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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La « résistance » dans les arts contemporains.

Notre conscience du différend [1] social et politique, à l’échelle du pays, comme à l’échelle de la planète, se trouve attisée depuis quelques temps. D’ailleurs, l’existence de victimes de plus en nombreuses (outre celles du chômage, celles de la précarité et de la « mobilité ») des politiques menées ne devrait pas diminuer cette conscience. Mais comment penser une résistance accordée au sens du différend ? De la même manière que dans un numéro récent d’EspacesTempsLesCahiers, nous avons proposé une réflexion sur le sens de la transmission dans les arts contemporains, nous proposons ici de nous pencher sur un autre aspect de ces pratiques, celui de la « résistance » aux normes et aux catégories artistiques et esthétiques. Peut-être pourra-t-on y puiser des ressources pour penser des « résistances » plus globales, la première concernant essentiellement la conversion d’une partie de la culture et des arts européens contemporains en produits institutionnels ou en instruments du pouvoir politique destinés à asseoir un modèle d’unité ou de « lien social » ? Ces pratiques, nous semble-t-il, nous enseignent actuellement quelque chose sur ce thème de la résistance, son objet et ses modalités, la nécessité de son changement d’échelle, d’optique et de moyens.

Un héritage périmé.

Tout d’abord, nous pouvons puiser dans l’analyse des batailles actuelles, internes à la sphère européenne de la culture et des arts, les moyens de repérer, à côté d’attitudes d’indifférence, de complicités avec le maintien de l’ordre établi ou d’adhésions aveugles aux usages autorisés de la culture et des arts, les références cruciales en matière de pratiques de résistance (objet, organisation).

Aujourd’hui, en effet, toute théorie de la résistance ou du négatif– si une telle théorie est envisageable en général tout autant qu’à l’égard d’une sphère de la culture et des arts dominée par l’instrumentalisation du déversement continu et de la consommation d’images– se heurte d’emblée à deux obstacles tenant à notre histoire récente, qui est aussi, à plus d’un titre, celle du processus de mondialisation. N’est-il pas vrai qu’une telle théorie doit, en effet, prendre sa place entre une théorie et une pratique réactives de la résistance– réactives parce qu’elles mettent en avant une désillusion qui n’a rien à proposer en échange, sinon la glorification du passé– et une théorie révolutionnaire de la résistance– une théorie liée à l’esprit moderne, à un projet d’émancipation et d’engagement universalistes– dont la crédibilité ne semble plus de mise ?

Sans conteste, il est possible de refuser d’ancrer le choix de résister dans le thème réactif d’un pessimisme radical, dans le thème d’une décadence soi-disant suscitée par les orientations de la culture contemporaine. La culture et l’art contemporains, par exemple, ne nous font pas vivre, de façon unidimensionnelle, dans l’enfer de l’éphémère, de la mode, de l’inessentiel et de l’inutile, disons du « désœuvrement » permanent, c’est-à-dire soumis aux seuls rythmes des industries culturelles, ainsi que beaucoup l’affirment un peu lestement. Ce sont là les prémisses dont les philistins de la culture (avec leurs protestations de lettrés nostalgiques ou d’esthètes outragés par la disparition d’un prétendu âge d’or de la culture) concluent qu’il faut résister à LA « décadence ». Ils voient une essence dans un phénomène. Mais ces prémisses, très unilatérales, sont discutables.

Non moins envisageable est la réfutation de la thématique d’une résistance révolutionnaire actuellement requise, en tout cas lorsqu’elle est reprise à l’identique d’une ère dépassée. Car le paradigme révolutionnaire moderne– tant qu’il n’est ni interrogé ni retravaillé– n’est pas sans avoir quelques défauts dont ce siècle témoigne. Au demeurant, si on y tient encore, il convient de prendre « révolution » en un autre sens que jadis (l’acte de rupture qui instaure d’un coup le soleil radieux d’un nouveau monde). Quoiqu’il resurgisse parfois dans les arts, ce thème y fait d’ailleurs l’objet d’une analyse nouvelle, attachée à dénouer de surcroît les liens mimétiques qu’on a longtemps prétendu imposer aux arts dans leur rapport avec la société (croyant qu’une révolution s’exporte dans toutes les sphères de la société simultanément).

Car en marge de ces deux voies, il existe effectivement des œuvres qui se rebellent et qui « résistent ». Sans s’imposer de revenir en arrière vers un hypothétique âge d’or, sans s’appuyer sur le projet d’un avenir délibérément modélisé. Davantage même, ces œuvres (ou attitudes et performances d’artistes, sinon des œuvres, et qui ne sont pas non plus des « détachements » branchés) exposent des résistances grâce auxquelles nous pouvons répondre « oui » à la question posée par le critique d’art Thierry de Duve : « l’activité artistique peut-elle maintenir une fonction critique maintenant qu’elle est coupée d’un projet d’émancipation ? » (« La Fonction critique de l’art », dans L’art sans compas, Paris, Cerf, 1992).

Lorsqu’on examine ces œuvres, on s’aperçoit qu’elles nous proposent des déplacements, assez marquants, par rapport aux voies précédemment citées : par exemple, il est des œuvres d’art qui, de nos jours, résistent à ce qu’on veut leur faire dire ou déçoivent ce qu’on veut leur faire faire, dans le cadre des processus d’esthétisation de la société contemporaine [2]. D’une certaine façon, elles « luttent » contre les directives des agents culturels et la réduction des ouvrages d’art et de culture à des produits culturels destinés à résoudre les difficultés politiques des sociétés européennes ou à réduire les fractures sociales qui les traversent. Quels sont les paramètres de cette résistance, quels en sont les réussites ou les échecs ? A nous de le déceler.

Objet et mode de résistance.

Mais, puisqu’il doit être question de « résistance », un bref exercice de pensée, préalable au développement, s’impose. Quelle signification prêter à ce substantif ou au verbe auquel il renvoie ? Certes, il y a « des » résistances, et nul ne résiste à l’épreuve du temps comme il résiste au nazisme. Néanmoins, quand bien même toutes les résistances ne s’équivaudraient pas, il faut surtout comprendre qu’il n’existe pas de résistance « en soi ». La résistance contribue toujours à définir un exercice de négation déterminée. Exalter « la » résistance pour la résistance ne mène évidemment nulle part !

Quelqu’un résiste donc toujours à quelque chose, et d’une certaine manière, afin de ne pas se retrouver dans une situation désagréable. Ce qui, au passage, prouve au moins qu’il n’a pas totalement cédé à la réification, qu’il n’est ni passif ni une chose. Mais bien plus exemplaire est évidemment la résistance de celui qui considère que ce qui (une forme, un État, un code, etc.) existe actuellement et domine constitue un horizon dépassable, mieux même, doit être dépassé parce qu’il impose un ordre mortifère. En ce sens, un certain radicalisme– un certain exercice de la négation– est inséparable d’une manière d’accomplir de l’histoire. Ainsi, dans la sphère de l’art (en général) et de l’esthétique, il est possible d’aller à contre-courant des formes imposées (l’académisme), d’une éducation de la sensibilité, les artistes peuvent se rebeller contre le schéma atelier-galerie-musée, ils souhaitent parfois résister au diktat du marché de l’art, refusant de demeurer indifférents devant ce qui se déroule, tout en promouvant autre chose.

Une chose est certaine, un modèle de résistance culturelle, artistique et esthétique ne saurait jamais être donné d’avance. La résistance se construit à chaque fois, contre quelque chose, grâce à quelqu’un ou quelques-uns, au sein de conditions spécifiques et de réactions particulières (le risque d’être rangé sous la catégorie d’excentricité), et en vue de quelque but, rappelant à tout moment que la culture et les arts ne mènent pas une existence retranchée, à l’abri des conflits.

Il importe de pousser ce propos le plus avant possible, dans la mesure où il est trop facile de croire que la culture et l’art sont « en soi », presque par nature, contestataires ou résistants. Dans la mesure, encore, où on ne voit pas bien par l’effet de quelle sacralisation on pourrait soutenir que l’artiste (tout artiste) remplirait « en soi » une fonction négative, qu’il serait, veilleur ou vigie, un sujet révolutionnaire « en soi » face à une société platement réifiée. Dans la mesure enfin où la raison nous échappe qui ferait systématiquement de la culture et de l’esthétique une machinerie subversive ou transgressive de l’ordre établi (ou des codes). En dépit de beaucoup d’œuvres, trop d’exemples prouvent le contraire.

La résistance au quotidien.

Non seulement il n’existe pas de modèle de résistance, mais encore la résistance se construit parfois sous des formes peu spectaculaires. Tel est le cas d’un aspect particulier de tout un pan de l’esthétique contemporaine, qui retient rarement l’attention. Et il retient peu l’attention parce qu’il reste fondé sur un principe somme toute classique. Il s’agit des œuvres dans lesquelles se condense une problématique des effets de l’œuvre d’art sur le spectateur. A cet égard, les formes et les matières artistiques elles-mêmes, sans coup d’éclat, peuvent, il est vrai, résister quotidiennement à la réification qu’on leur impose.

Nous voici d’ailleurs renvoyés à la conscience moderne d’un art qui sans cesse brise silencieusement les vœux de ceux qui veulent voir se répéter constamment le statu quo « esthésique » et esthétique [3]. Dès lors que la conception de l’art est délivrée de la version mimétique qui plombe le regard sur les pratiques, émergent des lectures plus dynamiques des œuvres, parmi lesquelles celle qui permet de remarquer que l’œuvre d’art ne doit qu’à elle-même le processus de sa manifestation hors duquel toute intervention se fait manipulation. D’où résulte que l’on peut citer quelques modalités de la pratique artistique qui constituent presque un modèle de résistance quotidienne susceptible de réfuter la norme d’une unité du goût et d’un apprentissage immédiat des sens, norme qui contribue à définir une des formes de la réification de la culture et qui faisait dire à Gogol que les âmes habituées sont des âmes mortes.

Parmi ces résistances : la force des pratiques artistiques mise à résister à l’imposition de directives, ou du moins à en jouer quand l’artiste ne peut faire autrement ; la puissance de l’œuvre qui, fonctionnant comme telle, se regarde en ce que, de son fait, l’ordre esthétique habituel du monde ou des sens se brise soudain, et de nouveaux repères spatio-temporels se constituent (la mise en œuvre de l’œuvre rompt même « esthésiquement » avec le déjà-là de l’espace et du temps) ; la capacité des œuvres à s’opposer à ce qui est déjà-vu, déjà-fait, etc., lors même qu’on croit à une identité-continuité de l’œuvre d’un artiste ; l’ouverture infinie de l’œuvre (polysémie) et sa manière de déjouer les tentatives de réduire ses significations ou les discours qui veulent en énoncer la signification en raccourcissant par trop la distance œuvre-spectateur (« toute œuvre présente une résistance au lecteur », écrit le poète Raymond Queneau, dans « Drôle de Goût », n°11 de Volontés , novembre 1938) ; la résistance, par ses moyens propres, au respect dont on veut l’entourer et dans lequel on veut la figer, quand elle ne résiste pas à son auteur et au lieu où elle est placée (donnée).

En quoi, tout compte fait, chaque œuvre résiste constamment et effectivement à l’ordre qui la met en place, mais silencieusement. Nous en avons un excellent exemple dans les problèmes soulevés par l’art public, puisque beaucoup d’œuvres sont placées dans les lieux publics seulement à titre de décor (réification ?), dans l’univers de la rue qui est soumis à des rationalisations extrêmes (efficacité, voitures, etc.). Et pourtant, beaucoup d’entre elles (sans qu’il s’agisse de toutes) résistent, font de leur côté de la politique, fabriquent de l’hétérogène dans l’uniforme.

La négativité radicale.

Il faut dorénavant pousser la cartographie des résistances que nous entreprenons ici bien au-delà de ce résultat. Décrivons une autre activité de résistance, révolutionnaire, liée à la pratique et à la théorie de l’art strictement « moderne ». A partir d’une subversion complète des codes unifiants établis d’autorité par les académies, opérée grâce aux œuvres et aux manifestes des collectifs d’avant-garde, elle entre en osmose, depuis la fin du 19e siècle, avec un autre idéal de société, celui des « socialismes ». Parfois, mais plus récemment, elle décline une expérience de l’underground, et plus souvent peut-être une esthétique négative, au sens codifié par le philosophe Th. W. Adorno (d’un art conçu comme anti-thèse de la rationalisation dans les sociétés du capitalisme avancé, et simultanément anticipation d’une vie libérée de la domination), voire à une esthétique libidinale à la manière du philosophe Herbert Marcuse. Encore ne citons-nous pas, pour ne pas alourdir ce texte, le philosophe Georg Lukacs, ou quelques autres encore.

Quand bien même cette forme de résistance serait donc intimement liée au providentialisme social et politique de la culture et des arts déployé par ces « socialismes », qu’est-ce que résister dans ce cas, sinon refuser de se plier à l’autorité uniformisante du passé, tout en révélant un futur dans l’urgence inscrite dans le présent d’un acte imposé par la nécessité de se défaire du statu quo ? La fixation sur l’art du centre de gravité de la révolution constitue l’un des traits les plus frappants de l’histoire de l’art moderne et de ses dynamiques collectives. Et ce n’est pas un des aspects particuliers d’un courant marginal. C’est un aspect général d’un courant principal. Surtout parce que ce mouvement accompagne une révolution sociale et politique. La lutte pour la libération des hommes, dit-on dans ce cas, ne doit laisser intacts ni les formes ni les contenus culturels. Autant dire que la révolution ne se cantonne pas à être une révolution des formes esthésiques et esthétiques, des académismes, des systèmes symboliques. Elle doit même être conçue comme une révolution générale organisée par le truchement de la révolution des formes. Le Surréalisme, instauré alors comme groupe révolutionnaire d’avant-garde, n’a pas dit autre chose, lui qui a confondu la révolution dans les arts avec la révolution de la société, en croyant que la révolution dans les arts était une révolution de la société entière.

Cette forme historique de résistance, qui revêt la forme d’un engagement [4], encourage à produire des formes censées transformer le monde (depuis le ready-made, cet objet de résistance aux classifications artistiques traditionnelles sous l’apparence banale d’un objet usuel, qui oblige à redéfinir la relation de l’art à la réalité, et les conventions qui fondent l’art, jusqu’à l’art qui transforme l’existence) ou des œuvres qui prennent la voie de la résistance aux industries culturelles et à la publicité. En ce dernier cas, les arts montrent, depuis longtemps, qu’ils disposent encore de ressources pour faire opposition à la domination du marché, de la consommation culturelle (ainsi qu’au consommateur culturel au comportement réifié et fétichisé) et de la publicité (c’est encore la démonstration d’Adorno face à l’œuvre de Samuel Beckett, Ô les beaux jours, dont il fait la reproduction mimétique d’un slogan publicitaire sonnant pourtant le glas d’un monde en ruine).

À ce titre, contrairement au discours commun selon lequel nous traverserions une période de vide culturel et esthétique, on peut souligner dans nombre d’œuvres contemporaines désormais plus solitaires (Hans Haacke, Bruce Nauman, Maurizio Cattelan, Antoni Muntadas, etc.) l’existence de tout un pan de recherches portant toujours sur cette thématique révolutionnaire de la résistance (« esthésique », esthétique et politique, ainsi que le pratique Frédéric Coupet dans La Mort du politique, 1996). Œuvres imperceptibles par ceux qui veulent réduire le domaine des arts au seul consensus esthétique ou aux canons classiques. œuvres qui ne sont pas forcément des œuvres d’une « pensée du deuil » (selon l’expression de Jacques Rancière, Le Partage du sensible , Paris, La Fabrique, 1999, p. 8), même si elles ne comportent plus de signes d’appartenance à un groupe « révolutionnaire ».

Le sens du différend.

Pourtant, de nos jours, la culture de la modernité ne dispose plus de facilités semblables à celles dont elle disposait auparavant. Souvent, elle ne correspond plus qu’à un ensemble de spéculations vides, tant dans ses objets que dans ses modalités. Résultat d’une conjonction de raisons dont l’évocation nous mènerait trop loin, elle voit son espace contesté par une résistance à sa résistance et à ses constructions. A tort ou à raison, elle est dénoncée pour cause de retournement en son contraire, pour être devenue une entreprise imposée et « totalitaire ». C’est là le thème le plus percutant de la réflexion postmoderne. Du moins, pour ce qui nous intéresse ici, de la postmodernité au sens défini par le philosophe Jean-François Lyotard, et non celle du simulacre ou de la simulation cynique, selon laquelle tout ayant déjà été fait, il ne reste qu’à répéter indéfiniment ce qui existe (l’avenir peut attendre). La postmodernité du différend, quant à elle, pousse à entrer dans une résistance d’une autre sorte, toute tissée d’exaltation pour le multiple (c’est son objet), pour des singularités expressives (c’est sa modalité) dans l’excentricité et la dislocation sublime de l’uniforme [5]. Ses pratiques se détachent du monde précédent, déclaré trop uniformément moderne, en instaurant des œuvres capables de réfuter l’unicité, disséminées alors dans des lieux aspirant à la synergie des dissidences.

Livrons-nous à la lecture de l’ouvrage Le Postmoderne expliqué aux enfants (Paris, Galilée, 1986), et particulièrement à l’exploration du chapitre consacré à la Glose sur la résistance. Qu’y découvrons-nous ? Un commentaire qui porte, non sans malice parfois a-moderne, sur le roman, 1984, de George Orwell. Il livre un tour d’horizon postmoderne du statut de résistance-dissidence d’une « hétérotopie » particulière [6], l’écriture littéraire, dans sa fonction de réinvention du monde à l’encontre du « grand récit moderne ». Lyotard veut y faire droit à l’idée selon laquelle l’écriture littéraire « ne peut coopérer, même involontairement, à un projet de domination ou de transparence intégrale », puisqu’elle a pour mérite décisif d’introduire du divers dans ce qui veut s’imposer comme identique.

Dès lors, la littérature se manifeste fort bien sous la forme d’un mode de résistance. Mais, ce n’est pas tout, ou pas suffisant. Car le commentaire se poursuit en tentant une analyse de la rédaction d’un journal personnel tenu par Winston, le héros du roman. A l’intérieur du roman par conséquent, l’écriture se mue aussi en « un premier acte de résistance », dont la suite du roman nous montre les conséquences ou les inconséquences.

Il est néanmoins aisé de constater que cette affaire littéraire, contribuant à offrir une référence à une politique philosophique des micrologies (des formes de résistance absentes de tout projet révolutionnaire soutenu par un parti politique, au sens moderne de ces termes), ne se présente pas sans limites. Toute l’énergie de cette technique (l’écriture) ne surmonte pas si aisément ses faiblesses, dès lors que la « littérature » n’arrive pas à se retenir complètement de parler la langue imposée par le pouvoir. Il lui arrive d’annuler aussitôt les bénéfices d’une résistance entreprise sans soutien militant. Ainsi la plus grande part des propos de Lyotard portant sur l’idée de résistance se conjoint, pour autant qu’elle euphémise les enjeux mis à plat, dans la conséquence suivante : « Dire ce que la langue sait déjà dire, cela n’est pas écrire ». Le bon axe de résistance ne se trouve pas aisément.

Quelle est donc la valeur de cette forme de résistance ? Quelle est son efficacité ? Ce serait à examiner. En tout état de cause, le propos développé sert actuellement de modèle à des œuvres individuelles, celles de l’architecte Frédéric Borel, par exemple, qui ne sont pas les moins représentatives :excentrées, feuilletées par rapport au modèle de l’uniforme. Bref, un activisme alternatif à l’unicité que l’on croit requise de la part de la modernité ! Mais relative à des conditions historiques, sans doute, périmées.

De nouvelles conditions de résistance.

En effet, depuis quelques années, la mondialisation– impossible à réduire à la seule « disparition » du communisme ou à la seule extension des marchés– change fondamentalement les conditions du débat sur la résistance culturelle et artistique, comme elle change certainement la nature et l’objet de la résistance, l’exercice même de la négation dans cette sphère de la culture et des arts. Nous savons déjà que l’hypothèse révolutionnaire (au sens indiqué ci-dessus) n’est plus crédible telle quelle. Nous entrevoyons aussi que les idéalités compensatrices se sont dissoutes. Enfin, les stratégies d’opposition méritent d’être affinées (sur tous les plans, notamment politique et, en ce qui nous concerne ici, esthétique). Si des mouvements sociaux, à l’évidence, indiquent cela sur un plan global (Attac), la sphère de la culture et des arts n’échappe pas non plus aux modifications en cours. Encore convient-il de préciser qu’on peut examiner ces changements avec nostalgie, comme on peut en déduire la nécessité d’esquisser une réinvention du monde…

Au demeurant, il existe bel et bien des œuvres d’art qui ne se résignent à rien, qui transmuent la mondialisation et notre nouveau rapport à l’histoire en un objet de travail et de critique. Des œuvres qui prennent à leur charge le réseau Internet afin de le mettre au service de la cause artistique, ici et maintenant, et d’un échange avec les « autres » sphères artistiques (non-européennes). Des œuvres qui disposent des relations sociales ordinaires pour mieux les faire valoir. Des œuvres, enfin, qui contribuent à dresser une analytique de la mondialisation (Thomas Hirchhorn) ou des œuvres qui résistent aux sollicitations de la World culture (ainsi que l’explique l’article de l’anthropologue Marc Augé, publié dans le catalogue de la Biennale de Lyon, 2000). Toutes ensemble, elles redéploient le panorama des objets et des formes de résistance envisageables de nos jours, au sein de ces nouvelles conditions historiques. Elles répondent par des faits à la question de savoir si l’on peut encore « faire » quelque chose aujourd’hui, en l’absence d’une thématique de l’histoire universelle.

Peut-on pour autant en rester à ces faits sans engager une réflexion plus approfondie portant sur le champ couvert par ces nouveaux objets et modes de résistance décelables dans les œuvres d’art contemporain ? Non. Et même, en dehors des œuvres directement concernées par le sujet, dont par ailleurs nous examinerons ci-dessous les orientations, l’efficacité et les suggestions, il faudrait derechef situer un ensemble d’œuvres qui creusent des brèches dans l’unanimité non réfléchie des goûts, dans les consensus passifs dominant les émotions, et dans l’expérience des esthétisations si nombreuses de nos jours, en tout cas depuis qu’elles servent de palliatif à ce qu’il est convenu d’appeler la dissolution des repères.

En somme, sans pour autant disposer d’une théorie politique révolutionnaire, d’une référence à un engagement partisan, ou d’une théorie de la révolution de la société par la culture et les arts, des œuvres manifestent le souci de ne pas respecter le statu quo artistique et esthétique. Elles ne sont pas lâches, puisqu’elles « s’engagent », même si elles ne sont pas héroïques (puisqu’elles ne prônent plus « la révolution »). Elles « créent » quelque chose, émanant du sein de groupes informels, organisés en archipels, même si elles ne prétendent plus acclamer « le » changement.

Elles se divisent en deux catégories (poreuses) : des œuvres qui résistent à l’esthétisation du monde et des œuvres qui résistent à l’instrumentalisation des arts par l’État. En réalité, deux faces d’un seul et même problème. Dans le premier cas, il s’agit de résister au communicable, à la fabrication d’une « esthésique » uniforme, d’une sensibilité soumise aux normes ; dans le second cas, il s’agit de résister aux politiques culturelles au nom de la responsabilité des citoyens.

Résister à l’esthétisation du monde.

Nul n’ignore que l’un des résultats les plus flagrants de la mondialisation se repère dans la réorientation des stratégies des États vis-à-vis des citoyens : processus auquel j’ai, ailleurs, conféré le nom de « esthétisation de la société et de la politique ». Une telle esthétisation contribue à définir des manières de réenchanter le monde, destinées à aider à éviter les explosions sociales au moment même où se constate une perte de crédibilité des grands récits modernes. Elle vise à séduire et rassembler par des moyens « esthésiques », afin de contourner, sans les décevoir totalement, les demandes de prise de responsabilité émanant des citoyens et des citoyennes. Ce processus d’esthétisation, au sein duquel joue la prolifération indifférente des images ou certaines faveurs accordées aux pratiques « esthésiques » dans la rue lorsqu’elles sont utilisées par les pouvoirs pour esthétiser les relations sociales, sont devenus dominants dans la vie sociale et politique.

Frôlant des perspectives esthétiques, ce processus « esthésique » ne peut pas ne pas rencontrer les œuvres d’art et les artistes contemporains. Et obliger ces derniers à prendre des distances avec eux-mêmes – s’ils décident de ne pas y sacrifier à l’instar des esthétisations des cultures artistiques « autres » (Gabriel Orozco), des esthétisations de l’exploitation des employés chez Martin Parr (Japanese Commuters, 1997) ou des mœurs sexuelles chez Andres Serrano, et à certains égards des relations humaines dans les travaux d’Oliviero Toscani. Ce processus finit donc par imposer l’organisation d’une résistance de la part de certains artistes. De surcroît, il induit la confrontation des œuvres d’art contemporain et des pratiques de cette postmodernité qui est, cette fois, celle des simulacres, de la postmodernité esthétisante, de l’individualisme postmoderne et des loisirs culturels de l’âge médiatique audiovisuel. De cette confrontation émergent des œuvres qui récusent les esthétisations, qui mettent en cause l’adhésion naïve à l’expérience d’esthétisation imagée de toutes choses, à la domination de la communication flatteuse et du consensus « esthésique ».

Ces formes artistiques, par la résistance et les effets esthétiques qu’elles produisent, offrent un poste d’observation critique sur les restructurations de la sphère culturelle contemporaine. Elles mettent notamment l’accent sur la multiplicité des pratiques actuelles et sur le déploiement flagrant de « petits récits » destinés à reconstituer de l’histoire malgré des grands récits en déclin (ce qu’explore très bien Slimane Raïs, En faire une histoire, 1997).

Mais plus délibérément, elles mettent les œuvres elles-mêmes en conflit entre elles. N’observe-t-on pas un exemple de ce conflit dans l’opposition latente entre la résistance à l’esthétisation de la misère conçue à la manière d’Ernest Pignon-Ernest (Expulsions, 1977 ; des sérigraphies d’hommes et de femmes avec balluchons placées sur des murs à Naples, Paris) et ce qu’on pourrait appeler la « gestion de la détresse » par l’œuvre d’art, même si elle prétend résister, comme il en va chez Sebastiao Salgado (et ces photographies qui tombent dans une formule d’esthétisation de la mort, de l’exil-exode, ou de la misère) ? Nous ne pouvons ignorer non plus l’opposition instaurée progressivement sur ce mode entre l’œuvre de Sylvie Blocher (1993, Humiliées, abandonnées, oubliées, ou Gens de Calais, 1997) et une culotte militaire utilisée par Benetton-Toscani !

A d’autres égards, par rapport à une société qui folklorise les repères et esthétise la mémoire collective, nous ne pouvons pas plus éviter de nous interroger sur la question essentielle de l’appropriation de la Shoah par certains artistes, au risque de l’esthétiser seulement, que nous ne pouvons éviter l’analyse des contradictions de l’œuvre de Jochen Gerz– voire de celle de Krzysztof Wodiczko dédiée aux SDF mais collectionnée par des musées (Bâton d’étranger, 1992), ou celle de Guy Chaplain (Seuil, 1993, à la Cité du Refuge de l’Armée du Salut)– exposant dernièrement à Paris, une des modalités (possible ? certaine ?) de l’esthétisation de la misère dans la rue grâce à l’art public (quand ces modalités ne virent pas tout simplement à la constitution de loisirs publics, d’un supplément d’âme ajouté à un urbanisme défectueux ou à une sociabilité absente).

Cela étant, lorsque les œuvres ne se trompent pas et ne nous trompent pas, elles multiplient les objets auxquels appliquer la résistance, travaillant tantôt sur les exercices des sens (« esthésique »), tantôt sur les exercices esthétiques, tantôt sur le mode de confrontation du spectateur au monde (Matthieu Laurette, Vivons remboursés !, 1997) et aux œuvres, sur la crédibilité que nous accordons immédiatement aux images que nous prenons pour la réalité, etc. Loin des grandes manœuvres révolutionnaires d’antan, ces travaux dispersés– ni monumentaux ni épiques– ne cessent cependant de proposer de contrer les consensus tant par le choix de leur angle d’attaque que par leur dispersion difficile à cerner et à contrôler pour un spectateur qui n’accepterait pas de réformer son éducation esthétique.

Afin d’indiquer l’extension du champ d’investigation, signalons qu’il importe aussi de statuer sur le champ corporel de l’esthétisation. L’esthétisation des corps, de nos jours, par la mode, par la publicité, voire dans la publicité politique, jouit auprès du public de faveurs certaines, contre lesquelles les arts élèvent les droits de l’esthétique du corps. Cette esthétique cherche des fins appropriées et se bat contre la diffusion de normes esthétisantes (sur les traces, sans doute, des classiques de la modernité : Edouard Manet, Pablo Picasso mettant en crise le modèle iconique du corps dans l’art et désidéalisant une certaine perfection physique, en transformant nos regards ; ou des contemporains Bruce Nauman, Jake et Dinos Chapman, Otto Mühl, Made in Eric, travaillant un corps qui n’est plus académique ni organisé ou agencé, mais désirant, déformé, disloqué, malléable, mutant parfois ou un corps devenu ready-made ). Parce que l’esthétisation du corps sacrifie à des fins politiques et défend le statu quo corporel, y compris celui de la mode, en nous obligeant à tout rendre supportable selon le modèle dominant, à faire que rien ne dérange, l’esthétique du corps– façon Orlan par exemple– montre les corps pétrifiés dans l’instantané et démonte la fascination pour la mode.

Résister à l’instrumentalisation.

On peut cependant aller plus loin. En approfondissant, en particulier, le repérage des tensions provoquées par les œuvres dans le contexte politique contemporain. Et encore une fois, sans tomber dans des déplorations continuelles sur le monde tel qu’il va.

En analysant de plus près les processus en cours, il n’y a aucun doute. Plus la mondialisation gagne du terrain, plus l’esthétisation s’étend, plus la démocratie « soft » se répand, plus la culture esthétisée verse dans la fétichisation parce que les résistances diminuent ou disparaissent. On le sait, ce fut le thème du Pavillon français de la Biennale d’architecture (2000, Venise). L’esthétisation du monde de la culture et des arts, l’instrumentalisation de la culture et des arts par les États y était désignée comme l’ennemi du moment, les citoyennes et les citoyens ne s’interrogeant pas sur leurs mœurs et leur consommation. Les textes reproduits sur les murs du Pavillon– « politiquement incorrects »– annonçaient avec brio la nécessité de déstabiliser le discours consensuel portant sur la mondialisation et sur les vertus consensuelles des arts. La subversion de cette instrumentalisation devient une nécessité artistique pour défendre les arts eux-mêmes !

Par quelles procédures ou dispositifs est-il toutefois possible de déjouer la fétichisation des œuvres ? Résistera-t-on à coup de déploiement de « singularités expressives », d’individualités, d’archipels de « créateurs » ? L’artiste Chen Zhen indique à ce propos que « l’idée d’opposition ou de résistance est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était dans les années 60 et 70. A l’époque, résister, c’était lutter ouvertement contre le système, ou donner du fil à retordre aux institutions… J’ai réfléchi à de nouvelles stratégies de résistance… » (« Comment interroger les clichés du champ de bataille culturel ? », dans Art Press, n°260, septembre 2000, p. 23). Et il en découvre dans des manières de procéder– par petits groupes momentanés d’artistes, conjugués en archipels (cf. par exemple la structure artistique ouverte Name Diffusion) – qui attaquent de front les grands projets festifs de l’État contemporain : par des expositions parallèles, des publications alternatives, l’investissement de lieux non consacrés, etc.

En cela, refuser l’instrumentalisation des arts par l’État, cela consisterait à refuser de laisser l’œuvre devenir un jouet d’animation culturelle, et une pièce dans le jeu de la patrimonialisation du monde. Voici par conséquent que les arts se mesurent à nouveau aux diktats des stratégies concoctées dans les politiques culturelles (et non pas seulement dans le commerce esthétisant, ainsi que le pratique encore l’exposition Elysian Fields, notamment en présentant le film d’Antek Walczak, Les risques du métier). Ils parviennent maintenant à dénoncer les entreprises de colonisation tentées par l’État et les collectivités territoriales (ou la Commission européenne).

Au demeurant, au milieu des dispositifs contemporains se trouvent les nouvelles fonctions de la médiation culturelle et artistique. Les « experts » de la culture, experts en déploiement des lieux culturels et en prise en charge du public, utilisent les arts dans des stratégies d’inscription en public d’un sens bien déterminé de la communauté, sous forme d’un mode de vie culturel annexionniste, du tourisme patrimonial ou d’une consommation de loisirs culturels. L’enjeu est très clair : entériner un projet flagrant d’unification politique grâce à la recomposition d’un « sens commun » esthétique superficiellement multidimentionnel. Au risque, tout de même, de développer exclusivement des lieux communs culturels et artistiques, de répandre un sens commun tissé de vénération envers une culture médiatique répétée sans distance. En quoi, ils font faire de la politique aux œuvres d’art et de culture.

Fixons toutefois les termes de l’analyse avec précaution. Il n’est guère question ici de tenir un discours susceptible de tomber dans le regret de voir les centres culturels devenus de simples lieux de consommation (« abêtissement », écrit même le critique Serge Rezvani, dans une interview de Beaux-Arts Magazine, n°196, septembre 2000, p. 52) parce qu’en plus des œuvres ils exploitent une idée de l’art grâce à des « produits dérivés » (« la reproduction (des œuvres) a tué le mystère », ajoute-t-il). L’idée est à la fois plus simple et plus complexe. Elle est plus simple, parce qu’elle ne repose sur aucune nostalgie. Elle est plus complexe, parce qu’elle cherche à soulever les contradictions du moment.

Ce qui devient intéressant, à tout le moins, n’est plus le rapport délicat de l’art et du commerce, comme on semble toujours parler des rapports du bon Dieu et du diable. Mais, c’est le rapport entre l’œuvre et la fonction critique qu’elle peut remplir par sa modeste présence même, ainsi que le travail en archipel des artistes.

Résister encore ?

N’en déplaise à beaucoup, confronter l’art et l’esprit public, multiplier les relations entre l’un et l’autre, élargir le champ possible de leurs rencontres critiques, voilà les enjeux auxquels s’attachent la culture et l’art contemporains, dès lors qu’ils ne sont pas instrumentalisés. Il faudrait sur ce plan évaluer dorénavant les rapports de force entre les uns et les autres : entre ceux qui veulent préserver le primat d’une forme culturelle unique (dominée par ceux qui la maîtrisent) et ceux qui adhèrent à la profusion du travail culturel contemporain susceptible de s’organiser en archipels. Si l’on veut cependant soutenir l’art vivant, dans ses résistances aux péjorations, la question demeure de savoir en vue de quoi il résiste ? Puisqu’un horizon révolutionnaire, ou synthétique, fait défaut, aucun engagement décisivement partisan ne se dessine en lui (sans lâcheté, nous l’avons écrit). C’est sans doute ce qui peut passer pour une impasse (plus flagrante devant certaines œuvres que devant d’autres, par exemple devant le travail de Serge Kliaving, Résistances, Poitiers, 1990, une grenade « Écologie » liée à la phrase : « Du discours à l’action »).

Quelle finalité (en vue de quoi ?) donnera la mesure de l’ampleur des luttes culturelles entreprises ? Et s’il s’agissait seulement d’une émancipation sans visée finale (ou seulement celle de nous apprendre à nous émanciper sans visée finale, au risque d’effets aléatoires, comme c’est le cas des Impromptus de David Medalla), sinon celle de « faire » encore quelque chose, contre toute idée de la « fin », sans rien formuler de définitif !

Comme nous l’avions promis en tête de cet article, la cartographie ainsi dessinée des objets et des modalités de résistance au sein de la sphère culturelle, au demeurant européenne (et susceptible de se préserver des « autres », sauf à les intégrer), nous offre les moyens de réfléchir– par analogie seulement ou par transfert– au type de résistance envisageable dans le cadre global des politiques européennes ou mondiales. Si « résistance » il doit y avoir, c’est primordialement une forme de résistance à l’encontre des consensus masqués sous des esthétisations qui doit émerger. Une résistance susceptible d’appeler des consentements (exprimés réellement et liés à des actes) et non pas des consensus (plus ou moins « sondés » et toujours supposés). En somme, il y a encore de l’utopie dans l’air, en Europe, pour des citoyennes et des citoyens engagés, même si une révolution n’est plus (pas encore ? pour toujours ? pour l’heure ?) envisageable. Cela étant, il serait d’un dangereux effet de croire qu’une telle forme de résistance doit revêtir une manifestation unique et uniforme.

Résumé

Notre conscience du différend1 social et politique, à l’échelle du pays, comme à l’échelle de la planète, se trouve attisée depuis quelques temps. D’ailleurs, l’existence de victimes de plus en nombreuses (outre celles du chômage, celles de la précarité et de la « mobilité ») des politiques menées ne devrait pas diminuer cette conscience. Mais ...

Bibliographie

Notes

[1] Le problème de l’unité peut être posé de plusieurs manières. On peut le poser à partir de sa genèse (pourquoi chercher à unifier du multiple ?), à partir de sa réalisation (comment faire naître une unité à partir du multiple ?), à partir de sa forme (unité-identité, unité des différences, unité en mouvement, etc.). Il reste qu’il importe aussi de savoir ce qu’une unité exclut et comment elle l’exclut. De là le problème du « différend », tel que le pose, par exemple, Jean-François Lyotard (Le Différend, Paris, Minuit, 1983). On appelle « différend » un conflit ou une dispute impossibles à solder dans le cadre d’une loi, car ils signifient un conflit de légitimité. Parmi les dommages infligés à quelqu’un, il faut donc distinguer les « litiges » (qui trouvent leur solution dans le droit) et les « différends » (qui, traités dans le cadre du droit, n’ont pas de solution, sinon à devenir des « torts »). Dans la mesure où le « différend » est apprécié comme conflit de légitimité, le solde relève d’un écart (révolte, révolution, silence, cri, etc.).

[2] La notion d’« esthétisation » fut élaborée par le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940). Elle lui servait à analyser la politique nazie par laquelle le peuple allemand avait à vivre esthétiquement (par des mythes, des images, des symboles) sa dérive vers la mort. Nous avons repris la discussion autour de ce terme et de cette question dans notre ouvrage : L’État esthétique, Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles, Labor, 2000. Pour nous, le processus d’esthétisation a pris une autre forme, de nos jours, dans les sociétés démocratiques. Du coup, la notion d’« esthétisation » désigne à la fois certaines pratiques individuantes et le processus de transfert de l’activité politique sur le plan sensible, émotionnel et distinctif. L’esthétisation est par conséquent le ressort des Tatline, du théâtre, etc.discours sur le « lien social », et celui des pratiques du « consensus ».

[3] La différence entre ces deux termes est essentielle. J’appelle « esthésique », l’organisation culturelle et signifiante des réceptivités et des stimulations sensorielles (synesthésie), liée à une éducation du sentir et de la perception du monde, à une expérience signifiante (médiatisée par le langage) du discernement sensible qui mène à des conduites et à des émotions partagées ou non. J’appelle « esthétique », l’exercice accompli par le spectateur d’art qui ne se contente pas d’un simple état d’esprit mis en œuvre devant un objet quelconque, mais se met en alerte au cours d’une relation avec des dispositifs artistiques qu’il reconnaît comme tels, tout en utilisant des catégories artistiques pour les reconnaître.

[4] La notion d’engagement ne caractérise pas, comme c’est bien connu, la seule philosophie de Jean-Paul Sartre. Elle fonctionne aussi dans toutes les avant-gardes comme l’idée d’un choix qu’il convient d’accomplir à l’encontre du statu quo. De là, l’aventure des ready-made, depuis Marcel Duchamp, ces objets industriels grâce auxquels l’artiste peut entreprendre la critique des stéréotypes industriels, en même temps que la critique du monde de l’art. Pour la période moderne, il faudrait examiner, sous cet angle, œuvre par œuvre, la « résistance » et « l’engagement » de la littérature depuis Robert Musil, celles de la musique depuis Schönberg, celles dela sculpture depuis

[5] Dans un ouvrage déjà ancien, Le champ de bataille postmoderne-néomoderne (Paris, L’Harmattan, 1990), nous avons distingué plusieurs types de postmodernité : une postmodernité réactive (des œuvres qui pratiquent la référence, le collage, l’allusion au passé de l’art, et des manifestes portant sur l’idée qu’il n’y a plus rien à faire sinon à répéter le passé) et une postmodernité du différend (des œuvres qui travaillent sur l’échec de la modernité en pratiquant l’anamnèse de ses principes, et des ouvrages qui cherchent à valoriser des pratiques expérimentales des relations sociales). Le travail de Jean-François Lyotard relève de la seconde voie. Le thème du sublime, quant à lui, en politique notamment, contribue à définir l’idée selon laquelle « il y a toujours quelque chose à faire » même si on ne peut orienter l’action à partir du dessin d’un ordre social futur parfait.

[6] Ce terme est commun à Michel Foucault et à Jean-François Lyotard. On désigne par là (et par différence avec « utopie ») des pratiques politiques (sans référence à l’État) dans lesquelles se constituent des regroupements informels de personnes qui veulent vivre autrement, et qui se proposent de formuler d’autres règles de l’existence sans sacrifier au schéma de la révolution.

Auteurs

Christian Ruby

Docteur en philosophie, Enseignant, Chargé de cours sur le serveur audiosup.net de l’Université de Nanterre (Paris 10), Chargé de cours à l’antenne parisienne de l’Université de Chicago, Membre de l’Association pour le Développement de l’Histoire culturelle, membre du Comité de Rédaction des revues Raison Présente, EspacesTemps et Les Cahiers de l’Éducation permanente (Accs, Belgique). Derniers ouvrages : L’État esthétique, Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles, Labor, 2000 ; L’Art public, Un art de vivre en ville, Bruxelles, La Lettre volée, 2001 ; Les Résistances à l’art contemporain, Bruxelles, Labor, 2002.

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Sérendipité.

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