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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La révolution industrielle serait-elle une simple question de géographie ?

Kenneth Pomeranz, La Force de l'Empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l'Angleterre a fait mieux que la Chine, 2009.

Image1Le présent commentaire porte sur un petit ouvrage, recueil de trois articles qui furent publiés par Pomeranz en réponse aux réactions suscitées par son grand livre, The Great Divergence: China, Europe and the making of the modern world economy (Princeton University Press, 2000). Il ne porte pas sur ce dernier ouvrage. Le recueil de trois articles en question s’ouvre sur une substantielle introduction (25 pages) due à Philippe Minard. Le moins que l’on puisse faire sera de louer le côté didactique de ce recueil : tant les trois articles de Pomeranz lui-même que l’introduction reprennent tour à tour, sous un éclairage légèrement différent, les principales thèses du livre qu’ils défendent ; impossible donc de ne pas les saisir. Celles-ci sont articulées autour de deux arguments principaux : si la révolution industrielle s’est produite en Angleterre plutôt que dans la région du Bas-Yangzi en Chine, c’est parce que l’Angleterre a pu surmonter les limites agricoles (ou écologiques) de son territoire par l’utilisation de l’énergie fossile (le charbon) d’une part, et d’autre part recourir aux importations de produits agricoles en provenance de son empire d’Amérique du nord. Le charbon était à fleur de terre et à proximité des régions consommatrices, l’empire offrait en abondance la terre manquant en métropole. Le Bas-Yangzi, qui au 18e siècle avait un niveau de développement largement équivalent à celui de l’Angleterre, n’a pas eu cette chance : le charbon était loin (et ce à une époque sans chemin de fer), et les régions périphériques (la Chine du nord et de l’ouest) manquaient elles-mêmes de terre. Le système vertueux qui s’est mis en place entre l’Angleterre et son empire (d’où le titre du livre) n’a pas pu se faire ici. D’où le retard que la Chine prendra au 19e siècle (mais pas avant, insiste Pomeranz).

[1] (qu’on me permette de laisser les noms japonais dans leur ordre normal, patronyme en premier, comme Pomeranz le fait pour les noms chinois). La tradition de l’économie politique européenne nous enseigne : augmentez l’apport de l’un des trois termes de la trilogie, et vous aurez naturellement, pour chaque unité de ce terme, une baisse relative des deux autres ; soit, si c’est la terre qui abonde comme dans le cas de l’Amérique du nord, une extensification ; et inversement. Mais en réalité, pour des raisons géo-historico-culturelles, c’est-à-dire mésologiques (fûdoteki, comme l’écrit Tamaki), le jeu des trois termes n’est pas libre ; il tend toujours dans un certain sens. En Asie orientale, où domine la riziculture, l’irrigation joue un rôle déterminant.

Cela se traduit par un ensemble d’aménagements collectifs et cumulatifs qui invalident les notions européennes classiques de rente et de propriété foncière privée. Il ne peut en effet y avoir de propriété privée au sens strict quand la fertilité du sol dépend directement d’un bien géré collectivement (un capital social cumulatif), à savoir le système hydraulique. Le capital agricole est fondamentalement duel : un capital foncier régional qui est public, et un capital d’exploitation qui est individuel. Ces deux termes ne s’entre-stimulent pas quand la réalisation et la gestion du système hydraulique, affaire de l’État, échappent au contrôle des producteurs, ce qui était largement le cas en Chine ; mais au Japon, où les communautés rurales (dans lesquelles le public et le privé se compénètrent intimement) avaient la haute main sur ce système, la productivité des rizières a été très tôt exceptionnellement élevée. Elles ont littéralement construit leur milieu, fûdo (significativement, à la différence des champs, on dit en japonais « faire » [tsukuru] et non pas « cultiver » [tagayasu] une rizière). Dans ces conditions, la rizière est moins un bien naturel, procurant une rente, qu’un capital fixe ; et l’accumulation sociohistorique de ce capital, via d’incessantes bonifications, réduit à peu de chose la rente différentielle : les différences de fertilité s’effacent, car la fertilité est artificielle. L’une des conséquences en est qu’investir une unité de travail supplémentaire dans la rizière rapporte davantage que d’investir la même unité à la périphérie, sur de nouvelles terres. C’est intensifier le capital ; d’où une dynamique territoriale, sociale et économique foncièrement différente de celle du cas européen.

Ce genre de considérations est absent du raisonnement de Pomeranz. Or, pour autant que le rapport terre/capital/travail ait un rapport avec la révolution industrielle, comme sa propre interprétation y conclut, et pour autant qu’il s’agisse de comparer l’Angleterre au Bas-Yangzi, ce qui est également le cas, il aurait fallu s’engager dans une telle remise en cause des cadres ordinaires de l’économie politique européenne.

Cette critique en rejoint une autre. L’interprétation de Pomeranz fait à l’excès abstraction de considérations culturelles, et en particulier du rôle de la révolution scientifique en Europe. À l’en croire, au fond, c’est parce qu’on avait besoin de pomper l’eau dans les mines anglaises que l’on en est venu à développer des machines à vapeur qui, petit à petit, sont devenues suffisamment pratiques et fiables pour devenir des locomotives ; etc. C’est là fermer les yeux sur le ferment de toute innovation dans les sociétés humaines, à savoir une vision du monde ; pour tout dire : sur le fait que, pour des sujets humains (comme du reste aussi pour des sujets animaux), les choses ont un sens, un certain sens, que l’on s’efforce de déployer du fait même que l’on est en vie. Et si Pomeranz minimise les effets de la révolution scientifique, c’est pour la même raison qu’il ne remet pas en cause les termes de l’économie politique européenne dont, bien que californien et sinologue, il a hérité. En somme, il ne remet pas en question le sens des choses.

Cette critique, bien entendu, n’amoindrit nullement la valeur intrinsèque de son argumentation. Simplement, si celle-ci apporte des lumières indispensables sur l’immense question qu’est le différentiel qui s’est alors instauré entre l’Europe et la Chine, ces lumières ne sont pas suffisantes. Un peu plus d’herméneutique de la vision orientale de l’existence et du lien écouménal (celui de toute société humaine à l’étendue terrestre) eût été nécessaire pour comprendre pourquoi la révolution industrielle ne s’est pas déclenchée sur les bords du Yangzi plutôt que dans le pays de Bacon et des enclosures.

Résumé

Le présent commentaire porte sur un petit ouvrage, recueil de trois articles qui furent publiés par Pomeranz en réponse aux réactions suscitées par son grand livre, The Great Divergence: China, Europe and the making of the modern world economy (Princeton University Press, 2000). Il ne porte pas sur ce dernier ouvrage. Le recueil de trois ...

Bibliographie

Notes

[1] Tamaki Akira, Fûdo no keizaigaku (Mésologie économique), Tokyo, Shinhyôronsha, 1976. J’ai utilisé la théorie de Tamaki dans une interprétation globale de la spatialité japonaise, dans des termes que je résume ici. Voir Augustin Berque et Maurice Sauzet, Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004, p. 67.

Auteurs

Augustin Berque

Géographe et orientaliste, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il a travaillé à construire une mésologie (étude des milieux humains, comme relation géo-ontologique des sociétés humaines à leur environnement); ainsi dans Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 ; La pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008 ; Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Félin, 2010; Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.

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Sérendipité.

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