« Il est très difficile, » écrit Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, auteur d’un ouvrage synthétique et complet sur l’Ethique animale, « de savoir comment les animaux sont traités derrière les portes des laboratoires et dans les grands baraquements fermiers que l’on ne voit jamais que de l’extérieur » (2008, p. 132). Si l’exercice est très difficile, il n’est cependant pas impossible : c’est ce qu’a réalisé une jeune ethnographe, Catherine Rémy (Cnrs, Centre de sociologie de l’innovation à l’École des Mines de Paris), et qu’elle relate dans un livre ramassé issu de sa thèse.
La fin des bêtes est, comme l’indique le sous-titre, une ethnographie comparatiste de mises à mort des animaux, dont je rappellerai tout d’abord les principaux résultats. Le paradoxe apparent, établi dans sa recherche par Catherine Rémy et sur lequel je m’interrogerai ensuite, est que même si l’on a franchi les portes des laboratoires et les murs des abattoirs, la question de savoir comment les humains regardent ou non les mises à mort d’animaux reste centrale, tandis qu’émerge, aux yeux de ceux qui s’autorisent un regard, une résistance animale.
L’éclat de vie animale.
Catherine Rémy a mené son ethnographie de la mise à mort des animaux dans trois lieux, qui sont aussi trois groupes humains, différents dans leur manière de tuer : un abattoir, une clinique vétérinaire et un laboratoire scientifique. L’ethnographe justifie son choix des situations de mise à mort parce que cette activité produirait un « effet loupe » sur la frontière entre les hommes et les animaux (p. 3). Dans cette situation, les acteurs seraient en effet conduits à un travail de catégorisation des animaux plus poussé qu’en d’autres endroits. Dans la lignée d’une ethnographie telle qu’elle a été pratiquée en France, entre autres, par Jeanne Favret-Saada étudiant la sorcellerie (1977) et Albert Piette relatant l’activité religieuse (1999), Catherine Rémy restitue son terrain en déployant une trentaine à une quarantaine de courtes « séquences », finement ciselées, pour chacune des trois situations, et dont j’essaierai autant que possible de rendre compte pour montrer ce que produit la lecture d’un tel ouvrage.
L’abattoir, situé en zone rurale, dans le Massif central, emploie une dizaine de personnes, dont sept abatteurs, deux responsables sanitaires et un agent administratif. L’ethnographe a noté la plupart du temps ce qu’elle observait, situation qui induit des réactions ambivalentes des observés, l’ethnographe étant considérée par intermittence comme un « intrus envahissant ». Il faut souligner, toutefois, et ce point aura son importance par la suite, qu’en ce qui concerne les mises à mort elles-mêmes Catherine Rémy indique que, rapidement, il lui a été impossible de noter en direct le déroulement des opérations, et qu’elle a fait appel à sa mémoire pour retranscrire après coup ce qu’elle a observé.
Dans un abattoir, tout le monde ne tue pas. Cette différence d’activités délimite fortement deux groupes et deux espaces. D’une part, les non-tueurs ne souhaitent pas la présence des tueurs dans leur « territoire ». D’autre part, les tueurs empêchent les non-tueurs de regarder les mises à mort. « Moi, quand je suis arrivé, pendant un mois j’ai pas pu regarder, surtout pour les vaches, j’ai pas pu regarder, » explique ainsi un employé sanitaire (p. 39).
Les « tueurs » et les « non-tueurs » sont ainsi nommés par l’ethnographe et ne s’appellent jamais eux-mêmes ainsi. Un « non-tueur » peut employer le verbe « tuer » pour désigner l’action d’un « tueur » (un responsable sanitaire : « Ils tuent des petits chevreaux », p. 39), ou pour souligner qu’il ne tue pas (un transporteur : « Moi, vous avez compris, je suis pas tueur ! », p. 43). Mais un « tueur » ne revendique pas ce titre. Cependant les « tueurs » peuvent faire part de leur crainte d’être eux-mêmes tués (alors qu’un veau bouge encore, un abatteur dit à un autre : « Tu veux te faire tuer toi !? », p. 56).
Selon les espèces, mais pas seulement, les animaux ne réagissent pas de la même manière alors qu’ils vont être et sont mis à mort. Le mouton est la seule espèce d’animal à ne pas être insensibilisée : ils sont assommés ; ils réagissent peu et ne crient pas (p. 62). Mais deux veaux, relève Catherine Rémy, « ont l’air particulièrement affolés » alors qu’ils sont amenés dans le piège où ils seront abattus (p. 59). Et surtout les cochons poussent des cris stridents, tremblent, se débattent ; ils ont « l’air affolé » (p. 60). Loin d’être devenus des opérateurs travaillant avec détachement, les abatteurs montrent une violence verbale et physique à l’égard des animaux d’autant plus grande que ces derniers « manifestent avec force un éclat de vie » (p. 77). Et « c’est l’“éclat de vie”, plus que la mise à mort elle-même, qui est intolérable pour les hommes, » écrit Catherine Rémy (p. 62).
La clinique vétérinaire, située dans une ville moyenne française, est dirigée par deux vétérinaires, assistés de trois auxiliaires. L’ethnographe assiste aux consultations sans poser de questions, et lorsque l’équipe n’est pas en présence d’un client, elle questionne les acteurs en plus de les observer (p. 85). Selon que le propriétaire de l’animal est présent ou non, l’équipe vétérinaire se comporte différemment. En l’absence du propriétaire, le vétérinaire examine et décide rapidement ou non de « l’euthanasie » (selon le terme employé par le vétérinaire lui-même), tandis que, devant le propriétaire, le vétérinaire accompagne ses gestes sur l’animal de paroles adressées d’une part au propriétaire, d’autre part à l’animal lui-même (p. 87).
Les vétérinaires plaident souvent pour une mise à mort avancée des animaux, dès lors que ceux-ci ont « une maladie grave, un aspect esthétique dégradé ou un âge avancé » (p. 95). L’équipe émet des jugements négatifs sur les propriétaires qui montrent leur attachement à leur animal. Un vétérinaire explique ainsi sa position : « Il n’y a pas d’acharnement thérapeutique pour les chiens ou pour les chats, et c’est ça la différence entre les humains et les animaux » (p. 93). Cependant si les propriétaires demandent une euthanasie, les vétérinaires « ont tendance » à la refuser lorsqu’elle n’est pas appuyée par une « raison nécessaire » (un vétérinaire : « Ils [les propriétaires qui demandent « sans raison » une euthanasie] n’ont qu’à prendre leur responsabilité, je ne vais pas donner un coup de piqûre comme ça, ils n’ont qu’à tuer eux-mêmes ! », p. 95).
Dans le laboratoire scientifique où s’est rendue Catherine Rémy, plusieurs espèces d’animaux sont présentes : des rats, des lapins, des moutons, des vaches, des primates et des cochons (p. 140). On retrouve, là encore, une différence de traitement des animaux par les humains en fonction des espèces : les cochons sont considérés comme « malins » (p. 158) ; les moutons seraient « bêtes » (p. 164). Mis à part ceux directement en charge du travail, les individus ne regardent pas beaucoup les expérimentations (p. 161), tandis que les abatteurs ne supportent guère la présence de spectateurs lors de la mise à mort (p. 168).
Le travail en laboratoire est fondé sur d’incessants va-et-vient d’association et de dissociation entre les humains et les animaux. Les hommes et les cochons « se ressemblent beaucoup », explique ainsi un chirurgien (p. 145). Si les organes des animaux font l’objet d’expérimentation, c’est parce qu’ils ressemblent à ceux des humains. Mais si les animaux sont mis à mort pour avoir accès à ces organes, c’est parce qu’ils ne sont « que » des animaux. « L’existence d’analogies entre l’homme et l’animal, » relève Catherine Rémy, « crédibilise le “modèle animal” comme substitut du “modèle humain” (p. 153). Les éleveurs seraient les gardiens du traitement des animaux, et les chercheurs seraient les garants d’un bien supérieur visé. Les membres du laboratoire ne parlent pas entre eux du bien-fondé des expérimentations scientifiques. Dès lors qu’ils sont soumis à une critique, ils se justifient en faisant appel au bien supérieur commun : « faire avancer la recherche pour sauver des vies humaines » (p. 162).
La comparaison des trois situations fait apparaître que l’acte de mise à mort s’opère toujours, tant à l’abattoir qu’au laboratoire, en étant dissimulé aux yeux de ceux qui ne mettent pas à mort eux-mêmes. Lorsqu’on ne tue pas, on ne regarde pas la mise à mort. En outre, cette règle n’est jamais exprimée ; elle est toujours tacite. Quelle que soit la situation de mise à mort (abattoir, clinique vétérinaire, laboratoire), tous les acteurs la partagent sans jamais la formuler.
Autre conclusion : la manière de mettre à mort est déterminante sur les comportements humains, les « tueurs en série » se distinguant des « euthanasistes » qui tuent avec moins de fréquence et selon des mises en scène singulières les animaux. « Trancher le cou d’une bête pour la faire se vider de son sang n’est pas la même chose que d’administrer une injection létale », souligne Rémy (p. 184).
Enfin, si certains animaux se laissent tuer sans lutter, d’autres résistent. Cette opposition, sur laquelle je reviendrai, crée toujours une augmentation de la violence, tant verbale que physique, des tueurs dans la mise à mort. La résistance des animaux, qui déchaîne la violence des humains, est ce que Catherine Rémy appelle « l’éclat de vie ».
Le regard des humains, la résistance des animaux.
« On ne regarde pas la mise à mort comme on regarde un ouvrier scier une planche », constate l’ethnographe (p. 36). Cette remarque vaut, par extension, pour le lecteur : on ne lit pas des descriptions de mises à mort comme on lirait des descriptions de planches en train d’être sciées. S’il ne parvient pas à poursuivre sa lecture d’une séquence, le lecteur peut détourner ses yeux du texte, sauter quelques lignes de description d’une mise à mort et reprendre un peu plus loin le fil de sa lecture. Car dans ces affaires de tuerie, chacun peut s’interroger sur sa place, malgré la distanciation qui s’opère entre les niveaux : le tueur sur ce qu’il a accompli, l’ethnographe sur ce qu’elle a observé, le lecteur sur ce qu’il a lu.
Dans son fameux texte Animal Liberation, publié en 1973, Peter Singer affirmait que « de même que nous comprenons la conduite d’un bébé humain à la lumière de la conduite d’un humain adulte, nous pouvons comprendre la conduite des autres espèces à la lumière de notre propre conduite (et parfois aussi, nous comprenons mieux notre propre conduite à la lumière de celle d’autres espèces » ([1973] 2004, p. 21). Mais Singer soulignait aussitôt ce problème bien connu des défenseurs des animaux : l’analogie entre les huîtres et les humains (les « animaux humains ») est beaucoup plus faible que celle entre les humains et les mammifères. De manière cohérente, il ressort de l’enquête de terrain menée par Catherine Rémy que plus les animaux sont proches physiologiquement des humains, plus ceux-ci ont du mal à mettre à mort ceux-là (p. 197).
Le point d’appui généralement utilisé par ceux qui combattent le spécisme, ce « préjugé qui consiste à accorder davantage de considération morale au représentant d’une espèce (souvent la nôtre mais pas toujours) pour le seul motif de l’appartenance à cette espèce » (comme l’explique clairement Jean-Baptiste Jeangène Vilmer [2008, p. 47]), est la souffrance animale. La mobilisation de ce critère nous ramène au problème de l’huître (cela concerne bien sûr plus généralement tous les invertébrés et les insectes). La question pourrait être de savoir quand la souffrance serait « négligeable » (« lorsque vous versez une goutte de citron sur l’huître vivante ») et quand elle ne le serait plus (« lorsque vous versez une goutte de produit corrosif dans l’œil d’un lapin par exemple ») ; or chercher à y répondre est probablement vain, estime Jeangène Vilmer (à qui j’emprunte les exemples cités [2008, p. 60]).
Peut-être une façon, non pas de résoudre un tel problème, mais d’y répondre différemment, est d’effectuer un léger déplacement de la souffrance à la résistance, déplacement que l’on peut mener à partir du travail de Catherine Rémy.
Alors qu’elle donne une moindre place aux comportements des animaux qu’à ceux des humains (notamment parce qu’elle parle le même langage et que, les humains étant fort bavards, la retranscription de leurs dialogues les favorisent), l’ethnographe décrit souvent des comportements de résistance des animaux, quelle que soit l’espèce (bien que les moutons soient supposés plus « bêtes » que les cochons) et quelle que soit la situation de mise à mort. À l’abattoir, le contrôleur sanitaire témoigne : « Il y a des bêtes qui résistent ! » (p. 56). Alors qu’il est en route vers le piège où il sera abattu, un veau « arrive à s’échapper et retourne illico à l’étable » (p. 59). Dans la clinique, un vétérinaire obtient de propriétaires qui hésitaient l’euthanasie d’un vieux chien nommé Whisky. Placé sur la table de la salle de pré-opération, « l’animal est prostré, il a l’air d’avoir peur, mais se laisse faire », note Catherine Rémy. Puis Whisky se recroqueville. Ensuite, lorsque le vétérinaire fait l’injection, le chien aboie, bouge, pousse des cris et se débat. Après une troisième injection, le chien s’écroule, mais son cœur continue à battre (p. 100). Dans le laboratoire scientifique, l’un des tueurs attrape une brebis, dont Catherine Rémy dit : « On voit immédiatement que c’est une bête résistante » (p. 169) ; en effet la brebis pousse un râle, puis quand le tueur saisit son couteau pour transpercer les pattes, la brebis réagit violemment, se débat, se secoue dans tous les sens, avant de s’effondrer sur le sol, sous le coup d’une pince à électronarcose.
Peut-être ignore-t-on si les animaux pardonnent aux humains, mais on sait, sans doute possible après l’enquête de Catherine Rémy, que les animaux peuvent résister lorsque les humains les tuent, même dans le cas où ceux-ci considèrent que leur souffrance serait si grande qu’elle nécessiterait une euthanasie, comme dans le cas du chien Whisky. Cela nous amène à remarquer que l’usage du terme « euthanasie » en contexte vétérinaire diffère de celui en contexte médical humain en ce que jamais ne se pose la question du consentement. Cependant si un animal résiste à l’euthanasie que pratique sur lui un vétérinaire, on peut dire que l’animal ne consent pas à mourir. À propos de ce rapport complexe des animaux à la mort et de ce que ceux qui les côtoient peuvent en dire, on mentionnera encore ce témoignage d’une auxiliaire à la clinique vétérinaire : « J’ai l’impression que les animaux sentent qu’on va les tuer, surtout les vieux animaux, c’est comme s’ils laissaient aller leur corps, tu vois, ils sont tout mous » (p. 100).
S’interrogeant sur le regard que porte un animal (en l’occurrence un petit chat) sur un humain dénudé, Derrida avait avoué : « J’ai du mal à supporter que ce qu’on appelle un animal me regarde, s’il me regarde, nu » (2006, p. 90) ; il expliquait être alors transi d’un mouvement de honte, de gêne et de pudeur. Or aucun regard d’un animal n’est jamais mentionné parmi les nombreuses séquences décrites par Catherine Rémy. Il n’est jamais question que du regard des humains sur les animaux, de ce regard sur la mise à mort qui n’est autorisé que pour ceux qui mettent à mort.
Pourquoi les humains, sauf les tueurs, ne regardent-ils pas la mise à mort des animaux ? Catherine Rémy propose une interprétation en réinscrivant ce comportement dans ce qui serait un rapport général à la mort : dans la « modernité », les humains mettraient à distance et dissimuleraient la mort. « Même s’il ne s’agit pas de mort humaine, le processus d’effacement de l’abattage des animaux de boucherie et le secret autour de l’expérimentation animale font penser à cette apparition d’une répugnance pour la mort en général », avance l’ethnographe (p. 191). Cependant, bien qu’il s’agisse d’un lieu commun des sciences sociales, l’hypothèse d’une supposée répugnance et mise à distance de la mort en général, qui caractérisait les « modernes », ne me semble guère solide : pour ne donner qu’un exemple invalidant cette idée reçue, la multiplication en Europe des urnes funéraires depuis les années 1970 au sein même des domiciles privés témoigne que les morts sont beaucoup plus proches des vivants que lorsqu’ils étaient enterrés.
Une autre hypothèse pourrait être avancée pour expliquer pourquoi les humains ne regardent pas les mises à mort d’animaux. « La connaissance de la souffrance, » écrit Luc Boltanski (1993, p. 38), « pointe vers l’obligation d’assistance ». Les seules personnes qui sont autorisées à regarder les animaux en train d’être tuées sont celles qui les tuent parce qu’elles sont aussi les seules à ne pas pouvoir être dans l’obligation de les assister pour qu’elles ne meurent pas. Toute personne ne tuant pas qui serait spectateur de la souffrance et de la mise à mort est confrontée à la question de savoir comment porter assistance à l’animal en train de mourir. Dans cette hypothèse, l’augmentation de la violence des tueurs prend un autre sens, car celle-ci, a montré Catherine Rémy, se manifeste toujours lorsque l’animal résiste, c’est-à-dire lorsqu’on pourrait interpréter son comportement comme une demande d’aide.
La mise à mort des animaux est soustraite aux regards parce qu’elle a lieu alors que se développe ce que Luc Boltanski nomme une « une politique de la pitié, c’est-à-dire une politique qui s’empare de la souffrance pour en faire l’argument politique par excellence », et qui « doit donc pouvoir être instrumentée par une formule permettant de surmonter cette tension en associant dans un même énoncé un monde réaliste rapporté par un spectateur non concerné observant de nulle part et — en tenant compte de l’interdit qui pèse sur la factualité — un monde de personnes affectées dont le concernement est promesse d’engagement » (p. 57).
Un système dans lequel les animaux sont tués, en grandes quantités dans des abattoirs comme en quantités plus petites dans des cliniques vétérinaires et des laboratoires, a un intérêt systématique à se dérober aux regards afin de se soustraire à toute politique de la pitié. Car le dévoilement de la mise à mort des animaux peut suffire, seul, à toucher et engager celui qui en devient le spectateur, et à vouloir aider à ce que dure plus longtemps l’éclat de vie animale.
Catherine Rémy, La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Paris, Economica, 2009.