L’ouvrage offre une réflexion passionnante sur les rapports entre modernité, structures temporelles et conséquences sociales de l’accélération. L’auteur conclut sur l’identité de l’idée d’histoire individuelle et collective et du temps qui serait compris comme tel. Il s’agit bien, pour l’auteur, de marquer ce qui serait à l’origine des différents phénomènes de la modernité : différenciation fonctionnelle et spécialisation des forces productives, domestication de la nature, rationalisation de la pensée et des pratiques, individualisation choisie et contrainte, force du temps. Rosa postule que l’accélération est le fait majeur de notre modernité ; selon lui, elle en consacre la disparition dans une fulgurance qui l’immobilise. Cette accélération constitue, selon l’auteur, une fuite devant la mort (p. 224) et devant les conséquences de notre disparition.
Le sociologue distingue trois types d’accélération : l’accélération technique (celle des transports et des télécommunications, etc.), l’accélération du changement social (des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses, etc.), l’accélération du rythme de vie. Cette dernière combine une augmentation des vitesses d’action (et du nombre d’épisodes vécus par unité de temps) et une transformation de la perception du temps, qui se manifeste par une expérience de stress et un sentiment de manque de temps. L’augmentation du rythme de vie a trois origines : l’accélération des transports qui a transformé le rapport à l’espace ; l’accélération des communications qui a transformé le rapport aux autres ; l’accélération de la production qui transforme le rapport aux choses (obsolescence). À partir des années 1970, la modernité — que Rosa qualifie de « tardive » et qui correspondrait à la dégénérescence de la modernité dont, par ailleurs, le lecteur ne sait pas bien où elle commence — , manifeste une poussée d’accélération qui en vient à menacer ses fondements. Il s’agit, en particulier, de l’identité qui avait été réalisée par la modernité entre les projets de vie des individus, dans leur structuration même (de la naissance à la retraite), et le projet social et collectif des sociétés nationales. Celles-ci retiraient les fondements de leur pouvoir dans la rationalisation des forces productives et identitaires. Dissolution des identités au sens de ce qu’elles pouvaient avoir de collectif via les statuts sociaux, les localisations identitaires : être Français, banlieusard, etc. L’idée de progrès social, sorte de projet d’amélioration des individus sur Terre, est alors mise à mal. Le capitalisme qui est le propre de la modernité privilégie le changement comme mode de renouvellement des forces de consommation et de production. Ces changements étaient autrefois à l’échelle d’une génération ; du temps était nécessaire pour bâtir un empire. Aujourd’hui, ces changements de modes de vie, de statut et professionnel, y compris le temps de la construction d’un empire financier — en témoigne le film The Social Network consacré au phénomène Facebook — se font à l’intérieur d’une seule génération (p. 143). Pour Simmel, dit l’auteur (p. 76), l’argent est l’expression du mouvement dans l’univers. À la vitesse où ces transactions sociales se font, il est logique d’en conclure que le monde va désormais très vite. Cependant, cette transformation, que l’auteur décrit et dénonce, est-elle effective ? Et si elle l’est et qu’on ne peut la contester d’un point de vue ni théorique, ni empirique, à quel point est-elle difficile à accepter ? Voici pour une brève description de l’ouvrage qui permet au lecteur du présent compte rendu de se faire une idée de ce livre qui, sur le plan de la critique sociale, me parait cependant problématique. Problématique globalement, car cette critique sociale ignore la complexité.
Une critique sociale à thèse.
D’un point de vue narratif, le texte n’assume pas la prolifération. L’auteur tente de démontrer une unique hypothèse, rendue problématique de ce fait même — que l’accélération serait la cause formelle et fondamentale des autres tendances de la modernité. Elle en serait la cause et la conséquence. Il prétend que cette thèse n’aurait jamais été traitée en tant que vecteur de la modernité, en particulier de la modernité tardive. Il cite, cependant, les travaux de Paul Virilio (1995), mais dit qu’ils sont restés focalisés sur les liens entre pouvoir et vitesse du changement technique. Comparons cette analyse critique, certes en écho avec un sentiment contemporain d’angoisse, avec les représentations complexes des mondes contemporains évoquées par le philosophe allemand Peter Sloterdijk [1] qui, dit Rosa, n’aborde cependant pas la question des individus. Peter Sloterdijk met en place de nouveaux récits prenant l’allure de structures formelles (« Bulles », « Sphères », etc.) de telle façon à donner la mesure de l’enchevêtrement des structures de décision et de représentation pour les individus et collectifs concernés. Ces derniers produisent des formes, et s’inscrivent en conséquence dans le registre esthétique. Ils font du style le vecteur opératoire de l’identité, ce qui se traduit par des revendications en termes d’apparence et d’appartenance. Ces collectifs et individus ne peuvent se résumer, de la sorte, à une vaine fuite devant l’accélération du projet capitaliste ; leurs « bulles » de vie fonctionnent comme les chambres d’écho de projets collectifs. Ces thèses esthétiques font écho, par ailleurs, à l’analyse critique du sociologue Zygmunt Bauman (2006) qui se réfère, lui-même, à certains aspects de la communauté esthétique de Kant :
Le gouvernement des comportements répond aujourd’hui à des critères plutôt esthétiques qu’éthiques. Ils ne se conforment plus à l’autorité morale des meneurs, à leurs idéaux, mais davantage au comportement de personnalités médiatiques (Haroche, 2008, p. 138).
Zygmunt Bauman considère ces comportements esthétiques comme superficiels.
La perte des grands récits.
Pour Hartmut Rosa, l’accélération produit une certaine anomie sociale (incapacité de réfléchir) ou un amoindrissement des relations sociales. Dans les écrits de Claudine Haroche, directrice de recherche au Cnrs, autre auteur ayant traité de l’évolution des relations sociales vers une sorte d’anomie, l’inattention croissante des êtres humains entre eux produit un surenchérissement capitalistique des différences, qui se traduit par un besoin de consommation les signalant (par exemple, il suffit de se référer à la manière dont originalité et identité se combinent dans les esprits) : il y a donc bien une survalorisation du monde matériel qui va de pair avec le sentiment d’aliénation, puisque la seule possibilité de se faire remarquer réside, désormais, dans la possession de biens matériels. Il en va donc du ton de l’essai d’Hartmut Rosa même — que l’on classerait parmi les ouvrages de moralistes — et de sa pertinence au regard d’autres essais sur le contemporain. Par exemple, Jeb Brugmann (2009) décrit un monde où la pression sociale ne se décrit pas dans les mêmes termes et rend ainsi compte de manière plus descriptive de la multiplicité culturelle des temps sociaux : il s’agit de Toronto (p. 22) :
Je remarque qu’il y a des similitudes grandissantes des vies entre mon quartier de Toronto et des villes comme Mumbai, Bangalore, Manille et Johannesbourg, où j’ai été amené à poursuivre des affaires. Dans ces villes, les éboueurs à bas revenus qui vendent leur récolte à des recycleurs ont été pendant un long temps une part non officielle de système de gestion des déchets de la ville. Ici à Toronto, les collecteurs de déchets font des rondes régulières de nuit pour ramasser les bouts de métal et meubles qui ont été abandonnés au profit des collecteurs municipaux. D’autres recueillent l’aluminium dans les poubelles de recyclage, une pratique si largement étendue qu’elle coûte environ un million de dollars chaque année, forçant la ville à passer une loi pour essayer de la freiner. […] À une centaine de mètres au-delà de la frontière abstraite de notre clos urbain, des gens venus de pays lointains ont créé un microcosme d’affaires mondiales dans un complexe urbain de bas niveau…
L’auteur décrit dans l’ouvrage suscité des phénomènes d’imbrication relative des histoires de vie et de ville dans des pays aux régimes urbains obéissant à des pressions variées. Il montre ainsi à quel point l’idée selon laquelle il y a accélération dépend d’un sentiment d‘urgence. Pour H. Rosa, ce dernier est visiblement partagé ; en effet, la catastrophe n’est-elle pas une menace constante aujourd’hui ? Pour être audible, une telle thèse aurait nécessité que Rosa s’appuie sur l’étude comparée de sociétés, de temporalités et de localités : la logique impersonnelle et achorique déployée dans l’ouvrage représente une abstraction sans étalon mesure en termes historiques, ni géographiques ou culturels. N’y aurait-il pas, plus simplement, dans ces thèses catastrophistes l’expression d’angoisses particulières qui s’ancreraient dans le sentiment d’une perte du projet moderne qui donnait du sens à notre difficulté à faire face au vide de projet extratemporel (théologique, d’émancipation sociale, etc.) ? Ces thèses se justifient donc d’elles-mêmes.
La morale de l’histoire.
Cette thèse assume l’idée selon laquelle la tendance actuelle est une dégradation de la modernité qui, elle-même, était une dégradation des temps plus anciens. Les individus ont plus de temps, mais éprouvent le sentiment d’en avoir moins, et ce temps libéré est souvent occupé à des activités peu satisfaisantes (la télévision est citée par l’auteur) aux dépens d’activités plus fondamentales. Les chocs multiples occasionnés dans la vie moderne, propre à la citadinité notamment manquent d’engendrer le sentiment véritable d’une expérience de vie : Rosa reprend ainsi le texte de Benjamin (1982, p. 179) qui dit de l’expérience qu’elle s’éprouve dans le cadre de modèles narratifs stables. Ces expériences véritables « sont toutefois exclues d’un monde dont les horizons d’attente se transforment constamment et dont les espaces d’expérience se reconstruisent en permanence ». Le soi devient alors ponctuel et l’individu s’engage dans des relations aux évènements, aux autres, de manière quasi instrumentale. Rosa, cependant, questionne la valeur des outils (p. 163) d’analyse des emplois du temps très liés à la modernité. Cette idée est présente également chez d’autres auteurs. Claudine Haroche (2008), par exemple, débat de la dissolution du sentiment de continuité qu’ont les individus, en particulier ceux qui privilégient la perception d’une stabilité de l’existence sur laquelle se fonderait la propriété d’être soi. Selon elle, ce sentiment est aujourd’hui compromis par la fluidité d’un monde devenu immatériel, dépourvu de limites. En effet, les flux informationnels et sensoriels, en particulier dans l’espace urbain, incitent l’individu à une dématérialisation de l’expérience de soi. C’est ainsi qu’une certaine lecture du monde contemporain privilégie l’analyse des tensions entre mobilité et immobilité, accélération et stase, hypomodernité et hypermodernité, lenteur et vitesse. Il s’agit aussi d’un rapport entre être et devenir. Être serait alors la capacité à stabiliser sa vie émotionnelle et sociale et devenir pourrait se voir assimilé à une fuite. Les individus qui visent le devenir sont condamnés à se diluer dans des sensations, des émotions et des expériences toujours plus fortes, mais oublient l’être qui est fondamentalement une histoire au présent. À quel point cette lecture des faits repose-t-elle sur la construction d’un système de valeurs ? Être et devenir ne seraient-ils pas fondamentalement les moments d’une même histoire ? La sensation peut se vivre, bien entendu, avec profondeur au point de représenter une liberté au regard des jugements surplombants de la raison qui, souvent, la condamnent pour sa superficialité. S’abandonner au cours de ses sensations peut aussi représenter une confiance en soi que ne possèdent pas ceux qui toujours se défendent à force de raisons. En ce sens, s’abandonner à ce qui nous arrive peut constituer un repos et non une ivresse…
Science et temps.
Il s’agit bien d’une théorisation du politique qui ne s’accomplit plus collectivement, mais individuellement, et qui devient de l’ordre d’une expérience esthétique, au sens d’une expression du plaisir d’être. Cette politique des individus comporte une charge pour ces derniers que Rosa identifie comme étant, d’un point de vue subjectif, une pression temporelle accrue et une expérience du temps déchainé. Cette évolution du politique à l’époque moderne qui mêle accélération technologique régie par une logique économique, accélération du rythme de vie selon la logique culturelle de l’accroissement quantitatif, et accélération du changement social correspondant à la logique de la différenciation fonctionnelle, s’inscrit dans une histoire longue. Grossièrement résumés, les propos de l’auteur sont les suivants : la mise en place de l’État moderne facteur d’homogénéisation sur un territoire donné, via la mise en place, notamment, d’une bureaucratie et d’une standardisation des normes et des mœurs a permis une première accélération aujourd’hui compromise par les développements d’un capitalisme progressant sur l’individualisation, c’est à dire la mise à profit des particularités, des rythmes, et des temps individuels. La bureaucratie ne peut s’adapter aux accélérations requises qui correspondent aussi à la démultiplication des possibilités d’action offertes par la multiplicité des individus. C’est l’échec de l’Étatisme (p. 252). Un tel mouvement engendre une modification du rapport à soi (p. 277) : le sujet contraint qui voyait sa vie comme un projet qu’il fallait organiser dans le temps, conforté en cela par des institutions d’encadrement, se voit obligé désormais de se définir par une série d’identités « situatives », c’est-à-dire prises en situation. Cela correspond à une désinstitutionnalisation du cours de la vie et à la multiplication des nécessités d’ajustement. D’où probablement le succès du thème de la résilience. Un tel éclairage de la question tend à la conclusion suivante : l’individu jongle avec le temps (p. 298) et renonce à une conduite de vie réflexive, contrôlée et active. Selon l’auteur, l’individu n’est plus autonome, ce qui constituait le cœur du projet de la modernité. Or, l’autonomie est-elle synonyme de vie contrôlée et active ? Les travaux récents de Jacques Rancière sur Le spectateur émancipé (1995) et de Slavoj Zizek, en collaboration avec François Théron, sur La subjectivité à venir (2010) et dans l’ouvrage Bienvenue dans le désert du réel (2009), en collaboration avec François Théron, montrent à quel point cette lecture de la subjectivité active comme modèle de l’autonomie est prise dans une grille de lecture « moderniste » qui croise celle dénoncée, d’ailleurs, par Peter Sloterdijk dans l’ouvrage La mobilisation infinie (2003). La subjectivité passive consiste selon Slavoj Zizek qui reprend des thèses lacaniennes, à se décharger en partie d’une conduite de soi dans l’ordre des choses ; décharge qui est, aujourd’hui, nécessaire à la vie quotidienne. L’ouvrage Le spectateur émancipé critique le modèle volontariste du public acteur dans les arts. Rancière propose l’idée selon laquelle la passivité du spectateur est une action. Les thèses défendues par ces différents auteurs mettent en évidence la pertinence d’une réflexion sur ce que signifie l’action, puisque la coupure activité/passivité est d’ordre politique. On ne peut pas d’emblée donner à la passivité le statut d’une perte d’autonomie. D’autant plus que l’on conteste le classement de l’autonomie parmi les projets de la modernité ! Certes, l’autonomie du jugement, et du jugement de goût, en particulier, est un des projets qui voit le jour au 19e siècle, mais l’industrialisation du processus de production, la sérialisation des modes de vie, la réduction des individus aux identités nationales sont des phénomènes majeurs, et de nombreuses fois analysés, de la modernité allant à l’encontre des processus d’autonomisation. Certes, dans la modernité « classique » selon Rosa, les individus organisent leur projet de vie en fonction des temps sociaux. Mais la différenciation fonctionnelle, importante dans l’accélération de la production, spécifique à la modernité, joue de l’autonomie des individus, les attelle à la tâche. Quid de l’autonomie alors ? Rosa explique pourtant que cette perte d’autonomie s’associe à l’augmentation des possibilités de choix et aux changements fréquents de situation, dans une perspective de vie détemporalisée. L’individu tente alors de s’adapter aux fluctuations. Or, selon, Rosa, le choix d’utilisation de son temps de vie est à la base de « la vie bonne », ou de l’éthique.
Le renouveau du politique.
En somme, c’est une théorie de la modernité qui s’accélère : d’un projet politique, la modernité se transformerait en une dérive non politique, au sens où les structures institutionnelles de partage de la démocratie mises en place à l’ère moderne ne sont plus, dans la temporalité même de leur mode opératoire, capables, pertinentes et valides ; trop lentes, trop rationnelles pour œuvrer dans une ère où il est nécessaire de faire face à plusieurs tâches à la fois. Or, peut-on rendre compte de la possibilité du politique et de la politique à partir des prémices d’une analyse de la temporalité ? Certes, l’auteur a raison et justifie son ouvrage en expliquant à quel point la sociologie s’est peu préoccupée des questions de temporalité du social : elle serait détemporalisée (p. 16). N’a-t-on pas dit à quel point elle était également déspatialisée ? Oubli, donc, non seulement d’une dimension, mais de tout ce qui apparait extérieur au social lui-même et à ses conditions d’engendrement. En outre l’auteur soutient le caractère non équivalent de l’espace et du temps du point de vue de l’expérience de l’individu : l’espace serait premier (p. 44). Cependant, il y a une relation entre l’espace et le temps qui fait que l’accélération notamment permise par la technologie a contribué à l’anéantissement de l’espace. Aujourd’hui, des auteurs tels Virilio (1990 ;1995) disent que ce processus de dynamisation se renverse dialectiquement en un processus de pétrification dans lequel les personnes et les biens ne se déplacent plus du tout ; nous pouvons faire du tourisme à distance (p. 130). Certes, on ne peut négliger aujourd’hui, et c’est l’hypothèse principale de l’auteur (p. 35) que l’intégration sociale repose sur une certaine synchronicité que l’accélération dans notre « modernité tardive » tend à pulvériser, mais ne peut-on faire l’hypothèse qu’elle renouvelle l’ordre du politique plus qu’elle ne le détruit ? Oui, entre autres, le débat politique demande un temps de processus de décision collective qui, s’il n’est pas assumé par les individus, l’est traditionnellement par les institutions qui les en déchargent ; la désinstitutionnalisation contemporaine pose donc problème (p. 159). Elle demande un surcroît d’investissement politique de la part des individus qui composent une société. Or, si l’on en croit les analyses du « capital social » (Putnam, 2000), l’implication des gens dans la vie politique serait en perte de vitesse. Cependant, les récentes actualisations de ces analyses montrent, au contraire, de nouvelles formes d’implication (Ion, 2005 ; Bréchon et Galland, 2010).
Et la Terre ?
Il s’agit, évidemment, d’aller vers une analyse critique des modes de structuration des temporalités/espaces qui ne reprenne pas à son compte, ce que fait l’auteur selon moi, les oppositions structurantes de la modernité, par exemple planification vs urbanisme opérationnel ; pratiques vs représentations ; nature vs culture ou activité symbolique de représentation de la nature, etc. ; politique du quotidien et réseaux de vie vs problématisation à priori (p. 277). Si, reprenant les termes de Bourdieu, les structures sociales procèdent de manière croissante d’un « habitus », l’« habitus » s’incorpore également dans les formes de la vie quotidienne (p. 295) et transforme les habitants d’une contrée en de véritables acteurs de la vie politique. En outre Rosa considère le temps sans espace et sans épaisseur et, dès lors, néglige la Terre comme projet collectif. Or, il est évident que l’on assiste à différents degrés à une incorporation de la Terre comme enjeu symbolique de la structuration du réel. De récentes études (Bréchond et Galland, 2010) montrent la force des projections écocentriques des Français même si celles-ci ne s’accompagnent pas toujours de pratiques écocitoyennes pour des raisons de résistance à l’injonction morale et politique. À quel point une telle tendance, qui peine à s’ancrer dans les faits, aura-t-elle raison des scénarios du pire imaginés par Harmut Rosa ? En effet, l’auteur conclut son ouvrage en imaginant 4 scénarios dont le plus catastrophique est le plus probable : (1) Le maintien du projet moderne avec adaptation à l’accélération, y compris par la transformation des corps et l’alignement du fonctionnement humain et social sur le fonctionnement techno-économique. (2) L’abandon définitif du projet de la modernité impliquant un renoncement à l’autonomie et à la gouvernance, et une acceptation de l’accélération sociale de la part de « masses » sans projet individuel. (3) La révolution radicale avec un saut hors de la modernité. (4) La « fin de l’histoire ? » avec un crash, à la fois écologique et social.
Observons, tout d’abord, que l’incorporation de la Terre sur les plans symbolique et concret concerne le jeu politique au sens métaphorique, (soit l’endroit où se joue le politique), mais aussi d’un point de vue matériel : cet énoncé implique que l’écologique (les lieux et milieux, les échelles, la terre et le monde…) est, aujourd’hui, devenu le lieu le plus pertinent pour le politique. Le temps est un élément central des nouvelles configurations comme le marque explicitement l’expression de Développement durable : il demeure le marqueur central du déroulement d’une vie et d’un espace proprement humains.
En somme, la vision du monde n’est plus contenue dans l’idée de société, mais suppose la prise en compte d’une naturalité spatiale et temporelle. La représentation du monde est devenue relative à celle de la Terre comme entité et la prise de conscience du danger environnemental est devenue relative à l’idée de Terre comme milieu limité dans le temps et l’espace… Ce renouveau du jeu politique par l’écologique s’opère suivant trois axes, autant de tensions qui concernent les institutions politiques, les individus et les collectifs dans leurs systèmes de valeurs et de pratiques :
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Une tension géographique qui consacre l’émergence d’un renouveau des valeurs du « local » — et du présent, voire du choix de la lenteur même — qui prennent une place croissante tant dans l’élaboration des politiques publiques et de leurs instruments, que dans l’importance accordée aux aspects les plus concrets du cadre de vie, au voisinage, à la communauté locale. Simultanément la Terre — et le temps long — deviennent des échelles de référence croissante pour les gouvernements et l’opinion publique même si elles peinent à s’articuler avec la mise en œuvre d’un gouvernement correspondant.
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Une tension environnementale, la plus nouvelle, qui implique qu’un nouveau référentiel pour l’action publique se constitue incluant les milieux « naturels » et les processus temporels et spatiaux qui en autorisent la reproduction. Le développement durable implique leur prise en considération sur le long terme. Elle implique également de repenser les rapports des citoyens à la nature invitant, dès lors, à prendre en considération l’habitant comme étant le représentant « corporel » et vivant des rapports à l’environnement inscrits dans le territoire ; l’habitant serait, par là même, essentiel à sa reproduction.
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Une tension spatio-temporelle à laquelle tout citoyen, individu, collectif ou État politique se trouve soumis, celle des échelles de régulation qui montre les limites du système intra et inter étatique classique, ainsi que du principe électif-représentatif dans le cadre des démocraties, en tant que système de « gouvernement » de la planète. En somme, ce processus « d’atterrissement », c’est-à-dire l’émergence de la Terre dans toutes ses dimensions : celle du monde habité comme théâtre d’une gouvernance à venir ; celle de la Terre symbolisée par la figure extrême de Gaïa [2] ; celle de la Terre comme territoire unique où se déploient les vies humaines [3] engendre de nouvelles pressions sur les individus qui se traduisent par une accélération des modes de vie et bouleversements sociaux.
Si le temps, dès lors, devient immobilité fulgurante, à en croire Harmut Rosa, et sa compression menace de réduire les possibilités d’évolution des êtres humains individuellement et collectivement, c’est qu’il prend la figure d’une réduction complète de la terre comme Théâtre de l’action. Il n’y aurait plus lieu de parler de l’espace qui correspondrait au temps. Or, on peut penser que, certes, le référentiel spatio-temporel a changé (et encore faudrait-il le vérifier, ce qui conduit, une fois encore, à s’interroger sur les outils permettant de le faire), mais, de là à postuler qu’espace-temps deviennent invisibles à force de vitesse demeure l’espace d’une démonstration qui ne soit pas une apologie !
Les critiques que Nathalie Blanc adresse au livre de Hartmut Rosa présentent une singulière congruence avec les miennes propres, suffisamment explicite pour qu’il ne soit pas nécessaire de les commenter. Nous avons manifestement remarqué les mêmes travers dans son travail : mise à l’écart de la complexité et des tendances contradictoires de la modernité, critique nostalgique d’une ère révolue, cécité envers de nouvelles formes d’action politique, etc.
Le point sur lequel je voudrais toutefois brièvement revenir, et sur lequel je vois, non pas vraiment un désaccord, mais plutôt un écart d’appréciation, concerne le statut de l’autonomie chez Rosa. Pour Nathalie Blanc, Rosa ne peut concevoir que l’autonomie puisse être autre chose qu’une « vie contrôlée et active », et elle renvoie aux travaux de Rancière, Žižek et Sloterdijk pour illustrer ce que pourrait signifier cette autre forme d’autonomie. Ce sont sans doute les auteurs qui me servent de référence qui font varier mon jugement sur cette question. Je mentionne en particulier Arendt et Castoriadis, pour qui l’autonomie est assurément synonyme d’action politique, et qui ne se reconnaîtraient guère dans les positions défendues par Žižek et Sloterdijk (le cas de Rancière étant quant à lui un peu différent). Ce qu’il importe de rappeler, c’est que tous les deux identifient l’autonomie et l’action collective à des épisodes extraordinaires. L’action politique véritable est rare, elle ne définit donc pas les sociétés modernes qui, la plupart du temps, fonctionnent bien plutôt grâce à la passivité des individus, favorisée par une puissante hétéronomie instituée.
À la place d’une définition hétérodoxe de l’autonomie, j’ai donc préféré critiquer Rosa en rappelant que l’autonomie ne s’est que rarement exercée dans les sociétés occidentales depuis le 18e siècle, et presque toujours contre le projet moderne de rationalisation et de maîtrise technique toujours plus avancée (que Castoriadis désignait toujours comme une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle »). L’autonomie, comme la démocratie d’ailleurs, demeurent donc des projets encore très largement inachevés, que la modernité accélérante décrite par Rosa a cherché à affaiblir avec beaucoup de persévérance. Qu’ils se soient malgré tout développés au sein de cette « modernité » montre précisément, si besoin était, que cette dernière est complexe et contradictoire, qu’une période historique donnée voit coexister des tendances inverses et en conflit les unes avec les autres. C’est heureux si l’on veut pouvoir décrire un monde qui ne soit pas fatalement unidimensionnel, et se donner les moyens de le transformer.
Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, Découverte, 2010.