sur lui-même pour comprendre au niveau individuel la manière dont il donne du sens aux significations imaginaires. Les années 1950 et 1960 lui permettent de tester des concepts importants, qu’il a utilisés par la suite dans son travail de psychanalyse et de philosophie. Sa vie n’est pas limitée à l’organisation de SouB : il a des obligations professionnelles et familiales, avec la prise en charge de sa fille, et est confiné à la clandestinité depuis son départ de Grèce. Il utilise des pseudonymes pour signer ses contributions. Il tire sa lucidité extraordinaire de ses vies parallèles et de son exil, où il observe les transformations sociales de son époque avec justesse. La plupart des textes de SouB s’intéressent au déclin de la société russe qui s’est construite sur le mensonge d’une société socialiste. Les textes de SouB analysent l’Union soviétique comme le cas extrême de dégénérescence d’une société bureaucratique, l’Union soviétique étant le degré le plus achevé du capitalisme bureaucratique.
Castoriadis est en analyse psychanalytique à l’époque de SouB ; on sent même qu’il tire sa théorisation d’une polarité problématique entre la psyché comme puissance de création non fonctionnelle et la société comme clôture organisationnelle de son expérience militante. Ce travail sur soi est finalement consubstantiel à l’œuvre, puisqu’il s’intéresse aux conditions sociales de la créativité culturelle. Comme le rappelle François Dosse, « Castoriadis entreprend une première analyse, qui va durer six ans, de 1960 à 1966, avec Irène Perie Roubleff, alors épouse de François Perrier et membre de l´École freudienne de Paris » (p. 151-152). Sa relation avec Piera Aulagnier est fondamentale, car il suit les travaux de l’équipe Quatrième Groupe, qui s’est constituée en dissidence du lacanisme. Castoriadis intervient en novembre 1967 sur le thème de « L’imaginaire social » dans le cadre du Séminaire de psychanalyse de Sainte-Anne dirigé par Piera Aulagnier, et publie un article signé de son nom (sans pseudonyme) dans la revue L’Inconscient, dirigée par cette dernière et éditée par les Presses universitaires de France (1968). Piera Aulagnier est à cette époque l’épouse de Castoriadis et signe désormais (dès le n° 6 de L’Inconscient) Piera Castoriadis-Aulagnier. Eugène Enriquez est un ami rencontré à cette période, qui permet à Castoriadis d’évoluer sur la relation entre la psychanalyse et les déformations psychiques provoquées par le mode de socialisation bureaucratique.
En réalité, le travail de psychanalyse permet à Castoriadis d’approfondir le mode de relation de la psyché à la société (p. 166-167). La théorie castoriadienne est une anthropologie enracinée dans la psychanalyse. L’élucidation des significations imaginaires repose sur cette thèse qu’il développe à de nombreuses reprises. Son installation en tant que psychanalyste professionnel en 1973 lui donne un terrain d’application à sa théorie. L’objectif est, pour l’analyste Castoriadis, d’aider le patient à dépasser ses inhibitions pour recouvrer une marge d’autonomie et la réaliser en pratique. François Dosse s’intéresse à la trajectoire de certaines des personnes analysées par Castoriadis. Il en ressort qu’il travaille davantage sur l’énergie créative de l’Éros que sur les traumas et les phénomènes de déliaison (p. 176). La dimension qui a intéressé Castoriadis par la suite est celle de l’articulation entre l’autonomie individuelle et la créativité sociale, c’est-à-dire la compréhension de la relation entre la psychanalyse et la politique. On ne peut pas prétendre effectuer une psychanalyse du lien social, mais on peut comprendre des phénomènes de transfert d’initiative envers un leader charismatique pour étudier l’aliénation sociale. Cette relation ambivalente explique en quoi l’égalité est fragilisée et qu’elle a besoin d’être réinstituée politiquement en permanence.
Quelle postérité à cette œuvre continuée ?
L’homme Castoriadis a tellement été engagé dans son œuvre qu’il en a rendu l’héritage problématique. Cet « Aristote en chaleur » ou ce « titan de la pensée », comme l’a nommé Edgar Morin, ne s’est jamais préoccupé de l’avenir de sa pensée. Il a mis en accord pratique et théorie de l´autonomie (Morin 1989, p. 11-15). En pensant l’action autonome et en la structurant, Castoriadis a fasciné, mais il a paradoxalement moins transmis. Nous devons sa postérité à l’entreprise de transcription de ses séminaires par ses élèves, lorsqu’il a obtenu un poste à l’EHESS au début des années 1980. François Dosse nous révèle les coulisses de cette nomination avec la rivalité entre Castoriadis et Lefort, qui ressurgit puisqu’ils furent tous deux candidats au poste de directeur d’études (p. 305). Cette rupture personnelle face à un choix professionnel achève cette amitié de plus de trente ans. Lefort a choisi de se présenter à ce poste en pensant que Castoriadis ne le ferait pas du fait de son travail de psychanalyste. Lefort est élu en 1976, Castoriadis attendra la fin 1979 pour être élu à l’EHESS. Rivalité politique au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, rivalité au sein de la revue Textures dans les années 1970 et rivalité professionnelle ponctuent la relation compliquée entre ces deux auteurs.
Au-delà de ce mélodrame, l’élection de justesse de Castoriadis traduit le fait qu’il ne soit jamais réellement sorti de la marginalité institutionnelle. Cette reconnaissance tardive par le monde universitaire se fait pour ainsi dire in extremis. Son projet intellectuel est d’analyser les régimes sociaux contemporains. Il est évident que les années de réflexion au sein de SouB sur la dégénérescence du mouvement révolutionnaire et ouvrier en Union soviétique lui ont donné de la matière. Et pourtant, il se trompe lourdement de diagnostic sur l’évolution de la bureaucratie soviétique à l’orée des années 1980, lorsqu’il élabore le concept de « stratocratie », dans lequel l’Armée devient un véritable corps social faisant sens (p. 334-335). Lors du colloque « Théories et pratiques de la violence contemporaine », organisé à l’EHESS entre les 28 et 30 novembre 2002, nous avions présenté une communication sur l’efficacité de ce concept de stratocratie. Dans la discussion qui s’en est suivie, Alain Joxe a déclaré que ce diagnostic était juste à partir de données fausses, puisqu’elles reposaient sur des sources provenant de l’International Institute of Strategic Studies de Londres. Le point de vue de cet Institut proche des Américains était d’exagérer l’ampleur du réarmement russe pour justifier le déploiement d’anti-missiles dans de nombreux pays de l’OTAN. Ce diagnostic a suscité une passion médiatique et a donné une nouvelle aura à Castoriadis.
Les dernières années de Castoriadis sont marquées par une réflexion très poussée sur les régimes sociaux, le politique et la philosophie. Il travaille davantage sur un projet de mort des significations imaginaires, l’énigme la plus importante à ses yeux.
Question énorme, un des noyaux du deuxième volume de Devant la guerre : pourquoi et comment une culture meurt-elle ? Tout aussi difficile que l’autre : pourquoi et comment une culture se crée. Une culture se crée en créant de nouvelles significations imaginaires et en les incarnant dans des institutions [3].
Castoriadis avait annoncé, dans la préface de L’institution imaginaire de la société, le titre d’un ouvrage resté inachevé, L’élément imaginaire, dont les deux premières parties constituaient deux articles : « La découverte de l’imagination » et « Merleau-Ponty et le poids de l’héritage ontologique » [4]. « L’aspect proprement philosophique de la question de l’imaginaire et de l’imagination a été réservé pour un ouvrage, L’Élément imaginaire, qui sera publié prochainement » (Castoriadis 1975, p. 7). Castoriadis souhaite définir précisément les contours de l’imaginaire qui contient toute l’énergie créatrice humaine. Cet ouvrage inachevé ne constitue pas un handicap, parce que notre auteur revient de nombreuses fois sur ce problème. L’architecture de son œuvre repose d’ailleurs sur un ensemble d’articles qui entrent en résonance les uns avec les autres. « Contrairement à l’œuvre d’art, il n’y a pas ici d’édifice terminé et à terminer ; autant et plus que les résultats, importe le travail de la réflexion, et c’est peut-être cela surtout qu’un auteur peut donner à voir, s’il peut donner à voir quelque chose » (ibid., p. 6).
Dans ses séminaires de l’EHESS, il revient sur la création sociale, le déclin des significations imaginaires et la mort des institutions. Ces séminaires ont attiré de nombreux jeunes intellectuels, qui participeront à l’écho donné à l’œuvre de Castoriadis grâce à leur fidèle retranscription. C’est en ce sens que nous pouvons parler de création intellectuelle continuée. Pascal Vernay, Olivier Fressard et Enrique Escobar, pour ne citer qu’eux, font partie de ces personnes ayant travaillé sur les transcriptions en vue de la publication de ces séminaires. En ce sens, les années 2002-2012 ont été essentielles en ce qu’elles ont vu des parutions d’anciens articles aux côtés de la transcription des séminaires sur la Grèce, la politique et les régimes sociaux.
L’ouvrage de François Dosse a le mérite de relier la philosophie de Castoriadis à sa vie et à son expérience interculturelle entre la Grèce et la France. Au-delà de cette perspective, la trajectoire d’une génération intellectuelle marginalisée est mise en relief. La revue et le groupe SouB ont permis à la fois à des militants et intellectuels dissidents de se rencontrer et de penser en autodidactes les enjeux politiques et sociétaux de leur époque grâce à la grille d’analyse qu’a élaborée Castoriadis. Cet esprit puissant, empreint d’une lucidité sans faille, a structuré ce groupe et eu plusieurs vies parallèles entre la psychanalyse, la politique, la philosophie et l’économie. C’est certainement la marque d’un caractère autonome qui explique le fait que Castoriadis a une influence internationale grandissante depuis le début du millénaire, sans pour autant avoir de disciples directs. Nous risquons l’hypothèse que la génération ayant côtoyé la personne ne sera pas forcément celle qui utilisera le plus les concepts de cette œuvre inégalée et profondément originale. La transmission a été assurée grâce à la tenue des archives Castoriadis et à un patient travail d’édition des séminaires. À nous de saisir le germe démocratique pour le cultiver à une époque où le destin des sociétés bureaucratiques est de plus en plus assombri face aux grands défis de notre époque.