Par la comparaison d’une unité publique de gériatrie et d’une chaîne de restauration privée, l’ouvrage L’idéal au travail de Marie-Anne Dujarier (2006) témoigne du fait que les organisations de prestation de services de masse se caractérisent aujourd’hui par un processus de normalisation de l’idéal, induisant une « illusion de performance qui met les travailleurs, cadres et non-cadres, dans une course infernale pour réaliser des objectifs toujours plus ambitieux avec des moyens toujours plus réduits, dans des délais de plus en plus courts » (De Gaulejac in Dujarier, 2006, p. vii). Afin d’étudier ce processus, l’auteur adopte une perspective comparative fondée sur une orientation clinique, aux frontières de la psychologie du travail, de la sociologie des organisations et de la sociologie clinique. Ce bref article se veut une synthèse critique de la pensée de Dujarier et des principaux concepts sous-jacents ; reprenant la structure de l’ouvrage, nous nous emploierons d’abord à décrire la problématique organisationnelle des services de masse, en insistant sur le paradoxe de la normalisation et de la personnalisation des services. Nous nous intéresserons ensuite au modèle organisationnel contemporain, marqué par la prescription d’idéaux normés auxquels les exécutants sont priés de se conformer, avant de mettre en lumière le passage de la prescription de la toute-puissance organisationnelle à une toute-puissance individuelle ; par un processus de contrôle interne et externe, les attentes idéalisées sont intériorisées par les travailleurs et les problèmes organisationnels perçus comme autant de faiblesses individuelles. Enfin, en guise de conclusion, nous ferons un bref survol de la typologie en quatre idéaux-types que propose Dujarier, qui décrit les attitudes possibles face au processus de normalisation de l’idéal.
Ce travail de synthèse, nous l’espérons, contribuera également à ouvrir la voie quant aux discussions entourant le récent livre de Dujarier, Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons (2008), dans lequel l’auteure témoigne du phénomène de l’extension de la production comme nouvelle division du travail appelant le consommateur à contribuer de façon polymorphe à l’entreprise, par un travail prescrit et encadré créateur de valeur. Fondés sur un travail empirique d’observation et d’analyse des discours entrepreneuriaux et salariés, ces ouvrages constituent, chacun à leur façon, des clés essentielles pour témoigner des transformations du capitalisme contemporain.
Problématique organisationnelle des services de masse.
Le secteur de la production de services de masse est, par définition, confronté au paradoxe de la standardisation et de la personnalisation de l’offre ; différents schémas organisationnels ont été développés depuis la Seconde Guerre mondiale pour le surpasser. Depuis les années 1990, un modèle organisationnel fondé sur la diversification et la personnalisation tend à s’imposer, au point de devenir le référent en matière de prestation de services de masse ; il permet l’adaptation des services aux modes de vie et de consommation diversifiés, tout en répondant aux impératifs de rationalisation et de standardisation. Pourtant, ce modèle s’accompagne d’une dégradation des conditions de travail des exécutants, pour qui la conciliation de demandes parfois incompatibles peut résulter en une source permanente de stress.
La prestation de services, contrairement à la chaîne de production industrielle de laquelle elle s’inspire, est fondée sur un rapport intersubjectif qui lui confère un caractère imprévisible : l’exécutant est constamment appelé à s’adapter et à anticiper les attentes de la clientèle. Ce secteur d’activités devrait conséquemment être pensé selon une organisation flexible du travail, qui permettrait l’adaptation aux imprévus. Pourtant, Dujarier estime que la prestation de services est aujourd’hui fondée sur un modèle de standardisation où la conceptualisation et l’exécution constituent des sphères distinctes : des prescriptions imposent des réponses officielles à des demandes uniques par des moyens généralisés. Cette standardisation est pourtant en décalage avec le discours clientéliste, qui laisse entendre que les usagers sont en droit de bénéficier de services personnalisés. Ce double discours entre des prescriptions détaillées et des demandes de personnalisation se répercutent sur les exécutants en créant un climat de tensions quasi permanent : « la massification du service est traversée par des tensions entre normalisation et personnalisation, entre prévisibilité et adaptabilité, entre répétition du même et reconnaissance de l’altérité » (Dujarier, 2006, p. 4).
Ce paradoxe serait conséquent à un processus de normalisation de l’idéal, selon lequel les attentes irréalistes sont aujourd’hui mutées en normes. D’un point de vue historique, la prescription d’un idéal professionnel n’est pas nouvelle ; la logique tayloriste, par sa façon de décomposer les tâches en faisant abstraction de contraintes humaines et technologiques, en dictait un modèle. Aujourd’hui, les différents modes de contrôle que sont la traçabilité, les processus d’évaluation et la juridiciarisation des rapports de services vont plus loin, de sorte que « la norme est devenue idéale et, en plus, l’idéal est devenu la norme » (Dujarier, 2006 p. 3). Face à ce processus de normalisation qui impose des prescriptions irréalistes aux exécutants, « la question est alors de savoir comment et par qui sont médiées les contradictions entre les logiques existentielles différenciatrices et les logiques organisationnelles normalisatrices, et, si elles ne le sont pas, quel en est le coût psychique, social et économique » (Dujarier, 2006, p. 35).
Modèle organisationnel de la prestation de services de masse : un travail de prescription coupé de la réalité.
L’analyse que propose l’auteure du modèle organisationnel de la prestation de services de masse circonscrit le processus de prescription de l’idéal, en décalage avec la réalité empirique. Le modèle organisationnel contemporain est fondé sur une séparation de la conceptualisation et de l’exécution ; des concepteurs développent des prescriptions à l’attention d’exécutants, dont le travail est contrôlé par un ensemble d’indicateurs. Ce schéma se singularise du schéma taylorien par la gestion des contradictions ; selon la logique taylorienne, les paradoxes étaient gérés par des administrateurs chargés de maximiser la productivité. Les contradictions sont aujourd’hui déléguées en cascade et retombent sur les travailleurs œuvrant directement avec la clientèle. « Les prescripteurs centrent davantage leur travail sur la sophistication des facettes de la prescription et du contrôle que sur l’arbitrage des contradictions qui mettent en jeu la responsabilité juridique, technique et morale » (Dujarier, 2006, p. 149). Un décalage croissant entre le travail réel (qui est réellement effectué), le travail réalisé (qui réfère aux résultats indépendamment du processus et des sujets impliqués dans la production) et le travail prescrit (qui est dicté selon les résultats attendus, l’offre de service, les normes professionnelles et les objectifs de performance) en est la principale conséquence organisationnelle.
Ce travail de conceptualisation est fondé sur un déni des limites : les directives dictées par les planificateurs sont pensées en elles-mêmes et répondent à une logique singulière, mais font abstraction de certaines contraintes qui accentuent le fossé entre le travail prescrit et le travail réalisé. Les capacités des exécutants sont notamment idéalisées ; les modèles organisationnels « sont construits sur l’hypothèse que les salariés sont en constante bonne santé, qu’ils sont prévisibles, réguliers, performants, compétents, fiables et obéissants. En un mot, parfaitement surhumains » (Dujarier, 2006, p. 101). La même idéalisation est faite quant à la clientèle et aux conditions de travail des prestataires, perçus selon un idéal ne correspondant en rien à la réalité. Les limites et paradoxes sont niés en cascade tout au long de l’échelle hiérarchique, de sorte que les exécutants, qui ne peuvent utiliser de stratégie d’évitement face à la clientèle, sont appelés à faire un travail d’organisation et de médiation des contradictions : ils « sont les destinataires finaux des multiples prescriptions, si nombreuses qu’elles ne peuvent plus être appréhendées ensemble. […] La situation organisationnelle est donc la suivante : il revient aux dernières lignes la tâche d’interpréter les multiples prescriptions, de les confronter, de juger des écarts et contradictions, de les arbitrer, de les coordonner et, finalement, de les justifier » (Dujarier, 2006, p. 141). Ainsi l’organisation n’est-elle plus un milieu de médiation des contradictions, mais un système prescrivant des attentes normatives souvent irréalistes et incompatibles. Les imprévus qui pourraient être gérés efficacement par une organisation flexible se transforment en véritable combat pour l’employé en première ligne : « les contradictions se transforment alors en paradoxes, l’hyper-rationalité apparente produit un monde irrationnel dans lequel les travailleurs doivent apprendre à vivre en essayant de ne pas sombrer dans la “folie” » (De Gaulejac in Dujarier, 2006, p. ix).
De la puissance organisationnelle à la puissance individuelle.
Le processus de prescription de l’idéal est inédit en ce qu’il transforme le modèle organisationnel rêvé en une norme sanctionnable : « l’idéal n’est plus un espace libre et inatteignable. Il est ce qui doit advenir sous peine de sanction sociale, c’est-à-dire une véritable norme sociale » (Dujarier, 2006, p. 158). Confrontés au déni des limites et aux demandes paradoxales, les employés sont soumis à la tyrannie de l’idéal, qui risque d’engendrer une sensation d’incompétence face aux demandes irréalistes. Plutôt que de constituer un signal d’alarme incitant les administrateurs à l’action, les contradictions sociales et organisationnelles tendent à être psychologisées, culpabilisant ainsi les sujets. En somme, le modèle, désormais fondé sur une « prescription d’autonomie et de responsabilité, en participant à l’individualisation du travail et de sa reconnaissance, transforme la toute-puissance organisationnelle en une injonction à la toute-puissance individuelle » (Dujarier, 2006, p. 3).
Paradoxalement, les exécutants eux-mêmes contribuent au processus ; en effet, Dujarier nous montre qu’en répondant favorablement aux demandes d’autoévaluation, d’aucuns intériorisent la norme de l’idéal et concourent à la tyrannie de la qualité. « Tous ces éléments finissent par indiquer que l’idéal prescrit est non seulement accepté, mais en plus défendu, banalisé et finalement exigé : il est devenu “normal” au sens où il sert de référence commune à l’action et au jugement, et qu’il rejette du côté de la déviance ceux qui ne s’y reconnaissent pas » (Dujarier, 2006, p. 177). Sous la pression émanant de toute part, l’idéal est désormais promu en norme sociale, de sorte que la prestation de service de masse tend vers une quête effrénée, mais illusoire, de perfection. Loin d’engendrer des conflits sociaux, les contradictions qui en émergent induisent des tensions personnelles, de sorte que « la normalisation de l’idéal contribue à transformer des contradictions de nature sociale et organisationnelle en dilemmes individuels » (Dujarier, 2006, p. 210). Plutôt que de reconnaître les conséquences organisationnelles du modèle, les administrateurs développent des dispositifs de régulation de l’intersubjectivité, tels que les formations à la relation avec la clientèle, le suivi psychologique et le coaching comme autant de stratégies occultant les sources organisationnelles des maux individuels : « plutôt que d’envisager qu’il existe un problème socio-organisationnel qui a des conséquences psychiques pour l’individu, ces formations laissent penser que certaines personnes dans l’organisation ont des problèmes psychiques […] qui posent un problème à l’organisation » (Dujarier, 2006, p. 155).
Le sujet face à la norme de l’idéal : une typologie en quatre temps.
En regard à ce modèle organisationnel, Dujarier propose une typologie circonscrivant quatre attitudes singulières susceptibles d’être adoptées par les travailleurs.
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La première attitude est de nature héroïque ; elle caractérise les travailleurs qui intègrent les prescriptions au point de faire coïncider l’idéal à leur pratique. Surreprésentée chez les cadres et les exécutants, cette attitude est fondée sur un désir d’intégration et de reconnaissance sociale ; les héroïques sont fortement engagés et impliqués dans leur activité professionnelle, sans pour autant qu’ils en retirent de satisfaction. Ne parvenant jamais à combler les prescriptions idéalisées, ils sont souvent animés par des sentiments d’incompétence, le travail réalisé ne correspondant jamais au travail prescrit. Particulièrement vulnérables à l’épuisement professionnel, ils contribuent à la normalisation de l’idéal par leur adhésion aux exigences de toute-puissance individuelle.
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La seconde attitude, nommée pratique, caractérise les travailleurs qui refusent de s’engager subjectivement dans la sphère professionnelle et qui se concentrent sur le travail réel : « face à des situations jugées “impossibles” (car idéales), les agents renoncent à “y mettre du leur”, pour protéger, précisément, ce qui vient d’eux » (Dujarier, 2006, p. 196). Fréquemment observée chez les exécutants qui doivent composer avec des demandes contradictoires, cette attitude se manifeste notamment par une routinisation de la pratique comme protection contre les sentiments de vulnérabilité et d’impuissance. Par l’adoption de comportements routiniers, ces travailleurs acceptent que des idéaux conceptuels précèdent à leurs idéaux professionnels : en taisant leurs doléances, ils contribuent au processus de la normalisation de l’idéal.
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Contrairement aux travailleurs adoptant l’attitude pratique, ceux qui démontrent une attitude enchanteresse concentrent leurs efforts sur la prescription d’exigences idéalisées. Loin d’être isolés, les enchanteurs constituent un groupe généralement homogène travaillant de concert à la conceptualisation ; ils jouissent « d’une position sociale privilégiée : celle qui permet de pouvoir exiger de vivre dans un monde idéal que l’on a inventé et que les autres devront réaliser » (Dujarier, 2006, p. 202). La tension entre le pouvoir et l’impuissance est surmontée par la prescription de normes idéalisées, dont les contradictions émergent lors de l’exécution.
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Enfin, la dernière attitude à l’égard de la prescription de l’idéal est une attitude de rupture : les résistants militent pour un changement organisationnel et une reconnaissance des limites physiques, matérielles et organisationnelles. Bien que critiques quant à l’idéal de toute-puissance, ils n’ont pas pour autant renoncé à leurs idéaux professionnels. Ils sont dans une quête de cohérence entre leur rôle de travailleur et leur individualité ; aussi n’hésitent-ils pas à dénoncer ce qui leur semble contradictoire, au risque d’être marginalisés.
Ces quatre attitudes constituent autant de réponses idéal-typiques à la tension entre la norme de l’idéal et les conditions concrètes de travail ; elles témoignent de la situation paradoxale entre les demandes de personnalisation et de standardisation auxquelles les travailleurs sont confrontés. D’un côté, on les incite à mobiliser leur subjectivité au travail, en faisant preuve de créativité pour personnaliser les services ; parallèlement, on leur demande de standardiser la prestation au nom de l’efficacité et de la rentabilité. Conjugué aux prescriptions irréalistes fondées sur un déni des limites, le processus de normalisation de l’idéal dans le secteur de la production de services de masse induit une tyrannie de l’idéal, de plus en plus intenable pour les exécutants.
En somme, la principale qualité de ce livre est que, en même temps qu’il explicite la force de la tyrannie de l’idéal en marche dans les services de masse, il désigne les processus sociaux qui participent à son fondement et à son maintien. L’auteure met en lumière le fait que le processus de normalisation de l’idéal fragilise le lien social, tout en modifiant les rapports subjectifs à l’emploi. Ce processus pose également la question de la finalité du travail : Dujarier estime qu’il est de plus en plus difficile pour les travailleurs des services de masse appelés à répéter quotidiennement les mêmes gestes d’apprécier le travail réalisé. Les objectifs étant irréalistes et imprécis, les exécutants peinent à juger de la pertinence de leur travail selon leur vision du monde. « L’absence de ponctuation dans les services réduit les opportunités de “fabriquer du sens”, pour reprendre les termes de Karl Weick (1995) : un moment qui permettrait de (se) rendre compte de la situation » (Dujarier, 2000, p. 218). Pour pallier aux méfaits du processus de normalisation de l’idéal, l’auteure suggère que les attentes de prestations de services idéales soient remplacées par des attentes satisfaisantes. « Il faudrait alors, littéralement, se mettre au travail, c’est-à-dire accepter de nommer les limites, les incertitudes et les contradictions de l’activité, s’y confronter pour construire, en mobilisant la créativité et l’intelligence en acte, une solution possible, à taille humaine. Abandonnant son statut de norme, l’idéal pourrait alors reprendre celui de modèle ou de projet, indispensable pour travailler quotidiennement » (Dujarier, 2006, p. 221). Ce retour à un modèle idéal et non plus à une normalisation de l’idéal faciliterait la conjugaison des attentes managériales et clientélistes et contribuerait au processus individuel de quête de sens.
Marie-Anne Dujarier, L’idéal au travail, Paris, Monde/Puf, 2006.