Dans un contexte classique de représentation en salle, le public se sent relativement « protégé » par la distance qui se joue entre lui et les artistes. La salle est un moyen de faire corps face, mais aussi avec la représentation. Le vécu des artistes d’une même pièce est différent suivant les représentations et témoigne de l’importance de la sensation, de la perception, de l’émotion. Ce qui se joue entre les spectateurs, parmi lesquels le chercheur-observateur participant, et les artistes nous intéresse ici dans un dispositif particulier où l’espace de représentation et de déambulation du spectateur se mêlent. Nous nous attachons à qualifier ces zones de rencontres où les approches haptiques originales mettent au travail une expérience relationnelle et émotionnelle dans la pratique spatiale de déambulation de notre terrain d’étude. Ce contexte d’échange créé par l’artiste va donner lieu à ce que, dans sa conceptualisation de l’esthétique relationnelle [1], Nicolas Bourriaud nomme un « interstice social », à l’intérieur duquel « l’artiste se doit d’assumer les modèles symboliques qu’il expose : toute représentation (mais l’art modélise plus qu’il ne représente, s’insère dans le tissu social plus qu’il ne s’en inspire) renvoie à des valeurs transposables dans la société » (Bourriaud 2001, p. 18). L’espace de l’art crée ainsi des « possibilités de vie » (Bourriaud 2001, p. 47) par la construction au présent de relations avec l’autre participant, voire entre participants.
Entre public et acteurs se dessine cet « espace entre », interstice réflexif et kinesthésique qui devient l’enjeu du dialogue. Nombreux sont les artistes qui s’attachent à construire des dispositifs brouillant les frontières des rôles (spectateurs et artistes) et des espaces (scène et hors-scène) (Coulon 2015). La mobilité effective engendrée est-elle plus à même de capturer/captiver le public et de l’engager ? S’il y a transgression, comme c’est le cas avec la nudité, il y a-t-il pour autant une subversion des hiérarchies, des croyances, des dominations, des relations ? Là où il n’y a pas indifférence, n’y a-t-il pas déjà quelque chose en train de se jouer ?
Nous prendrons pour terrain d’étude l’exemple de la création de la compagnie Thé à la Rue Dévêtu(e), lors du festival In de Chalon-sur-Saône en 2015, qui convoque différents aspects évoqués, avant de prolonger notre propos par une réflexion plus théorique et d’élargir sur les enjeux de la nudité.
Travaillant sur le spectacle vivant en tant qu’historienne, le croisement des sources et l’aspiration à l’exhaustivité m’engage non seulement à travailler à partir des écrits (médias, paroles d’artistes, dossier de presse), des captations, des entretiens suscités, mais aussi en tant que spectatrice afin d’avoir une relation directe avec l’objet-spectacle dont il est question. Si cette expérience tend à éviter les écueils du prisme de la transmission et du point de vue situé, celui du chercheur, qui se veut objectif, n’en est pas moins réel et l’observation participante située. Effectuant mes recherches sur l’espace féministe de la danse et l’importance de la nudité – apparue concomitamment sur la scène occidentale par des artistes n’ayant pas de relations entre eux – depuis les années 1990, je suis allée en spectatrice active « voir » la création Dévêtu(e). Percevant avant même l’entrée des spectateurs que le dispositif original proposait un espace de vécu singulier, de l’ordre de l’engagement du spectateur, à la fois de son identité narcissique et sociale et de l’émotion partagée face à l’inconnu ; ma posture de spectatrice s’est muée en celle d’observatrice participante, attentive à l’esthétique relationnelle centrée sur « la sphère des relations humaines » (Bourriaud 2001, p. 46) et inscrite à un instant t dans un important festival de rue. Mon propos consiste à analyser le rapport entre corps, expérience et spatialité, informés par l’émotion du sujet-spectateur (spect’acteur) ainsi que la positionnalité du sujet-chercheur engagé dans le process de la pièce en train de se dérouler et de comprendre le projet politique-identitaire à l’œuvre. On peut alors émettre l’hypothèse d’un art relationnel participant au « tournant spatial », rupture épistémologique amorcée à partir des années 1970, ainsi définie par Christian Jacob : « On entend par spatial turn l’émergence d’un paradigme spatial dans les sciences sociales qui a mis en évidence des phénomènes, des dynamiques, des répartitions échappant à d’autres types d’appréhension » (Jacob 2014). « Faire avec l’espace ou faire jouer le “tournant spatial” en art » est tout l’enjeu soulevé par Anne Volvey, Julie Perrin et Laurent Pichaud dans leur article éponyme [2], et qui se joue dans Dévêtu(e), pièce dans laquelle spatialité et relationnalité s’informent mutuellement.
Dévêtu(e) : un village éphémère de la relationnalité créé ex nihilo.
Il s’agit d’un spectacle présenté dans le plus gros festival d’art de la rue « Chalon dans la rue », dans le In, sélectionné parmi des centaines, acheté par le festival et ayant une grande visibilité, voire une légitimité tacite pour les programmateurs, mais aussi pour les spectateurs. Le public du festival est différent du public régulier d’un théâtre. Les différentes études et, entre autres, celles d’Emmanuel Négrier (2010), ont montré la part d’habitués mais aussi les pratiques touristiques influant sur la fréquentation des festivals, en particulier en ce qui concerne l’art de la rue. Il est alors intéressant de voir un spectacle, tel que Dévêtu(e), programmé à 23 heures, éloigné du cœur du festival et interdit aux moins de 16 ans. Précisons la création par le premier contact établi avec celle-ci, à savoir l’annonce faite dans le programme :
« Dans une ambiance mi-thalasso mi-fête foraine, Dévêtu(e) interroge notre rapport au corps. Qu’en est-il de ce corps que l’on passe son temps à stimuler, à dénigrer ou encore à glorifier ?
Dans l’espace Dévêtu(e), vous serez invités à déambuler librement, à ouvrir les portes, à décrocher les casques, à regarder dans les boîtes et surtout à profiter pleinement de toutes les attractions. Partez à l’exploration du corps sans tabou ni provocation, au travers d’une douzaine de propositions mêlant théâtre, danse, arts numériques… Enfilez votre peignoir, restez curieux et lancez-vous à corps perdu dans cette aventure bienveillante ! » [3]
Les créateurs de la compagnie, Amédée Renoux et Sophie Mesnager, affirment vouloir créer « une autre forme de discussion avec le public, et se confronter à de nouvelles formes artistiques » (Beauvallet 2015), à commencer par la circulation et l’organisation spatiale des espaces et des personnes.
Un espace de rue clos et structuré ouvert à la corporéité.
Qualifier l’espace de Dévêtu(e) dans ce qui serait une gradation de l’espace scénique à l’espace public n’est guère possible, car cette création relève de différents rapports à l’espace. Son hybridité trouve son origine dès la production, effectuée en partie par le Chabada, scène de musique actuelle angevine, pour une pièce qui circule dans un réseau local et un réseau d’art de rue. Cette pièce est bien présentée dans l’espace public, reconstruisant un espace public fermé voulu par le dispositif (Ortel 2008, p. 6) [4], espace clos éphémère, ne permettant pas au public de deviner l’organisation spatiale intérieure. La seconde fermeture est celle de la restriction de l’accessibilité. Programmée en périphérie du festival à 23 heures, et interdite au moins de 16 ans, la création attise autant la curiosité que les doutes, mettant à mal la sérénité des spectateurs. Si les inconnues subsistent, le spectateur sait qu’il va intégrer une expérience immersive à laquelle l’espace clos laisse penser qu’il sera impossible d’échapper. Afin d’entretenir l’incertitude, il est demandé au spectateur de ne pas raconter ce qu’il a « vécu ». Le terme de vécu fait référence au quotidien de ce qui serait une déambulation dans un village fait de rencontres, dans un espace ouvert contenant des espaces fermés, où l’on entre individuellement ou collectivement.
La création est-elle en ce sens un spectacle de rue ? Certes, elle intègre ce réseau de diffusion et la compagnie est reconnue pour faire du théâtre de rue, mais elle en détourne une partie des caractéristiques, et en premier lieu en ce qui concerne le public. En effet, nul passant ne devient spectateur sans une décision de sa part, puisque l’espace est clos, l’entrée payante, loin d’un lieu à forte circulation. L’heure tardive marginalise également la création au sein de la programmation. Le « public-population » [5] (Jeanson 2009) n’est pas atteint dans cette configuration qui bénéficie d’une forte publicité, ayant pour corolaire une visibilité accrue et un public plus hétérogène (Djakouane et Négrier 2017) – majoritairement jeune et avec un niveau d’éducation élevé (Gaber 2009) – que lors d’autres représentations, grâce à la diffusion en festival. La versatilité du public est déjouée par les codes d’une mise en abîme de l’espace urbain via un « village » construit de toute pièce et n’ayant de village qu’une certaine idée de division de l’espace. Le contrat de représentation (Wallon 2008) par le consentement à l’illusion est ainsi parfaitement respecté. L’installation de dispositifs, d’objets dans l’environnement est coupée de ce dernier par une centration sur son intérieur entièrement reconstruit.
Le dispositif général est donc celui d’un « village », structuré en un espace central au sein duquel gravitent trois espaces clos où l’action ne pourra débuter qu’une fois l’espace saturé par les spectateurs qui ignorent ce qui va se dérouler. Des espaces individuels, sorte de cabines de plage, invitent les spectateurs à y entrer quand bon leur semble. Dans l’espace ouvert, en guise d’accrochage mural, des boîtes ouvertes par une petite fente permettent aux spectateurs de suivre une exposition qui se dérobe à lui, mobilisant toutes les notions d’interdits, de censure, d’érotisme et de fantasmes que peut engendrer la nudité. Ailleurs, le spectateur est aussi invité à prendre un casque et à écouter des consignes pour apprendre à masser autrui, celui-ci disposant d’un siège pour s’asseoir devant l’apprenti masseur, découvrant ainsi une partie du corps concernée. À cela s’ajoute l’espace d’ouverture, dans une disposition traditionnelle de rangées de bancs face à une scène. Tout est donc extrêmement structuré et conçu pour une autonomie du spectateur et un apaisement de son appréhension de la nudité et de l’inconnu qui s’offre sans cesse à lui, deux heures durant.
Un accueil et une mise en condition pour entrer dans le dispositif relationnel.
La déambulation dans ce village ne saurait se faire sans préambule. Le spectateur qui franchit la porte de Dévêtu(e) est accueilli à son entrée par Amédée Renoux, artiste concepteur du spectacle, qui explique la modalité d’entrée dans ce qui va être un espace communautaire. Le dispositif haptique est annoncé en introduisant le spectateur dans l’espace de la création au sein duquel il sait par avance qu’il sera actif, travaillé par et travaillant l’œuvre. Il va agir et ressentir au sein d’un dispositif décliné en une série de dispositifs, dans lesquels il est le moyen et le lieu de l’œuvre à des degrés différents. Au commencement, des cabines d’essayage sont alignées dans le hall afin que le public se déshabille et enfile un peignoir pour entrer dans l’espace. Le public est d’emblée livré à lui-même : respecter ou non cette consigne ? Certains vont se dévêtir sous le peignoir, d’autres non. Chacun se retrouve confronté à son rapport à la nudité, à sa pudeur et sa confrontation au regard des autres. L’ensemble des spectateurs, uni dans ce qu’Anne Volvey définit comme la coprésence de corps co-agissant et co(re)ssentant (Volvey 2018, p. 230), trouve une connexion par l’uniformisation du costume, devenu une seconde peau partagée par l’ensemble des spectateurs et annonce d’une identité collective, un corps social construit des individualités qui signent ainsi le pacte de la communauté en activant la question subjectivo-identitaire. L’engagement premier se fait par le corps participant. Protégé par le costume, il est également vulnérable par celui-ci, et ce d’autant plus s’il a joué le jeu de la nudité en le revêtant à la suite d’un choix pris en autonomie dans sa cabine d’essayage. Le spectateur est ainsi confronté à lui-même et à sa prise de décision dans une « scène » qui confirme progressivement la bascule d’un régime que nous nommons « scopique déjà relationnel », engageant l’émotion (serai-je seul à me déshabiller ou non et quel sera le regard des autres participants à l’œuvre ?), à un régime pleinement haptique.
L’utilité de l’uniforme-peignoir est définie par la première scène, commune à tous : une conférence sur la nudité. La forme largement présentée sur un ton universitaire, pensée pour être accessible à tous, révèle l’intérêt pour le corps, le rapport au corps, le discours sur les postures, mettant ainsi en exergue la construction sociale de ce dernier. Si un certain déterminisme peut être relevé, les différents degrés de lecture peuvent laisser à penser que la simplification de la forme participe de cette première « mise en danger ». La fonction de cette conférence est bien d’affirmer et de réaffirmer la bienveillance des uns envers les autres lors de cette expérience et d’introduire un regard réflexif sur le corps et la corporéité. Observation des postures, des conditionnements, avec interpellations et invitations à participation, le public ne comprend qu’ensuite que les individus invités à se dévêtir sur le plateau sont des comédiens, ce qui entretient une mise en tension des spectateurs. Fondus parmi eux, les comédiens sont suffisamment nombreux pour jouer les rôles des spectateurs participants, que cela soit dans le public ou sur scène, tout en laissant une possibilité d’intervention non prévue. Une telle proposition suggère le possible concours entre artistes et universitaires. Relativement rares, bien que de plus en plus développées, ces collaborations sont généralement au service d’un projet commun, qui est la création artistique. Si les universitaires se sont attachés à la compréhension de l’art, voire ont pu participer à des processus créatifs, l’idée que l’art lui-même puisse être une modalité de recherche reste encore à explorer. Quant à la réflexivité du sujet lors de son terrain (Volvey, Calbérac, Houssay-Holzschuch 2012), comme ont pu le montrer les travaux pionniers d’Anne Volvey et le dernier livre de la thèse de Yann Calbérac (Calbérac 2010), force est de constater qu’elle est ici en éveil, le chercheur étant soumis aux même émotions, appréhensions de l’inconnu ou encore plaisir des expériences vécues à même le corps en fonction du parcours effectué, choisi. L’observation participante, permettant l’expérience de l’œuvre, alimente une connaissance purement discursive qui serait faite de retours de vécus d’expériences et postule un process primaire, pré-verbal de connaissance, au sujet duquel l’enjeu est de définir une méthodologie de recherche. Elle enrichit les sources disponibles de l’histoire écrite, visuelle ou orale, suscitées ou non, et postule une « compréhension par corps » qui enrichi le corpus par un point de vue physiquement situé, qui diffère de celui des autres participants puisque centré sur son sujet d’étude. Le parcours inverse est également intéressant, à savoir comment la recherche informe l’art. À ce sujet, notons l’exemple de la tentative de l’artiste Claudia Triozzi qui, avec Pour une thèse vivante (2011), proposait un dispositif où elle incarnait la chercheuse sur scène, micro portatif à l’appui, et où elle s’engageait dans un processus de rencontre de divers métiers, interrogeant la difficulté de mêler théorie et pratique dans la recherche en France. S’il s’agit du processus inverse de l’artiste cherchant à intégrer la recherche à une proposition artistique, force est de constater les difficultés à l’œuvre et l’incapacité à proposer une œuvre-recherche qui serait signifiante d’elle-même, la mimesis du chercheur et de la connaissance discursive mise en scène ne permettant pas de proposer un régime esthétique de connaissance. Ces deux exemples de la conférence de Dévêtu(e) et de Pour une thèse vivante soulèvent l’écueil de vouloir prendre la posture du chercheur et d’en montrer une parodie, qui peut faire œuvre, mais ne solutionne pas la rencontre et l’apport entre théorie et pratique. La différence réside ici dans le fait que l’ambition de Dêvetu(e) n’a jamais été de proposer une œuvre-recherche qui fait pour autant sens pour la chercheuse-participante. Plus que de trouver l’interstice de rencontre, c’est le régime heuristique de l’art vivant qui est au cœur des enjeux communs.
À chacun de construire son propre spectacle.
La mini-conférence inaugurale participative réunit les spectateurs avant de leur ouvrir tout l’espace dévêtu qu’ils vont parcourir à leur guise. Chaque proposition correspond à une expérience, un enjeu et des degrés de relationnalité différents. Loin de moi l’idée de reconduire la rhétorique du dynamisme du spectateur par sa posture debout ou déambulatoire et de son implication par défaut. Emmanuel Wallon a bien souligné qu’il reste à « démontrer que la perception du spectateur urbain affecte et informe son intellection au point de modifier son comportement politique » (Wallon 2008, p. 198). Il est difficile de mesurer l’impact sur le long terme d’une proposition artistique sans interroger les spectateurs à ce sujet suffisamment longtemps après la représentation qui, lors d’un festival, peut également s’associer ou se confondre avec d’autres. Je me contenterai ici de ma propre expérience d’observation participante, en précisant que je suis spectatrice assidue de toutes formes de spectacles, et particulièrement de danse contemporaine où la nudité voire la « queer attitude » (Huesca 2004, p. 141) est extrêmement fréquente, au point d’être perçue comme un passage obligé. Le public entre dans un espace relationnel complexe où il agit autant qu’il est agi par l’œuvre, il expérimente avec les artistes et sans eux certaines situations, devenant acteur parmi les acteurs-spectateurs dans une construction relationnelle induite par le dispositif énoncé. L’hapticité de la création ne se soustrait pas au discursif meneur de jeu via la parole des comédiens, eux-mêmes visibles ou non. Outre les frontières artiste-spectateur, scène-public, agi-agissant, Devêtu(e) franchit celle du rapport au toucher (au sens propre) et à la nudité. Le rapport entre les spectateurs s’instaure par le toucher – comme avec la proposition d’apprentissage de massages entre spectateurs –, mais aussi dans la proximité des corps qui se touchent jusqu’à ne laisser aucun espace entre eux, condition situationnelle pour le début de la proposition décrite ci-dessous.
Dans une première salle, un comédien propose aux spectateurs d’entrer et de s’asseoir, précisant que rien ne pourra commencer sans que la pièce ne soit pleine. Il s’agit en réalité de réaliser un tapis de spectateurs ne laissant aucune place pour quiconque. La proximité d’autrui, non conventionnelle, suscite une sorte de cohésion et d’interrogation, de rire même et de solidarité collective. Une fois ce climat installé, un homme et une femme apparaissent, nus, n’ayant d’autre choix que d’être transportés de bras en bras, puisqu’aucun espace au sol n’est disponible. La relation passe par le toucher et l’attention collective à ces deux corps, car il s’agit là avant tout de la perception de deux corps plutôt que de deux personnes, la nudité effectuant un déplacement du regard. Les personnes les moins à l’aise peuvent facilement compter sur leur voisin pour transporter le ou la comédienne, abandonné à son public. Il y a une transgression rarement franchie et décuplée par la nudité, en ce qui concerne la proximité des corps entre artistes et spectateurs. La proposition est de l’ordre de l’expérience personnelle – qu’est-ce que cela me fait de toucher un corps nu ? – et collective – que faisons-nous ensemble face et avec ce corps ? Que produit la nudité, comment signifie-t-elle le corps ?
Une seconde expérience s’attache à la rencontre de l’autre, l’autre spectateur, invité à s’asseoir sur une chaise parmi une rangée alignée face à un rideau. Celui-ci se lève pour laisser le spectateur découvrir son homologue en face de lui et le regarder dans les yeux un temps sorti du quotidien, un temps long qui, hors de l’exercice, pourrait susciter le malaise. La voix d’un comédien hors-scène donne la consigne avant que les spectateurs ne puissent échanger entre eux et débriefer de l’expérience.
Dans le troisième espace, un homme, nu, allongé, un drap descendant sur son visage, le laissant anonyme, convoque les représentations d’un corps dans une morgue. Corps nu, immobile, jusqu’à ce que l’acteur se mette à parler pour faire prendre conscience aux spectateurs de sa mobilité, même infime, par la respiration, la parole. Le comédien invite à être disséqué du regard, conduisant le spectateur sur les différentes zones de son corps. La vue est mobilisée dans ce qui ressemblerait à un cours d’anatomie, non pas avec un corps mort mais avec un corps bien vivant, s’adressant directement à son public, chacun retranché derrière son anonymat.
Autre sens en éveil, celui du toucher, dans les cabines individuelles où le spectateur met un casque et écoute ce que lui dit une voix, sur le ton de la relaxation. Il est alors invité à introduire sa main dans une boîte où il rencontre la main de celui qui lui parle. Aucune vision dans cette expérience, mais un conduit auditif vers le toucher. Cette rencontre est celle qui est jugée la plus érotique par les spectateurs, or il s’agit d’une des seules où ils ne sont pas en contact avec la nudité. Une réelle distanciation est opérée, y compris avec l’éros que peut convoquer la vision et le toucher d’un corps nu. Le corps ainsi morcelé, quand l’attention et le vécu n’est que celui des mains, se recompose, concentrant les sensations sur une partie du corps, vecteur d’une émotion plus vaste.
La trajectoire du spectateur durant ces deux heures de liberté le laisse arbitre de ses choix face à l’inconnu et au partage d’expériences. Il est évident, avec l’exemple de cette création, que le chemin du spectateur ne s’arrête pas une fois le peignoir reposé. Bousculé, il l’est plus ou moins, les discussions à la sortie du spectacle en témoignent et la forme initiale de la conférence aux allures didactiques n’y est pas pour rien. Si nous ne pouvons ici parler de médiation, cela montre néanmoins l’importance de celle-ci pour la réception des publics. Ce qui se joue dans le regard du spectateur, dans son espace de divertissement, peut devenir un espace de réflexion politique, d’autant plus si celui-ci est bousculé, et la nudité y contribue dans le cas que nous avons étudié. Cela ne signifie pas que la transgression soit suffisante pour être politique, ni que la force d’une création ne soit tributaire de l’ampleur des échanges entre artistes et spectateurs. Aussi engagé soit-il, le spectateur reste un sujet consentant à la fiction.
Cette création soulève des enjeux de l’esthétique relationnelle, elle-même définie par Nicolas Bourriaud à propos d’œuvres des années 1990. Ce changement de paradigme observé, analysé par l’art actuel est toujours opérant aujourd’hui au 21e siècle. Dans un même temps, la danse contemporaine participe d’un même bouleversement, marqué par un regain performatif qui tend à repousser les frontières entre les arts et où la nudité, l’exploration du corps-peau, corps-chair devient une préoccupation majeure, loin de l’idéal du corps glorieux du danseur et de l’impératif de mouvement. Dévêtu(e) est un dispositif artistique difficilement classable, tant il fait appel à des problématiques transversales qui se rejoignent sur la dimension relationnelle. L’originalité du dispositif permet de développer une hapticité plurielle, par le toucher du corps nu des artistes, par le regard porté sur le corps nu et par le regard plongé dans les yeux de l’autre-spectateur inconnu, qui soulève bien l’engagement corporel de l’expérience oculaire, déclenchant une participation émotionnelle dépendant des agir corporels et de la perception interne du corps par le spectateur (Volvey 2018, p. 238). Il s’agit bien d’une émotion de participation (Volvey 2016, p. 3) intersubjective qui, fonctionnant par contagion, peut se poursuivre après l’expérience de la pièce. Le toucher au sens proche n’est pas une condition, mais bien une modalité du processus relationnel établi et qui reste mouvant et questionné par l’ensemble des dispositifs. Cette pluralité de proposition accentue l’attention du spectateur vers le sujet artiste et/ou acteur, en retour ressentie par le spectateur, lui donnant accès à son identité-subjective propre.
Un processus mémoriel se développe : des relations inhabituelles sont établies de la multiplicité des rapports au corps (formels et émotionnels) et à l’individu, dans les dimensions aussi bien kinesthésiques que narratives, au sens de mise en pensée par les comédiens, eux-mêmes dans un rôle de médiateurs. L’agencement des rapports multiples entre spectateurs ainsi qu’entre artistes et spectateurs est ainsi guidé dans une proximité troublante. Cela permet de désinhiber certaines réactions et notamment de délier la parole, et sur ce point, le fait est notable bien au-delà des deux heures de spectacle. La proximité des spectateurs, comme soudés par l’expérience vécue, également expérience subjective de l’autre, reflet de son propre vécu, s’observe au-delà de la représentation et de l’espace de Dévêtu(e). Il est intéressant de noter le besoin des spectateurs de retrouver une forme discursive pour témoigner de leur voyage dans l’espace, non seulement pour dire les dispositifs rencontrés mais pour donner leur impression, en accordant une importance particulière à leur ressenti.
La « mobilité du spectateur ».
Le spectacle vivant, parce qu’il est un espace hors du quotidien, est un hors-champ des possibles. Bien au-delà du divertissement, de la conformité aux normes, nous nous intéressons à sa capacité à être un espace de réflexions et de subversion des normes.
La complexité de cet « espace de la cause du spectacle » [6] réside dans l’analyse conjointe de l’esthétique de la pièce, de son processus créatif, des signifiants aussi bien que des signifiés, du sujet mis en scène, du discours polyphonique à son propos (des artistes, de la presse, des spectateurs…) et de la portée de cet espace transitionnel lorsqu’il permet une relationnalité forte entre artistes et spectateurs. Chez Anne Volvey, les rapports de la spatialité, du corps, de la tactilité, de l’émotion sont pensés depuis la psychanalyse transitionnelle, qui est quant à elle pensée dans sa spatialité. C’est cette mise en perspective et circularité (disciplinaires) autour d’exemples artistiques ou géographiques (le terrain) qui permet de penser leur rapport. Elle ouvre ainsi des perspectives au-delà de la conceptualisation descriptive de Nicolas Bourriaud, qui a bien noté que « la pratique artistique se concentre désormais sur la sphère des relations interhumaines, comme en témoignent les pratiques artistiques en cours depuis le début des années quatre-vingt-dix. L’artiste se focalise donc de plus en plus nettement sur les rapports que son travail créera parmi son public, ou sur l’invention de modèles de socialité » (Bourriaud 2001, p. 28), et que « […] selon le degré de participation exigé du spectateur par l’artiste, la nature des œuvres, les modèles de socialité proposés ou représentés, une exposition générera un « domaine d’échange » particulier » (Bourriaud 2001, p. 17).
Appréhender la relation entre artistes et spectateurs entend que l’on re-définisse qui sont les spectateurs, le ou les publics. L’enjeu n’est pas de préciser la complexité de la définition ni la généalogie du terme public, mais d’acter ici ce qu’entendent les statistiques du ministère de la Culture ou de l’INSEE comme population pratiquant une activité de loisir. Il s’agit soit de publics « au pluriel », segmentés voire cloisonnés selon les genres artistiques, soit de clientèles socialement déterminées, comme ont pu analyser les études sur les publics de la culture (Esquenazi 2009). Il existe bien un milieu d’habitués réguliers, ayant plus ou moins intégré les « codes » du théâtre. Mais le public ne saurait s’y réduire, il est en réalité toujours à construire [7].
« Si on le réduit trop vite à la notion de public de la culture, on manque des enjeux, tant du côté du « public » que du côté de la « culture », qui elle-même est une notion presque toujours réduite à ce que le ministère de la Culture appelle « culture », alors que les philosophes ont bien d’autres significations à prêter à ce dernier terme. En admettant ces réductions, on finit par tomber dans des conceptions statistiques et segmentées du public, ignorant que le public des arts et de la culture n’existe pas en soi, n’est pas une chose instrumentalisable » (Ruby 2013, p. 15).
Cette affirmation de Christian Ruby plaide également pour une approche sensible du public, qui est celle qui nous intéresse ici. Le public des abonnés (Cibois 2003), des habitués, est relativement connu, étudié, catégorisé. Les enquêtes effectuées par le Ministère de la Culture ou par des structures théâtrales renseignent plus sur les catégories sociales des spectateurs que sur leur vécu de la pièce, s’éloignant du modèle vilarien de distribution des questionnaires au TNP (Fleury 2007), fort de l’idée que, lors de la représentation, une sorte d’abolition des caractères sociaux se produit.
Ce qui est donné à voir et ce qui se joue lors de la réception est complexe, étant donné l’hétérogénéité des forces en présence. Les émotions, la quête de sens, y compris lorsque la perplexité domine, mobilise le spectateur, bouscule une position de passivité. Cela fait partie de la trajectoire du spectateur, telle que la définit Christian Ruby (2012). Si celle-ci est physique, dans le sens où le spectateur se déplace dans un lieu (parcours physique, géographique, social, et donc politique), le déplacement se poursuit intérieurement, sur toute la durée et même au-delà du spectacle, ce qu’Emmanuel Wallon nomme « la mobilité du spectateur » (Wallon 2008), qu’elle soit réelle (comme dans un spectacle déambulatoire) ou intérieure. Ce ressenti personnel s’articule avec une appréhension collective du public (sentiment de partage, effet d’entraînement de réactions…).
Nous avons étudié cette utopie communautaire et le va-et-vient incessant entre l’individu et le collectif avec la création de Dévêtu(e), qui met en perspective les questions qui nous intéressent ici, à savoir la dimension transitionnelle (Volvey 2014) du spectacle vivant et plus particulièrement les modalités relationnelles établies entre artistes et spectateurs et entre spectateurs eux-mêmes. Si la relation peut s’établir à distance (l’exemple du regard), elle prend aussi la forme de la tactilité directe, qui n’est pas pour autant plus incisive ni intrusive. L’espace, au sens d’espace de soi du participant, est mouvant et ouvert, permettant le développement d’une proximité qui relativise la visualité au profit du contact, de la tactilité (Bourriaud 2001, p. 45) et de la dimension kinesthésique. Le sujet se pose de manière particulière lorsque la modalité de la nudité intervient dans l’espace de relation.
Notre second intérêt porte sur la capacité de la création à être un espace de la cause du spectacle précédemment énoncé et à être le terrain d’un régime politique et esthétique de l’habiter (Volvey 2017), au prisme d’une dimension transgressive qui est celle de l’emploi de la nudité dans le spectacle vivant, et plus particulièrement sa modalité performative [8].
Si la question concomitante de « l’habiter » du lieu et de soi est inévitable, elle interpelle d’autant plus lorsqu’elle se produit dans l’espace urbain ou hors des normes classiques de la représentation, à savoir l’espace frontal d’un théâtre. J’ai tenté d’en préciser les principaux enjeux au sein des dispositifs mis en place par des artistes qui tendent à investir un « espace du singulier » profondément social et politique, où l’individu interagit avec autrui par une métrique et une temporalité propre. Le principe même du process comme point focal de la création contemporaine confirme que le projet n’est pas d’habiter un personnage dans une nouvelle spatialité, mais d’habiter le monde et de s’habiter soi-même (Frelat-Kahn et Lazzarotti 2012). L’artiste propose un dispositif où l’altérité à soi et aux autres participe à l’incarnation d’une réalité sociale. Il ouvre des questionnements spatiaux, temporels, physiques, esthétiques, politiques participant à un même projet : créer un espace de relations et de libre expression de soi et donc de re-dé-construction identitaire, mais aussi de construction de l’espace par la coprésence des artistes et des spectateurs. Dans l’espace public, cette construction éphémère, puisqu’il s’agit de spectacle vivant, joue également avec la trace, celle de mémoires et de projections individuelles et collectives, pour dé-re-construire un lieu qui existe par ces habitants.
Les artistes produisent un régime d’habiter artistique (Volvey 2017), de soi et du lieu, articulant la dimension spatiale, la production de soi et la création d’un espace relationnel que l’on peut définir comme un « espace de la cause du spectacle vivant », mobilisant des enjeux spatiaux, esthétiques, intersubjectifs et de construction de soi. La signification s’élabore par la performance, qui se concrétise dans un agencement spatial où se situe l’artiste, manière de mettre en sens le monde (Stock 2015).
La nudité comme « espace de relationnalité ».
La nudité des artistes est une forme de transgression qui, pour un habitué du spectacle vivant, peut paraître banale, voire à la mode, mais n’est jamais anodine. Loin du nu de l’art classique représenté et regardé, déclenchant ou non des émotions, la pièce Dévêtu(e) et plus largement la performance « suspend la séparation symbolique entre le privé (l’espace domestique) et le public en exposant l’intime – le corps nu – au contact du spectateur dans l’espace public » (Perrin 2013). Si, pour François Jullien, « un nu n’est jamais discret ; il fait au contraire effraction » (Jullien 2000, p. 48), force est de constater qu’il y a des formes convenues (esthétiques ou sociales) de la nudité que le spectacle vivant est en mesure de déplacer. La « confrontation » à la nudité amplifie la mobilisation, car elle ne saurait laisser indifférent. Il n’est qu’à observer les réactions dans les salles de spectacles, dans les espaces de performance, dans les musées, dans la rue et les confusions sur les limites de l’art et de l’exhibition. Le désordre que la vision du corps nu peut engendrer ainsi que la sollicitation du public n’a rien de nouveau, il suffit de penser à des performances telles que le Baiser de l’artiste d’ORLAN, positionnant les spectateurs en acteurs potentiels de ce baiser en 1977 ou, pour prendre un exemple très contemporain, celle de Deborah De Robertis en 2017, jugée pour exhibition sexuelle au musée du Louvre pour avoir posé assise les cuisses écartées et le sexe apparent devant la Joconde. L’artiste affirme alors que « ce n’est pas une nudité sexuelle [qu’elle] expose, c’est un outil » pour « interroger la place des femmes dans l’histoire de l’art » [9]. Il y a plusieurs types de nudité : intégrale ou non, d’hommes, de femmes, ce qui entraîne des réactions et des perceptions différentes. Un nu masculin est plus transgressif qu’un nu féminin, ce qui montre encore une fois l’asymétrie de genres, de la monstration et de la perception des corps (Barthe-Deloisy 2003, p. 197). La dimension politique du corps est mise en évidence par ces deux exemples de performances féministes.
Les habitués du théâtre ne seront pas surpris par la modalité, ils peuvent cependant l’être par le propos. Pour d’autres, la confrontation à la nudité reste un endroit de malaise et ils peinent à le dépasser. Les réceptions font en partie écho aux typologies des publics analysés par les statistiques de la culture, où il apparaît que plus le public est familier du théâtre contemporain, plus il est réceptif à la confrontation de la nudité et à l’idée de se faire bousculer par une pièce. Le niveau de pratique du loisir qu’est la sortie au théâtre induit la perception de la nudité.
Pensée en amont par l’artiste, la nudité a une signification, un sens, un rôle qui met au travail un processus de compréhension et de légitimation chez le spectateur. Combien de fois n’a-t-on entendu des spectateurs dire que la nudité n’était pas indispensable. Plus qu’une question de légitimité du nu sur scène, la relation au spectateur constitue un véritable enjeu. Le théâtre donne de la distance et permet l’artifice, tandis que la représentation du nu semble abroger les frontières du côté de l’intime, du sensoriel. Cette proximité et ce retour à soi déjouent les codes de la représentation pour glisser vers ceux de la relation et « composer son propre poème avec les éléments du poème en face de [soi] » (Rancière 2008, p. 19) dans un contexte donné.
Par exemple, aux États-Unis dans les années 1960-1970, la performance et le spectacle vivant (living theatre) participent de la révolution sexuelle et informent le régime somato-politique dans lequel ils se situent, tout en construisant une nouvelle figure de la subjectivité. Amelia Jones (1998) y voit la dislocation du sujet moderniste cartésien, ayant pour conséquence une redéfinition du sujet (postmoderne), comprenant l’artiste comme le spectateur. Le nu est devenu courant sur la scène contemporaine depuis les années 1990. Il a même pu produire chez le spectateur assidu une forme de lassitude de ce qui serait une sorte de passage obligé au nom de la postmodernité, mais ne saurait produire les désordres des années 1970, 40 ans plus tard. Car la nudité peut aussi bien être la modalité d’un art émancipateur comme une instrumentalisation du sujet nu et du spectateur, en proposant un voyeurisme sans intérêt, une marchandisation du corps ou encore un nu consensuel. La critique féministe n’a de cesse d’alimenter ce débat, où monstration de la nudité ou des processus de domination oscillent entre reconduction et dénonciation. En effet, comme l’a analysé Hélène Marquié (2011, p. 287), dans le champ de la danse contemporaine, un « jeu de genre » mais aussi de nudité ne saurait suffire à être subversif. Le nu fabrique sa signification dans un contexte de réception qu’il revient au participant de co-construire. Il importe donc pour l’artiste comme pour le chercheur de s’attacher à comprendre ce que le corps, et particulièrement le corps nu, révèle et construit de notre rapport à la société.
Là où Nicolas Bourriaud analyse le champ de l’art, il importe d’ajouter que la rupture opérée par l’art actuel s’effectue également en danse contemporaine, avec une forte croissance performative informée par l’ancrage social de la danse et un besoin de repenser les pratiques dans un contexte de circulation aussi bien des idées que des personnes et des moyens médiumniques. Jérôme Bel a remarqué que la nudité était une de ces « proximités fulgurantes » (Bel 2013, p. 74) partagée par des acteurs au même moment, sans contacts entre eux et ayant une attitude critique face à la création et à son médium corporel. L’identité au travail est motrice et implique la nécessité d’en passer par le corps, et plus encore le corps nu dans un processus complexe de spatialisation de soi, de mise en espace de la création et d’inscription dans l’espace de l’art. La nudité questionne le corps-signe, le corps-matière, quand ce dernier devient objet de recherche. Le contexte de crise identitaire s’accompagne d’une quête de soi que les décennies précédentes avaient vécue comme une nécessité de libération collective. Après l’utopie, voici l’émergence de son refus, ou plutôt de nouvelles quêtes qui usent aussi bien du costume que de la nudité qui, pour s’en référer à Roland Barthes, est le « degré 0 du costume » (Vaïs 1984, p. 30). Au-delà, voire en deçà de la recherche du self, la nudité s’entend dans ses différentes strates organiques : la peau, la chair, le muscle. Outre la relationnalité des corps exacerbée, c’est aussi son objectivation, son observation dénuée d’affect qui est recherchée dans une double quête de sa propre subjectivation et intersubjectivation par le spectacle, d’une part, et de sa réalité froide d’autre part, le corps devenant un outil désacralisé et un ultimatum aspirant à une utopique neutralité. La rupture conceptuelle du début des années 1990 cherchait une alternative à la nudité qui ne soit pas sexuelle, avec un corps-matière et non un idéal esthétique. Roland Huesca a analysé ce regain d’attrait pour la nudité comme un moyen « d’échapper au figuratif, à la narration, aux formes directement lisibles, car prévisibles, pour mieux promouvoir les formes iconoclastes maintenues en puissance dans le visible. Au-delà des cadres de l’usuel et des clôtures où se nichent les images idéales et univoques de la corporéité, ces peaux exhibées font l’éloge du multiple, de l’instable et du mouvant » (Huesca 2011, p. 136).
À cette évolution radicale par le regain performatif mobilisant la nudité s’ajoute la mobilité du spectateur au sens pluriel. On l’aura compris, le spectateur n’est plus forcément récepteur de l’œuvre, il participe à son élaboration. La relation habituellement verticale – de l’auteur vers le public – est aujourd’hui bien plus complexe. Le dispositif scénique abolissant l’espace de la scène et l’espace du public induit des rencontres aussi bien oculaires que tactiles entre artistes et participants, de même qu’entre participants eux-mêmes, et il permet d’opérer la bascule du nu spe(cta)culaire au nu relationnel. Dans Dévêtu(e), dès la première scène-conférence performée, l’adresse se fait au participant susceptible d’être l’acteur illustrant les propos de la conférence. Rien ne distingue les acteurs des participants, sanglés du même peignoir, tout au long de la pièce. La seule évolution possible est la suppression du costume, annoncée et attendue. La relationnalité se joue donc à plusieurs niveaux, renouvelée par le dispositif qui n’a pas le temps de s’épuiser. Le passage du regard au toucher n’est qu’un changement de degré de cette relationnalité, qui mobilise la tactilité dans une situation commune, intersubjective, balisée dans l’espace et le temps. L’interaction, définie comme les actions qu’exercent entre eux des individus ou des groupes, met au premier plan l’action pour repenser le rapport à l’œuvre et entrer dans une pragmatique de la relation esthétique, où l’« autrisme » dont parle Paul Ardenne se manifeste dans l’art participatif, qui « recherche de manière ouverte et souvent spectaculaire l’implication du spectateur. S’il vit aussi de transitivité, comme l’art classique, il n’offre pas des objets à regarder mais des situations à composer ou avec lesquelles composer » (Ardenne 2001, p. 181). Cela permet d’envisager la relation esthétique comme une expérience sociale structurée par les échanges centrés sur les œuvres pour les intégrer dans un flux émotionnel. Engagés dans une activité partagée avec autrui, les participants déterminent leur rapport à l’œuvre et leur pratique, qui sont des processus situés et spatialement organisés dans une activité structurée socialement. Il s’agit alors de rendre compte la manière dont s’organisent des pratiques sociales, constitutives du sens des œuvres dont il est question.
La pratique artistique se déploie « dans une proximité qui, sans déprécier la visualité, relativise la place de celle-ci dans le protocole de l’exposition : l’œuvre d’art des années quatre-vingt-dix transforme le regardeur en voisin, en interlocuteur direct. C’est précisément l’attitude de cette génération envers la communication qui permet de la définir par rapport aux précédentes […] » (Bourriaud 2001, p. 45). Cette proximité et cet engagement corporel du participant déclenche l’émotion par son agir, le mettant en relation au monde et avec autrui, émotion qui est en retour ressentie par le sujet dans son intériorité, qui s’en trouve modifiée. Cette émotion joue alors le rôle d’interface entre les corps en présence et le psychisme. Anne Volvey a bien montré ce phénomène avec l’exemple de Marina Abramovic (Volvey 2018) lors de sa performance The Artist is Present, durant laquelle les participants notaient dans l’action de fixer le regard de l’artiste une projection d’eux-mêmes, un réfléchissement qui entre en résonnance avec la psychanalyse transitionnelle, permettant de fonder une esthétique relationnelle. Celle-ci participe du régime esthétique défini par Jacques Rancière (2011), lorsque l’art s’apparente à un fait social total.
Plus que des réponses, ce sont les questionnements, les sentiments, les sensations qui importent, afin que le spectateur puisse « prendre conscience de lui-même et de ses capacités, pour saisir la proposition qui lui est faite et deviner le parti qu’il peut en tirer » (Ruby 2013, p. 19). Par ailleurs, observer les pratiques du public-participant informe le bouleversement esthétique et politique effectué par l’art relationnel.