Le texte de Jacques Lévy propose une réflexion très large sur l’espace public urbain en Asie du Sud et ce qu’il révèle des sociétés et des États de cette région du monde. Le point de départ en est une expérience, largement partagée, et communément déplorée (« Dead Man Walking », 2009), de la « brutalité » qui caractérise la circulation dans ces villes : les relations entre piétons, mais surtout entre piétons et véhicules de diverses catégories, sont gouvernées par des rapports de force ; l’indiscipline règne, et les plus gros, ou les plus rapides, passent toujours avant les autres (même si eux aussi sont considérablement ralentis par l’indiscipline généralisée). Jacques Lévy élabore, sur la base de ces observations in situ, une réflexion ambitieuse, structurée en quatre grandes parties : la première modélise les rapports entre occupants de l’espace public ; la seconde, considérant « la situation du piéton comme un fait social total » analyse le « désordre violent » qui caractérise les rues indiennes (et bangladaises) comme le résultat d’un « communautarisme territorial » ; la troisième fait le lien entre l’absence d’espace public dans ces villes et la faiblesse de la part des biens publics dans le budget de l’Inde et du Bangladesh ; enfin la quatrième insiste sur la nécessité d’une approche comparatiste et non culturaliste de ces questions. Cette dernière partie du texte se défend de tout ethnocentrisme et affirme : « Il parait urgent de regarder les sociétés telles qu’elles sont, avec leurs logiques, leurs acteurs, sans s’interdire de les interroger dans leurs temps longs en pratiquant un comparatisme sans complexe ». En tant que politologue française ayant longtemps vécu dans, et travaillé sur, les villes indiennes (Delhi, Bombay, Calcutta), je souscris entièrement à cette déclaration. Il me semble toutefois qu’elle est loin de décrire ce que l’auteur fait dans ce texte, qui ouvre un débat intéressant, mais sur des bases problématiques.
« Regarder les sociétés telles qu’elles sont ».
Plusieurs passages du texte laissent à penser que l’auteur fonde son analyse sur une connaissance très limitée des villes d’Asie du Sud. Par exemple, il est faux qu’« en Asie du Sud, la flânerie est hors de propos car c’est votre intégrité physique, sinon votre vie qui se joue à chaque pas ». La flânerie est certes un privilège masculin (Phadke, Khan, Ranade, 2011), mais elle est largement pratiquée, sur les marchés, notamment près des marchands de journaux et plus encore de cigarettes ! Et si la circulation dans les villes indiennes a souvent l’apparence d’« un désordre violent », on peut par ailleurs y observer une convivialité tout aussi étrangère à l’expérience européenne — pour peu qu’on se trouve dans les wagons de femmes dans les trains de Bombay, où les passagères, le soir, parfois, chantent ensemble, alors même qu’elles ne se connaissent pas… Ailleurs l’auteur parle de « trottoirs privatisés » par les vendeurs des rues. Or ceux-ci constituent une bonne partie du prolétariat urbain. En outre les marchés sauvages qui occupent, c’est vrai, une bonne part des trottoirs dans les grandes villes, offrent aux femmes l’accès à un espace public, car ils sont considérés comme plus sûrs que les rues désertes (Viswanath et Mehrotra Surabhi, 2008). Enfin dans un contexte où les routes sont maintenant construites pour, et occupées par, des voitures dont les propriétaires constituent environ un tiers de la population urbaine, quel sens y a-t-il à parler, ici, de privatisation ?
Les affirmations généralisantes de Jacques Lévy sont d’autant plus gênantes qu’il se réfère au travail d’Erving Goffman, sociologue dont une bonne part du travail est fondée sur l’observation participante. L’auteur mobilise peu de références à des travaux ethnographiques qui auraient pu l’amener à nuancer son propos — je pense notamment à une récente étude des interactions dans le nouveau métro de Delhi, qui montre que le métro est le lieu de l’élaboration de nouvelles formes de civilité (Sadana, 2010).
L’accent mis sur la caste et les nombreuses allusions à l’intouchabilité suggèrent que Lévy s’appuie sur des clichés qui, dans ce contexte, n’ont guère de pertinence. Pourquoi voir, dans « l’égoïsme radical » qui marque selon lui les rapports sociaux dans l’espace public, l’expression du communautarisme, plutôt que celle d’un individualisme forcené ? Lévy a évidemment lu Dumont — l’un des trois auteurs indianistes cités — or Dumont écrivait sur un village du sud de l’Inde, dans les années 1960. Voir la caste à l’œuvre à un arrêt d’autobus implique soit une connaissance très fine des relations locales de caste — que l’auteur ne prétend pas avoir ; soit de faire du culturalisme sans même s’en apercevoir. Par ailleurs, il est faux que « bienveillance et assistance maximales » caractérisent les relations entre membres de la même communauté. En ce qui concerne l’usage de l’espace public, c’est justement à l’intérieur de la communauté que les femmes subissent un contrôle social si peu bienveillant, en réalité, qu’il les oblige à afficher, plus que dans un espace anonyme, leur respectabilité, au risque, parfois, de leur sécurité (Phadke, 2007).
« Les sociétés telles qu’elles sont […] avec leurs logiques, leurs acteurs ».
La vision proposée par Lévy ignore un ensemble de débats, à la fois universitaires et socio-politiques, qui font rage actuellement en Inde. Sur le plan académique, la question de l’espace public a récemment fait l’objet de travaux novateurs relevant surtout des Gender Studies indiennes. Ainsi une série d’études sur la mobilité des femmes en ville mettent en évidence la co-existence de différents publics urbains, structurés par le sexe et par la classe bien plus que par la caste ou la religion, publics qui définissent, par leur présence ou par leur passage, des espaces publics distincts (Ranade, 2007).
Sur le plan des politiques publiques, contrairement à ce qu’écrit Lévy, l’urbain est devenu, depuis une dizaine d’année, une préoccupation majeure du gouvernement indien, comme en atteste un vaste programme d’investissements, la Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission, qui concerne 65 villes. Ce programme soutient le renouvellement urbain à travers de nombreux projets, concernant notamment les transports, projets qui sont au centre d’un vif débat. Il suffit de parcourir les derniers numéros du très lu Economic and Political Weekly pour voir que l’usage de l’espace public soulève les passions en Inde aujourd’hui : le développement de la route au détriment du bus ou du train est très critiquée, et les voies de bus rapides (mises en place à Delhi ou Ahmedabad) ont déclenché de nombreuses réflexions sur la marche comme principal moyen de transport, et sur les façons de la rendre plus praticable.
« Interroger [les sociétés] dans leurs temps longs ».
Quelque profondeur historique aurait effectivement été utile à cette réflexion sur « l’esprit public » en Asie du Sud. Plusieurs chercheurs ont analysé le processus par lequel la libéralisation de l’économie indienne, depuis le début des années 1990, a permis l’expansion et la montée en puissance d’une élite urbaine (Deshpande, 1997), aspirant à un mode de vie occidentalisé, qui soutient des choix urbanistiques qui excluent les pauvres, notamment la construction de routes tout entières dédiées aux voitures, ou encore les centres commerciaux à l’américaine. Il est également dommage de ne pas mentionner la littérature historiographique sur l’espace public, la sphère publique, et plus largement la civilité en Inde (Rajeev and Reifeld, 2005) — je pense notamment à une très fine comparaison entre le « coffee house » d’Habermas et l’ashram de Gandhi, qui montre comment ce dernier inventa des formes nouvelles de « théâtre politique » pour développer une variante indienne de l’espace public (Rudolph et Rudolph, 2003).
« Un comparatisme sans complexe ».
Comparer implique une réduction de la complexité, un aplatissement des contextes, une mise en sourdine des nuances, certes. Mais la façon dont Lévy passe de la notion d’espace public (précisément définie) à celles (beaucoup plus floues) de biens publics, de politiques publiques et de scène publique est trop rapide pour être convaincante. On peut aussi se demander pourquoi seule la ville de Chandigarh bénéficie d’un traitement détaillé, alors qu’elle est peu représentative de l’ensemble, puisque dessinée par Le Corbusier.
Pour éviter l’écueil — qu’il dénonce — du culturalisme, Lévy aurait pu prendre en compte un certain nombre de déterminants matériels de l’espace public : quelle est la taille de l’espace, quelle est la taille du public, à Paris et à Delhi, pour prendre deux exemples au hasard ? Les villes dont il est question ici sont caractérisées par des densités extrêmes ; leurs infrastructures sont mises à rude épreuve par une population qui est bien supérieure à celle pour laquelle elles ont été prévues — une ville comme Delhi accueille chaque année environ deux cent mille nouveaux migrants !
Oui, la rue est un site important de la vie sociale, et les interactions qui s’y déploient sont révélatrices des rapports sociaux — mais seulement dans une certaine mesure. Oui, l’espace public, défini à l’aune de l’expérience européenne, est rare en Inde. Mais aller au-delà de ce constat implique de « recalibrer » (Rudolph et Rudolph, 2003, p. 80) le concept d’une part, et de saisir dans quels termes la question se pose dans les sociétés étudiées d’autre part, afin que le comparatisme ne se résume pas à une comparaison unilatérale.