Question que chacun devrait se poser : nous parlons d’art, à propos de tel ou tel ouvrage présenté (dans un musée, dans une galerie, etc.), mais d’où provient la signification actuelle de ce terme (non son étymologie), devenu si « évident » à nos yeux de femmes et d’hommes modernes ? La même question se pose à propos du rapport, qui passe pour non moins « évident », entre le terme « art » et ces objets sur lesquels nous projetons cette dénomination. Enfin, interrogeons-nous encore sur une équation constamment reproduite dans nos discours, celle qui associe, sans aucun doute, « art » à « esthétique », et « art » et « esthétique » à « beau ». Au point que pour beaucoup d’entre nous l’esthétique est, à l’évidence encore, la science du beau artistique. Pourtant, afin d’arriver à un tel résultat, à une telle éducation pour être plus pertinent, c’est-à-dire pour être parvenus à prononcer ces mots de cette manière ― et d’une manière qui désormais est mise en péril dans et par l’art contemporain ―, il a fallu un long travail philosophique d’élaboration, il a fallu que la table des dieux soit desservie et que Dieu même soit enfin considéré comme mort. Il a fallu que « l’homme » consente à naître en renommant un certain nombre de choses autrement. Il a fallu que nous devenions des « modernes ».
À cet égard, une chose très précise se joue dans cet ouvrage, ou est éclairée par lui. C’est l’invention du concept moderne d’art ― non pas les pratiques, mais le concept ― conjointement à l’invention du geste par lequel la situation d’autonomie de l’art est assurée dans la pensée. Pour une grande part, cette genèse n’a eu lieu que dans le cadre des valeurs déterminées par la philosophie hégélienne. Dans le double geste par lequel l’art est d’abord émancipé et simultanément pris dans une esthétique qui lui donne les moyens théoriques de son émancipation, et ensuite sacralisé par la philosophie qui en même temps l’enferme.
Ce volume fait suite à une publication antérieure : Esthétique de Hegel, sous la direction de Jean-Louis Vieillard-Baron et Véronique Fabbri (Paris, L’Harmattan, 1997). Ce premier volume, résultat des Journées d’études organisées par le Centre de Recherche et de documentation sur Hegel et Marx (Centre qui a désormais perdu ce nom et cet objet, pour le titre, et l’objet, plus « mode », de Centre de documentation sur Hegel et l’idéalisme allemand), parcourait lui aussi les mêmes volumes du Cours d’Esthétique de gwf. Hegel (à partir de l’édition allemande de Hotho, la plus accessible, publiée en 1835), mais sans doute de manière plus concrète. Ce « second » volume est plus abstrait, plus technique, et plus « professionnel ». Autour des directeurs de l’édition, Jean-Louis Vieillard-Baron et Caroline Guibet Lafaye, il réunit Jérôme Lèbre, Serge Trottein, Jean-Marie Vaysse. On en retiendra de nombreux thèmes (par exemple celui qui porte sur les différences entre la tragédie antique et la tragédie moderne, sur la signification de la sculpture, sur les variations de Hegel concernant le statut de l’art, etc.).
Nous nous contentons, ici, de suivre un des fils conducteurs les plus marquants de cet ouvrage. Il permettra au lecteur de revenir par la même occasion sur le compte rendu que nous avons déjà publié ici même du livre de Jürgen Brankel, portant sur Kant et la Faculté de juger. Et par là même sur la question de savoir comment est née l’équation : esthétique = art (Beaux-arts) = beau.
Voici effectivement comment procède Hegel. Il concentre tout d’abord son attention sur la sphère des pratiques artistiques telle qu’elle se dégage de la tutelle des autorités théologico-religieuses, puis politiques, durant la Renaissance. Remarquant la conquête de leur autonomie par les pratiques artistiques, il cherche à forger le concept qui peut les mouvoir. De là la signification-nomination : « art » (qui ne s’entend que par différence avec « nature », « artisanat », etc.). Puis, dans le cadre d’une opération interne à la philosophie, constitutive de sa « modernité » (à savoir la discrimination des valeurs), il réaligne cette notion d’art sur les valeurs de la religion et de la philosophie. Au terme de ce parcours, les trois registres de valeurs (art, religion, philosophie) ne peuvent effectivement plus être confondus. Ils sont autonomes. Mais, en vertu du système hégélien, ils ne sont pas indépendants. Leur séparation réclame des relations, des agencements, des relations internes et même un agencement en successivité.
En cela, Hegel, en premier lieu, est foncièrement moderne. Ceci étant à entendre au sens technique : il fait le commentaire philosophique d’une modernité qui a inventé les différences entre les valeurs, comme les différences entre les individus, et qui en rend compte. Il participe à l’élévation de l’individualité dans l’histoire. Pour ce qui est des individus, par exemple, il sait d’ailleurs fort bien commenter l’art du portrait. À ce titre, au demeurant, il n’est pas proprement hégélien.
En revanche, en second lieu, et en cela maintenant il est proprement hégélien, il cherche à montrer que art, religion et philosophie, sphères autonomes, ont toutefois le même objet : l’art donne sous la forme de l’intuition ce que la religion donne sous la forme de la représentation et la philosophie sous la forme du concept. Voici qui favorise la relation entre les trois sphères, et permet d’obtenir consécutivement deux choses. D’une part, que la proximité avec la religion sacralise l’art et, d’autre part, que la relation à la philosophie fasse que cette dernière règne sur l’art (puisque l’art selon Hegel n’a pas rompu ses liens avec le vrai). Ainsi, désormais, c’est la philosophie qui fonde l’art, et lui prête sa signification. D’ailleurs, fait remarquer Caroline Guibet Lafaye, l’Esthétique de Hegel met en œuvre des catégories tirées de la Science de la Logique (de la Doctrine de l’essence, notamment). Hegel interprète le phénomène esthétique (ici, par exemple, le tragique) à partir des concepts de la possibilité, de l’effectivité et de la nécessité, commentés dans la Logique de l’essence. Ce qui est, dans cet ouvrage, un commentaire, est d’ailleurs conçu et exprimé comme un reproche chez Jean-Marie Schaeffer (dans L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992), puisque, chez ce dernier, il est suggéré que cela mène Hegel à la rédaction d’une anti-esthétique.
Certes, Hegel n’est pas parvenu à ce résultat immédiatement. Des détours théoriques ont été nécessaires, bien rendus dans l’ouvrage. Il a fallu aussi que Hegel comprenne un certain nombre de phénomènes nouveaux : dont la distinction entre artisanat et art, distinction qui n’est pas tout à fait claire encore au 18e siècle (même avec des variations selon les pays). L’art est bien un travail des mains, mais qui produit sa propre essence.
En revanche, le nouveau rapport instauré, permet de constituer et justifie les équations auxquelles nous sommes désormais habitués (et que beaucoup ont « naturalisées ») : l’esthétique (encore Hegel ironise-t-il sur l’usage de ce terme) est la science de l’art et du beau. L’art contribue à définir un des modes du sensible. L’affaire de l’art, c’est le beau, etc.
Quelques avantages de ce montage, cependant : l’élaboration de la notion de « plasticité » (la plasticité de la forme), encore incontournable de nos jours ; l’apprentissage de l’analyse des œuvres par le regard sur leur composition (à l’encontre de l’empirisme des déterminations particulières isolées, et du subjectivisme). De la même manière, Hegel propose un concept de caractéristique (charakteristisch) tout à fait intéressant, et qui traduit l’attention portée aux marques individuelles de l’œuvre, aux formes, aux figures, à la lumière, et aux postures, etc. Il concentre son commentaire sur la cohérence formelle des œuvres. L’œuvre est donc symbole (et non signe arbitraire, immotivé). Il se refuse à toute psychologie. Le concept de beau suppose une présentation qui est un tracé de caractères constituant le sens de l’œuvre : dessin et tracé, etc.
Où l’on voit, néanmoins, qu’en saisissant l’œuvre comme signe de l’esprit, Hegel invente bien l’esthétique et la sacralisation de l’art. De là l’immense fossé qui le sépare de Kant, auquel cependant il reconnaît un apport. L’esthétique avant lui n’a pas d’intérêt philosophique (Hegel pense à Alexander Baumgarten), mais en même temps, alors qu’elle acquiert avec Kant un intérêt philosophique, Kant se trompe sur son objet. En un mot, Kant a éveillé quelque chose, mais il n’a pas porté cette naissance à son terme. Encore Hegel se trompe-t-il lorsqu’il fait de la philosophie de Kant une philosophie des beaux-arts, et lorsqu’il cherche dans la Critique de la Faculté de juger une esthétique qui ne s’y trouve pas.
Mais, nous venons de le voir, il sert d’autres desseins. Et Hegel ne déteste pas fabriquer le passé dont il a besoin.