Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’art d’inventer le climat : l’hiver hollandais au 17e siècle.

Alexis Metzger, Plaisir de glace. Essai sur la peinture hollandaise hivernale du Siècle d’or, Paris, Herman, 2012.

L’hiver n’a peut-être pas toujours existé. Selon Alexis Metzger en effet, c’est au début du 17e siècle aux Pays-Bas que l’hiver est devenu un thème pictural, une forme de paysage digne d’être représenté. Auparavant, ni la neige ni la glace ne figuraient vraiment dans les scènes de nativité. S’il existait des tableaux illustrant les travaux agricoles propres à l’hiver, aucun des éléments météorologiques relatifs à cette saison (flocons, manteau neigeux, couche de glace) n’apparaissait vraiment.

Alors qu’entre 1565 et 1567, le peintre flamand Bruegel l’Ancien avait déjà réalisé cinq tableaux comportant des scènes hivernales, dont certains figurants même la neige en train de tomber (ill. 1), il fallut attendre 1608 pour qu’Hendrick Avercamp inaugure le genre  « paysage d’hiver » (ill. 2) et marque ainsi le début d’une tradition continue de représentations des phénomènes météorologiques hivernaux dans la peinture hollandaise. Or en 1608, l’Europe du Nord fut frappée par un hiver avec des froids intenses et un gel durable, événement annonciateur d’une période de refroidissement généralisé de la planète connue aujourd’hui sous le nom de petit âge glaciaire.

Ill.1 : Winterlandscape with skaters and bird trap, 1565. Coll. De Dr. F. Delporte.

Ill. 2 : Paysage d’hiver avec un château, 1608. Bergen Kunst Museum.

Si face à cette coïncidence maintes fois relevée, l’hypothèse d’un « déterminisme climato pictural » semble faire consensus, Alexis Metzger relève que personne n’en a jamais fait une véritable démonstration et se propose donc de porter un regard plus attentif sur cette concordance de faits. Dans la première partie de son ouvrage, divisée en trois temps, il invite à évaluer les corrélations entre phénomènes climatiques observés et productions picturales. Il traite d’abord du contenu naturaliste des tableaux (figuration des éléments météorologiques), puis aborde les représentations sociales de l’hiver et finit par tenter de lier statistiquement le degré de rudesse des hivers avec les fluctuations observables dans le rythme des productions picturales. Dans un premier temps, Alexis Metzger confronte les observations météorologiques de l’époque (fidèlement faites par les météophiles contemporains des hivers en question et aujourd’hui archivées aux Pays-Bas) aux éléments picturaux choisis par les artistes pour représenter l’hiver. Un constat s’impose alors : les conditions météorologiques représentées sont quasiment tout le temps les mêmes (glace et fin manteau neigeux) alors que plusieurs hivers témoignent de situations différentes (pas d’englacement, ni de chutes de neige abondantes). Pour exemple, Hendrick Avercamp, qui vivait au bord de la Zuiderzee, a toujours représenté cette dernière englacée alors que, selon ses contemporains, cette situation s’est rarement produite (Ill. 3).

Ill. 3 : Scène d’hiver sur un canal gelé, vers 1620. Los Angeles County Museum of Art.

Alexis Metzger signale ensuite que l’hiver n’est pas vécu de la même façon dans toutes les couches de la société. Si certains artistes tels Jacob van Ruisdael représentent les hivers dans leur caractère plus populaire en insistant sur les difficultés quotidiennes rencontrées par les victimes du froid (ill. 4), la plupart des autres se plaisent à rendre compte d’une atmosphère plus enjouée, décrivant alors les « plaisirs de glace » (jeux, patinages) partagés par une population d’allure embourgeoisée (ill. 5).

Ill. 4 : Canal with commercial buildings in winter, 1670. Museo Thyssen-Bronemisza, Madrid

Ill.5 : : Esaias van de Velde, 1618. Munich, Alte Pinakothek.

Enfin, l’auteur évalue le degré de synchronicité existant entre des événements climatiques marquants dont nous avons connaissance sur la période et le contenu des productions artistiques qui les succèdent. De ce fait, certaines corrélations interpellent. Si Hendrick Avercamp peint sa première scène d’hiver juste après l’épisode glacial de 1608, Salomon Van Ruysdeal ne peint quant à lui pas d’hiver entre 1627 et 1640, période durant laquelle les observations témoignent d’un climat plus doux. Mais ces correspondances ne semblent toutefois pas statistiquement évidentes du fait qu’il existe d’autres hivers rigoureux sans que ceux-ci ne semblent pour autant avoir influencé de nombreux tableaux.

Ces premières réflexions, on le voit, amènent Alexis Metzger à déceler certaines distorsions entre les événements météorologiques et leurs représentations en peinture. Fort de ce constat, dans une seconde partie de l’ouvrage elle-même divisée en trois, il nuance l’a priori d’un simple déterminisme climatique et met en relief d’autres facteurs ayant pu influencer la représentation des paysages de l’époque et par conséquent la vision rétrospective que nous en avons aujourd’hui. Tout d’abord, il déconstruit l’amalgame tendant à faire du paysage d’hiver un courant homogène, distinguant ainsi différents types de représentations (scènes d’hiver, scènes de genre, paysages) qui ne traduisent pas une vision absolument uniforme ou dominante de la saison hivernale. Les scènes d’hiver sont des compositions qui juxtaposent des groupes de personnages se livrant à différentes activités propres à cette saison, mais sans qu’une composition d’ensemble ne sous-tende au tableau. Les scènes de genre qui se focalisent sur l’action de quelques protagonistes situés en un lieu précis semblent au contraire rapporter une situation réellement vécue. Enfin, les paysages d’hiver « n’obéissent pas du tout aux mêmes logiques. Le peintre ne focalise plus son attention sur les activités, mais sur la nature au sens le plus large du terme » (p. 81).

Dans son établissement d’une chronologie des productions picturale, Alexis Metzger observe une évolution dans le recours à ces différents types de représentation. Au début, les scènes d’hiver sont majoritaires, les scènes de genre prennent ensuite le pas, ce jusque vers la fin de la période, où ce sont alors les paysages hivernaux qui prédominent. Cette évolution peut être liée aux grandes tendances de l’histoire du pays. Les scènes d’hiver donnant l’image d’une société heureuse correspondent à la fin de la guerre des Gueux et à la trêve de 1609-1621. À la reprise des hostilités, la présence de foules joyeuses éparpillées dans les villages n’étant plus de circonstance, les scènes de genre, sans doute du fait de leur caractère intimiste et sécurisant, trouvent dans ce contexte toutes les raisons de se développer. S’en suivent enfin les paysages d’hiver qui, exprimant une certaine désolation, semblent traduire de façon métaphorique la notion de déclin économique auquel est confronté le pays ; paysages qu’Alexis Metzger qualifie de scènes « moroses » dans lesquelles la présence humaine devient insignifiante.

Au-delà de ces trois étapes chronologiques, l’auteur considère également le siècle dans son ensemble. De ce point de vue, il note alors l’adoption progressive d’éléments privilégiés dans les représentations de l’hiver, toutes scènes confondues, qui traduisent selon lui l’assimilation/construction plus ou moins consciente d’un « code pictural » propre à cette saison. Ainsi, il souligne qu’ « excepté quelques représentations, la campagne ou le village sont nettement préférées à la ville » (p. 94) ajoutant que « l’eau glacée est l’élément naturel qui apparaît de façon constante dans toutes les peintures » (ibid.). Alexis Metzger met en évidence le rôle des artistes, qui, au travers de leurs œuvres, ont sans doute participé à « stéréotyper » les hivers de leur siècle. Il propose alors une hypothèse géopolitique comparant la différence de représentation des paysages entre les Pays-Bas et l’Espagne au conflit qui les oppose, confrontant les paysages d’hiver et couverts de glace de l’un aux étendues ensoleillées de l’autre. Dans cette perspective, le déterminisme climatique s’avère réel mais secondaire par rapport à l’histoire politique et sociale des Pays.Bas, l’hiver se présentant avant tout ici comme un marqueur d’identité territoriale. 

Cette hypothèse est à mettre en miroir avec une étude faite par Emeline Eudes (2008) sur les représentations du temps météorologique dans l’art nordique. Cette étude, dans laquelle le parallèle est immédiat entre productions picturales et histoire politique, démontre comment les peintres de la fin du 19e siècle et du début du 20e (période correspondant à la réorganisation complète des instances de pouvoir et de la frontière dans la péninsule finno-scandinave) ont su ériger les singularités des conditions atmosphériques régionales en symboles identitaires, ce sur un ton plus ou moins offensif, à savoir : fortes revendications nationalistes à travers les représentations de la rudesse des hivers ou diffusion implicite d’une image territoriale séduisante sous le thème récurant des nuits claires estivales.  L’instrumentalisation des éléments climatiques et leur utilisation politique pour bâtir un imaginaire collectif à des fins stratégiques est clairement établie : « snow was suddenly empowered of an extra meaning. Joukahainen’s Vengeance (1897) and The Autumn (1902) offer good illustrations of how an artistic and political stream used environmental facts to point out specific national issues ».

Ce type de travail s’inscrit dans une démarche générale, qui a des soubassements théoriques solides. Simon Schama, dans Landscape and mémory (1996), étudie comment les sociétés s’approprient des éléments du paysage pour emblématiser des caractéristiques nationales, ainsi écrit-il : « tant de nos notions modernes, l’empire, la nation, la liberté, l’entreprise, la dictature, ont mis la topographie à contribution pour donner à leur idée maîtresse une forme naturelle ». Alain Roger (1997) explique quant à lui comment le paysage artistique, c’est-à-dire les paysages valorisés et représentés en tableaux, fonctionne comme les « schémas de pensée d’un réel géographique ». Alain Corbin (1992) insiste lui sur l’influence des productions picturales de l’époque lorsqu’il décrit la constitution progressive du paysage littoral, et Jean-François Staszak (2003) souligne le rôle des peintres dans la vision coloniale de l’exotisme insulaire. Plus récemment, Martine Tabeaud et Xavier Browaeys (2008), en étudiant les procédés picturaux dans le film de Al Gore Une vérité qui dérange, montrent combien l’usage d’images spectaculaires joue sur l’imaginaire du spectateur et le prédispose à mieux accepter un discours catastrophique au sujet du climat. Selon eux, « dans ce cas, il ne s’agit pas de représenter le réel mais d’intégrer sa puissance d’indice » pour impressionner davantage le public. Tous ces travaux  démontrent le pouvoir inconscient des « schématismes artistiques » dans la construction d’« archétypes paysagers ». L’apport du travail d’Alexis Metzger a cependant une dimension originale car ce qu’il étudie n’est pas la progressive invention d’un paysage en tant que donné à voir, mais l’appréciation d’un événement climatique en tant que donné à ressentir. La notion d’événement climatique a ceci de particulier qu’elle ne s’incarne pas dans la durée comme le ferait un paysage mais qu’elle spécifie, désigne, choisit, met en valeur une période, un laps de temps, une durée courte. En ce sens, c’est bien « l’événement hiver » qui est inventé par la peinture des Pays-Bas et non « le paysage d’hiver ».

On se rapprocherait ici de l’idée, soutenue par Julien Knebusch (2008), d’une « phénoménologie du climat » où l’art questionnerait le statut de notre perception du phénomène climatique. Il est alors intéressant de comparer le rôle implicite des peintres de paysage de l’époque et celui revendiqué par bon nombre d’artistes contemporains qui, dans leur travail lié à l’environnement, s’interrogent pour beaucoup sur notre relation actuelle au climat. Les maîtres anciens s’attelaient plus particulièrement à traduire dans leurs peintures de paysage des ambiances, des atmosphères climatiques. Les artistes d’aujourd’hui mettent davantage en avant dans certaines de leurs installations des phénomènes atmosphériques ponctuels, se démarquant ainsi de leurs prédécesseurs par le fait qu’ayant pris conscience du pouvoir de leurs œuvres, ils en affirment la puissance active dans la construction des schèmes d’appréhension et d’entendement du monde. Dès lors, leurs travaux prennent souvent l’aspect de démarches processuelles dont l’intérêt réside dans leur portée pédagogique plutôt que dans un objet matériel et palpable. Ainsi s’explique l’originalité des nombreux travaux issus du projet artistique « Cape Farewell » réunissant une quarantaine d’artistes, de scientifiques et de professeurs au sein d’une mission au Spitzberg (« Extreme climates and places of higher latitudes are particulary adapted for a sudden visualization of climate change ») . Dans une vidéo — « Sinking Ice » —, David Buckland, filme le sommet d’un iceberg prêt à s’effondrer dans l’océan ; Max Eastley, compositeur, explique comment il fait pour écouter puis mettre en musique le bruit du craquement lié à la libération dans l’atmosphère de petites bulles d’air plurimillénaires compressées dans la glace… Depuis quelques années également, des artistes se proposent d’artialiser, souvent de façon synésthésique, toutes sortes de mesures météorologiques, suggérant ainsi une lecture des réalités différentes de celles que donnent les supports scientifiques traditionnels et offrant de ce fait de nouvelles perceptions sensibles des processus climatiques…

Bien évidemment, ces pratiques artistiques se comprennent dans un contexte scientifique actuel clairement différent de celui des temps passés. À ce jour, l’art du paysage s’inscrit dans un nouveau paradigme. En effet, habitués que nous sommes à présent à considérer le climat comme une série d’événements toujours changeants, parfois catastrophiques et dont l’évolution engage des enjeux politiques globaux, nous ne considérons plus le paysage comme une donnée fixe et immuable. La façon contemporaine d’appréhender l’environnement est de le penser comme une machine sur laquelle nos sociétés ont un impact certain et dont nous cherchons à comprendre les mécanismes et l’évolution. Une peinture réaliste d’aujourd’hui d’un paysage figé pourrait passer pour une réification qui ferait fi du mouvement et de la mobilité des éléments physiques alors qu’au 17e siècle, aux Pays-Bas, la notion d’hiver à elle seule, présentée sous forme de peinture paysagère, était considérée comme l’expression d’une certaine identité du pays. En un sens, nous pourrions y voir une invention théorique et plastique dont les conséquences sont très actuelles, à savoir que le climat est un enjeu politique depuis des siècles. C’est ici un des grands mérites du livre d’Alexis Metzger : inscrire le débat sur les changements climatiques dans une longue période de l’histoire, avec des images déterminées par des codes picturaux et des discours identitaires. La dimension spatiale et physique de l’action artistique participe à la construction collective des propos sur les enjeux climatiques. La valeur de cet ouvrage réside donc aussi dans le fait qu’il nous invite à réfléchir aux possibles étés de demain en s’appuyant sur l’étude des peintures illustrant les hivers d’hier.

Résumé

Alexis Metzger propose de poser un regard sur l’histoire climatique des Pays-Bas au temps du petit âge glaciaire à travers la lecture des productions picturales de l’époque. Il interroge, dans un premier temps, la valeur testimoniale des peintures de l’âge d’or hollandais : traduisent-elles rigoureusement les conditions météorologiques particulières de cette période ? Cependant, sa démarche ne s’arrête pas à l’étude de la pertinence de ces supports en tant que source d’information scientifique, il analyse également le pouvoir des œuvres dans l’édification d’une identité territoriale. En cela, son ouvrage invite à interroger plus largement les liens entre changements de l’environnement naturel, productions artistiques et construction politique.

Bibliographie

Corbin, Alain. 2010. Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840. Paris : Flammarion.

Eude, Emeline. 2008. « The weather issue, a moving object of aesthetics in North European art » Leonardo Reviews.

Knebush, Julien. 2008. « Art and climate (change) perception : “outline of a phenomenology of climate” » in Kagan, Sacha et Volker Kirchberg (éds.). Sustainability : a new frontier for the arts and cultures, p. 242-261. Frankfurt am Main : Verlag für Akademische Schriffen.

Roger, Alain.1997. Court traité du paysage. Paris : Gallimard.

Tiberghien, Gilles A. 2001. Nature, Art, Paysage. Paris : Acte sud/École nationale du paysage/Centre du paysage.

Schama, Simon. 1996. Landscape and mémory. Washington : Fontana Press.

Staszak, Jean-François. 2003. Géographies de Gauguin. Paris : Bréal.

Tabeaud, Martine et Xavier Browaeys. 2008. « Montrer le froid pour souffler le chaud… » EspacesTemps.net, « Dans l’air », 1er juillet.

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

This page as PDF