En ce tournant de siècle, nous nous interrogeons légitimement sur le devenir de nos villes qui, devenues le lieu de vie de la majorité des habitants de la planète, traversent une crise identitaire. À l’heure de l’automobile et d’une individualisation croissante des comportements, l’unité de la ville européenne semble compromise. Ses territoires se morcellent, entre des centres de plus en plus souvent rénovés mais aussi de moins en moins habités, des banlieues dites « difficiles », cibles de politiques de la ville aux effets incertains, un périurbain en extension et de statut mal défini. Cette fragmentation urbaine est sans doute en partie l’héritage d’un demi-siècle de zonage fonctionnaliste ; peut-être traduit-elle également le repli sur eux-mêmes d’habitants qui, ne reconnaissant plus à la cité son rôle fédérateur, se lancent individuellement à la recherche de leur espace de bonheur et d’identité ? Dans ce cas, c’est bien à partir dune redécouverte de ces attentes à assouvir qu’il conviendra de retisser les complémentarités qui pourront soutenir la cohérence de nos espaces urbains. Deux ouvrages récents s’inscrivent dans cette préoccupation.
Quel désir de ville ?
Dans Au bonheur des villes, Alain Cluzet nous propose de repartir dune véritable quête de sens, d’une exploration des attentes de nos concitoyens, pour aider les villes-centres, héritières d’un passé prestigieux au risque d’être fossilisant, à reconquérir une place lisible dans ce nouveau paysage urbain. Les villes se sont développées non seulement parce quelles étaient indispensables, mais également car l’urbanité, image de modernité et de progrès, était désirable et désirée. Aujourd’hui, qu’attendons-nous de notre espace de vie que la ville ne nous donne pas ?
Directeur de l’urbanisme de Saint-Étienne, président du Conseil français des urbanistes (Cfdu), l’auteur fait la synthèse entre son expérience de praticien et une interrogation théorique, nourrie d’une bibliographie judicieuse, pour proposer des pistes de réflexion et des amorces de solutions autour de six thèmes très actuels. Tout d’abord, la ville aurait perdu son attrait d’espace des libertés, démentant le proverbe médiéval selon lequel « l’air de la ville rend libre ». Aujourd’hui, et le paradoxe n’est qu’apparent, c’est en s’adaptant à cette demande d’épanouissement et de reconnaissance des individus que la ville parviendra à rester un lieu d’échanges et, partant, à réussir le pari de la participation.
Autre préoccupation très actuelle : les habitants adressent à leur lieu de vie une demande de sécurité croissante, sous ses diverses facettes, de la sûreté des personnes et des biens à la sécurité environnementale et sanitaire. Dépassant les postures simplistes, l’auteur montre que, pour l’urbaniste, l’enjeu est la recherche d’un équilibre, pour « créer des espaces suffisamment sécurisés pour ne pas faciliter la criminalité mais aussi suffisamment amènes pour ne pas accroître les tensions, sachant que sur le long terme, la meilleure potentialité offerte par les villes-centres est ailleurs, dans la refondation dune cohésion sociale ». Le même souci de servir les habitants de la ville tels qu’ils sont (et non tels que l’on voudrait qu’ils soient) conduit l’auteur à souhaiter « que la quête hédoniste qui nous anime désormais, associée à la frénésie événementielle, puisse aboutir à l’invention d’une nouvelle urbanité et à un véritable bonheur de vivre en ville ». L’espace public pourra, alors, retrouver son statut fédérateur.
Les villes-centres sont également au cœur de pratiques de mobilité en constant développement. Refusant le procès latent de cette mobilité, Alain Cluzet veut réconcilier solutions techniques novatrices et pratiques différenciées des espaces pour permettre aux habitants de vivre cette mobilité dans de bonnes conditions. Toujours dans une perspective d’aménagement dynamique des espaces, il identifie « trois obstacles traditionnels, des fonctions centrales désuètes et encombrantes, une protection patrimoniale sans limites, des règles d’urbanisme rigides et inadaptées », qui entravent l’évolution nécessaire de villes-centres, au risque d’entraîner leur « embaumement ».
Enfin, « la ville-centre n’est pas une île », et son avenir dépend de sa capacité à développer de véritables synergies entre les territoires.
La question urbaine : une question sociale ?
Questions urbaines et politiques de la ville, coordonné par Bernard Balzani, Roger Bertaux et Jean Brot, se fait l’écho d’un cycle de conférences publiques organisées entre 1996 et 2000 par l’association Préludes (Pôle de Recherches et d’Études Lorrain sur l’Urbain et le Développement Économique et Social). Des contributions de qualité, suivies quelquefois d’éléments de débat, constituent le support d’un texte à la fois vivant et dense. L’entreprise était ambitieuse : éclairer un bilan des politiques de la ville par une lecture renouvelée et interdisciplinaire de l’évolution des phénomènes sociaux dans la ville et, plus généralement, de lectures multiples de l’espace urbain. Son succès tient à une grande complémentarité des regards des contributions présentées. Dans une première partie, l’approche s’affine progressivement, partant d’un cadrage judicieux de la problématique par un trio d’intervenants comprenant un enseignant (Jean-Pierre Marchand, école d’architecture de Nancy), une praticienne (Agnès Hoche, Dde de Meurthe-et-Moselle) et un représentant d’une association écologiste (Serge Herbuveaux, Eden). Le philosophe (Jean-Paul Dollé) s’interroge sur les liens entre citoyenneté et urbanité, depuis l’invention de la ville-cité démocratique par Clisthène au 5e siècle avant Jésus-Christ. L’anthropologue (Gabriel Preiss) explore le lien entre territoires des villes et usages du sensible, donnant à l’habiter une dimension charnelle.
À cette floraison d’approches répondent des regards sur l’action publique : Jean-Marc Stébé (Lastes, Université Nancy 2) montre comment les utopies ont été le moteur du logement social, invitant à ne pas oublier la fonction créatrice du rêve. Jean-Pierre Orfeuil (Institut d’Urbanisme de Paris) montre comment les déplacements ont changé la ville, remettant au passage en cause, chiffres à l’appui, quelques idées reçues. Ainsi, le temps de transport des individus est resté stable depuis 1982 ; en revanche, le coût d’usage relatif de l’automobile n’a cessé de décroître depuis les années 1960. Des éléments qui doivent interroger le politique sur les signaux qu’il adresse aux utilisateurs, auxquels il recommande pourtant d’opter pour les transports en commun… Jean-Marc Offner (Latts, École Nationale des Ponts et Chaussées) analyse les plans de déplacements urbains, montrant l’écart qui sépare encore leur objectif affiché de globalité et leur réalité, trop souvent réduite à une présentation de politique de transports en commun.
Une seconde partie s’attache plus précisément à l’étude des phénomènes sociaux. François Dubet (Cadis, Université Bordeaux 2), à partir d’un exemple de dsq, analyse les relations complexes entre les habitants et leur quartier et se demande si les politiques de la ville, inspirées par des modèles de pensée dominants, ne doivent pas leur échec à un manque de reconnaissance des désirs des habitants eux-mêmes. Jean-Marc Stébé montre que la « crise des banlieues » est une question sociale, qui « devient la question urbaine puisque toute la névralgie sociale s’exprime dans les tensions qui affectent l’espace urbain ». Enfin, trois conférences portent sur les dispositifs institutionnels. Adil Jazouli, à partir de son expérience d’ancien directeur de Banlieuescopies et de chargé de mission auprès du Délégué interministériel à la Ville, dresse un bilan lucide et équilibré de la politique de la ville. Pour donner un exemple de ces préoccupations, la praticienne Nicole Lilti (directrice du contrat de ville de l’agglomération de Metz) et l’élu Claude Birnbaum (adjoint au maire) croisent leur regard dans un exercice conjoint de bilan de l’expérience messine.
L’éclairage final, apporté par Vincent Delbos (magistrat, Pôle International de la Délégation interministérielle à la Ville) est l’occasion d’un formidable élargissement par un bouquet de comparaisons internationales, véritable invitation à la créativité.