Le nouveau livre de Jean-Loup Amselle, L’anthropologue et le politique, est un recueil d’articles que leur brièveté rend particulièrement denses et incisifs. Tous ces articles s’inscrivent dans la perspective critique, dans la perspective marxienne, ouverte par les deux précédents livres de l’auteur : Rétrorévolutions. Essais sur les primitivismes contemporains (Paris, Stock, 2010) et L’ethnicisation de la France (Paris, Éditions Lignes, 2011). Nous en avons rendu compte ici-même.
Qu’il s’agisse de l’histoire de l’anthropologie prisonnière de la vision primitiviste d’un bon sauvage resté à l’abri de l’histoire (avec Lévi-Strauss et même, en ce qui concerne les sociétés africaines précoloniales, avec Balandier) ou de l’histoire de la littérature antillaise demeurée captive des catégories coloniales (se contentant de renverser les stigmates avec Césaire, Fanon, Glissant, Chamoiseau), du postcolonialisme et de son modèle populiste, de la prétention d’un certain art africain contemporain à régénérer une humanité fatiguée par un retour à la sauvagerie de l’origine ou des lamentations répétées sur la disparition de la glossodiversité, la charge et la cible de l’auteur demeurent les mêmes.
Tous ces prophètes regardent en arrière, comme disait Heine, tous sont tournés vers le passé fantasmé de sociétés restées prétendument vierges et pures, tous tombent dans le piège d’un culturalisme qui n’explique rien et qui masque par ses découpages verticaux le drame des situations économiques, sociales et politiques [1].
On aurait tort pourtant de ne voir dans ce nouveau livre qu’un addenda ou qu’un simple prolongement des deux précédents. D’abord — comme le titre l’indique —, on assiste à un renversement de perspective puisque l’auteur remet en honneur l’anthropologie. Antérieurement, en effet, il semblait avoir scié la branche sur laquelle il était assis en stigmatisant une anthropologie objectivante cantonnée dans la seule exploration de sociétés dites indûment « primitives ». Il montre cette fois-ci sur des cas précis combien un regard anthropologique décentré peut être pertinent pour analyser les sociétés modernes. À une critique politique de l’anthropologie semble avoir succédé une critique anthropologique du monde politique, critique qui fait sauter les dichotomies qui stérilisent les sciences humaines. Ainsi, dans une introduction aux idées prometteuses, Jean-Loup Amselle montre combien les sociétés « modernes » ne sont pas exemptes de la pensée magique réservée jusqu’ici aux sociétés « traditionnelles ». En témoigne la crise financière, la crise fiduciaire (de fidus, fides…) qui est une crise de la foi ou de la confiance, aussi bien que les heurts qui surgissent sur l’ensemble de la planète.
On sent à chaque fois l’homme de terrain prompt à dénoncer les nouvelles idoles auxquelles sacrifient nos contemporains et derrière lesquelles ils se protègent. Ainsi la présentation idéalisée de la palabre traditionnelle (qui serait irénique, consensuelle…) comme solution alternative au vote ou à l’élection de nos démocraties représentatives apparaît à cet africaniste comme complètement fantasmatique. Rebaptisée au besoin juridiction de la parole, transfigurée par la projection de la problématique habermassienne de l’agir communicationnel, la palabre n’est en vérité qu’une technique permettant aux sociétés africaines de perpétuer les principes hiérarchiques qui les fondent.
C’est la même démarche qui conduit l’auteur à retracer la longue histoire de la fabrication, par des intellectuels afrocentristes, d’une prétendue « constitution du Mandé » (validée par l’unesco) qui serait l’expression prémonitoire, cinq ou six siècles avant l’Europe, des droits de l’homme. Il n’est pourtant pas besoin de se réclamer d’un passé mythiquement formaté pour se révolter et se réapproprier un héritage universaliste… C’est ce que montrent les révolutions arabes d’aujourd’hui.
De la même façon, poursuivant son analyse généalogique du postcolonialisme, Jean-Loup Amselle révèle avec perspicacité combien continue de fonctionner, chez les postcolonialistes comme chez tous les entrepreneurs d’ethnicité, le modèle générateur du populisme russe. Dans les années 1870, des étudiants de bonne famille prétendirent parler au nom de la pureté originaire du peuple et tentèrent de convertir au socialisme les paysans russes. De façon identique, les élites du pays du sud, porte-paroles des Natürvolker, continuent de tomber dans ce genre d’illusion et de procéder à ce genre de faux-monnayage. Ils fabriquent du peuple et de la tradition et, par la valeur performative de leur discours, créent des groupes, des communautés qui n’existent pas (les « noirs » pour le cran, les « ethnies » en Afrique, les « castes » en Inde…), occultant ainsi les inégalités économiques croissantes qui caractérisent nos sociétés. On sait l’extraordinaire regain que le populisme a connu en Amérique latine et le prestige dont jouit encore auprès des lecteurs du Monde diplomatique, par exemple, le national populisme d’un Hugo Chavez. On se dit que ce genre d’analyse pourrait bien aider aussi à faire le ménage à la gauche de la gauche jusqu’ici incapable de penser une tradition qui a produit des régimes particulièrement immondes.
Le chapitre sur la soi-disant disparition des langues est sans doute le plus novateur et le plus intempestif, celui qui est le plus propre à ouvrir le champ à la plus féconde des investigations. Passant au feu de sa critique le mythe de l’origine et le poursuivant sur le plan linguistique, l’auteur débusque la métaphysique implicite aux notions de métissages, d’hybridation, de créolisation, de dialectisation… à savoir la supposition que seraient données, au départ des langues pures et isolées, des identités linguistiques qui viendraient recouper et renforcer des identités ethniques. Il faut inverser ici encore la perspective en opposant à cette réification des langues imputable aux linguistes le fait qu’il existe d’abord des chaînes linguistiques à l’intérieur desquelles s’effectuent des choix langagiers, chaque langue n’étant jamais que le segment mal délimité d’un tissu continu de cultures et de langues. Aux lamentations nostalgiques déplorant la disparition de l’ethnodiversité [2] comme de la glossodiversité, il faut répondre en montrant que la globalisation n’est pas synonyme d’uniformisation mais que, dans l’énorme brassage occasionné, elle ne peut manquer de provoquer ce qu’on peut appeler une glossopoièse, soit l’invention continuée (poïesis) de nouvelles et imprévisibles langues (glossa).
Tout au long du livre l’auteur aura ainsi dénoncé le « faux archaïsme » (l’expression est de Lévi-Strauss) des constructions mythiques, celles dans lesquelles l’homme apeuré d’aujourd’hui de plus en plus se réfugie. Mais s’il y a de « faux archaïsmes » — et qui pourrait en disconvenir ? — , c’est que, peut-être, il y en a de « vrais » et la déconstruction des origines imaginaires, à laquelle procède impitoyablement l’auteur, bien loin de les rendre obsolètes, pourrait bien au contraire les libérer. Symboliques et réelles [3], ce sont celles auxquelles, toujours, poètes et penseurs se sont mesurés, quitte quelques fois à les « raturer ». Quand, par exemple, une pensée plus endurante et plus matinale que ne le fût toute philosophie et toute science humaine s’interroge sur l’anthropos de l’anthropologie, sur le statut qui fût attribué à l’être de l’homme par toute la tradition occidentale, ce « pas en arrière » n’a vraiment plus rien à voir avec les illusions dans lesquelles les fondamentalismes de toute farine s’enferment…