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Sérendipité.

La re-cherche, un roman ?

Meur, Diane. 2015. La carte des Mendelssohn, roman. Paris : Sabine Wespierser.

160202Image1« Au commencement, il y avait un homme… Eh (sic) bien non. Au commencement, il n’y a jamais un homme, ni une femme d’ailleurs, ni même un homme et une femme, et pas plus qu’il n’y eut un premier jour et une première nuit » (p. 11). Ainsi s’engage le roman de Diane Meur, La carte des Mendelssohn, sur le démontage du mythe du commencement. Il raconte l’histoire d’une lignée, le Mendelssohn-Komplex. Elle finit par être celle des 765 personnes qui descendent du philosophe éclairé Moses Mendelssohn (1729-1786), l’inventeur du nom, et de son épouse Fromet, née Gugenheim (1737-1812). À leurs manières, ces personnes racontent l’histoire du monde, tissant un à un les liens qui, directement ou indirectement, fortement ou faiblement, explicitement ou non, unissent les personnages ici convoqués. Voilà donc un vigoureux récit, vaste fresque qui court du début des années 1730 à nos jours. Au moins autant que celle du lumineux philosophe, on y côtoie des figures célèbres, comme celle des musiciens Felix et sa sœur, Fanny. Ou d’autres, qui le sont moins, mais qui comptent beaucoup tout de même, comme celle d’Abraham, fils de son père Moses avant que d’être père de son fils Felix. Et l’auteure de confirmer sa proposition initiale : « Et n’est-ce pas la négation de l’idée de racines, d’origines, qui connaît une étonnante vogue ? Si tout est relié, à quoi bon se targuer de descendre d’un tel plutôt que d’un autre ? » (p. 210-211). En se déployant, le roman démontre.

Ce disant, le texte parle aussi d’une autre histoire, l’histoire de l’histoire. Une histoire, donc, qui, sans tout à fait le dire, parle de sciences sociales et humaines : comment construire d’une telle fresque transgénérationnelle ?

La réponse passe, d’abord, par la collecte des informations. En l’occurrence, l’auteure convoque toutes les ressources de telles sciences : des enquêtes, des ouvrages, des lieux, des personnes, le tout pris dans les rets de l’Internet. Chacune est prise dans un traitement différent. Toutes se complètent, se répondent, parfois se contredisent, ou non. On ne trouvera pas de longues critiques de l’origine de ces informations, pas plus que ne sont soulevées les réflexions méthodologiques d’usage. Mais c’est à tout un travail de collecte auquel on assiste, sous la forme d’une enquête qui, parfois avance, parfois marque le pas. D’une enquête parfois raisonnée et calculée mais qui, autrement, doit aussi sa suite à ce hasard qui relève un peu de la « serendipity ». Le « hasard objectif », auraient dit les surréalistes.

Vient ensuite la question de l’organisation de l’imposante « accumulation primitive » de l’enquête : comment, en effet, représenter le champ des interrelations humaines ? Comment classer les gens ? Qui retenir, qui laisser de côté et pour quelles raisons : naissances illégitimes, vies inconnues, etc. ? Comment, encore, relier ceux issus de mariages en partie consanguins ? Et, s’agissant des personnes encore en vie, la question méthodologique est aussi celle du sensible. Déontologiquement, dans tous ces cas, elle est celle des frontières : où s’achève le privé, où commence le public ? Une matrice se dessine finalement, comme d’elle-même. Petit à petit, semblant sortir de l’anagramme, la trace devient carte : « Grâce au travail des dernières semaines, la famille Mendelssohn est bien devenue un espace pour moi. Le temps même s’est comme spatialisé » (p. 210). Une carte improvisée, d’abord, bricolée, bariolée, « bristolisée », testée et discutée dans le dialogue avec un géographe voltairien, spécialiste de cartographie, dont la mère est japonaise et qui répond au prénom de Henri : qui es-tu, Henri ? Une carte, donc, non pas comme simple représentation, mais comme mode d’organisation des matériaux autant que comme méthode d’interrogation de ce qui est collecté. Et puis ceci, encore : non pas seulement une carte, comme résultat, mais une cartographie, comme processus et, ici singulièrement, une « cartographie de la dispersion » (p. 315), avec ses tentatives — limites du travail ? — d’encodage des affiliés. Nous sommes à Berlin, le 8 mars 2013.

Le procédé cartographique étant formalisé, reste la troisième étape, le passage à l’écriture des mots. Autre géographie, elle est maintenant celle de l’enlisement. On suit désormais l’auteure dans sa « résidence d’écriture », au Pont-d’Oye, dans les Ardennes belges. Et l’on vit avec elle : perte de sommeil et d’appétit ; phases de découragements dans son corps à corps avec les matériaux. Tout cela constitue le lourd tribut à payer dans ce combat sans merci pour l’œuvre. La mise en forme est une véritable mise en force, d’autant plus rude qu’elle est un peu plus sauvage. Qu’est-ce qu’écrire et comment le fait-on ?

Circonstance aggravante s’impose alors le dernier point : où et quand finir le roman ? Ou différencier l’histoire de l’histoire de l’histoire quand les deux sont autant reliées ? Où faire la bifurcation et renoncer à l’une, tout en continuant l’autre ? Ou se rencontrent-elles, où se séparent donc roman et histoire ? Roman et sciences sociales ? Et pourquoi, en effet et une fois pour toutes, ne pas « laisser tomber » (p. 421) ? Inversement, si l’idée vertigineuse du « roman sans fin » émerge momentanément, elle est vite purgée par un retour direct au monde social : les attentes d’une éditrice, qui pourraient aussi être celles d’un directeur de thèse.

Collecte, organisation, écriture, achèvement : le roman apporte ainsi le rare témoignage d’une quête, et peu importe la quête quand on se place du point de vue des sciences sociales. Vu de là, et bien que dans un mouvement un peu comparable, même si les hypothèses et les attendus de fond sont loin d’être partagés, le texte de Katja Petrowskaja (2015) voire le récit de Jean-Robert Pitte (2011) ne couvrent pas à ce point l’intégralité de la chaine de production. Un traité méthodologique en aurait-il dit plus, ou mieux, sur ce que c’est que de conduire un tel chantier ? Car ce que montre précisément ce récit est bien toutes les étapes qui mènent de l’indéfini des phénomènes sociaux à leur exposition balisée, rationalisée, théorisée, etc., pour ne pas dire à leur compréhension. Ce n’est pas tout.

Ce que l’on suit, aussi, est plus rare encore, y compris et paradoxalement dans le cas des écritures scientifiques. Le roman englobe en effet ce qui affecte l’auteure dans et au cours de sa démarche. À l’occasion, on vit ses émotions face aux personnes qu’elle rencontre et qui, comme nous aussi, la touchent. Au-delà encore, le lecteur suit les doutes, les angoisses même de l’écrivaine. Existentielles, elles sont celles d’une femme face à sa propre vie, à son passé et à son avenir, mais qui ne vient pas, ou mal. Et puis, et tout trivialement, il y a le cours des choses, le quotidien des petits trucs qui ne marchent pas, ces petits grains de sable qui, enchaînés bout à bout, finissent par pourrir une journée, une semaine, un séjour. De cela, jugé hors propos par bon nombre d’épistémologies, mais qui accompagne bel et bien tout texte, il n’est que rarement question. Les chercheurs ne sont jamais pas fatigués. Les chercheuses ne sont pas malades. Les chercheuses ne souffrent pas. Les chercheurs écrivent facilement. Ils pensent toujours juste. Ah oui, et encore : ils ne se font pas plaquer non plus et elles n’ont aucun problème d’argent !

Et ainsi, comme ça, normalement comme ce qui est banal, ce qui n’est jamais dit « scientifiquement » est ici raconté, dévoilé de manière éclairante, c’est-à-dire au service de la compréhension globale du propos. Or, le travail et les productions, a fortiori « scientifiques », sont aussi faits de cela : la bousculade, parfois embrouillée, parfois aléatoire, mais jamais hasardeuse d’une vie et d’une quête. C’est cela que veut dire le mot « re-cherche » : toujours réflexive, une démarche qui mêle, d’une manière ou d’une autre, les questions scientifiques et les interrogations personnelles. Travail sur la dispersion des autres, l’auteure n’en fait pas longtemps un secret, facilement pénétrable du reste et sans cela. Sa quête des autres est aussi la sienne : « thématiser ma propre dispersion » (p. 325). Et, déjà, à l’évidence, un autre problème : que dire de soi, jusqu’où, comment et pourquoi, qui fait aussi le texte ?

Il n’y a pas de recherche sans chercheur. L’histoire a toujours une histoire. Égo-histoires (Nora 1987), auto-socioanalyse (Bourdieu 2004), égo-géographies (Calbérac et Volvey 2014), l’histoire du chercheur est devenue un propos scientifique en soi. Dès lors, l’une des forces de ce « roman » n’est pas seulement de mêler le récit de l’histoire à celui de son élaboration. Il est encore d’exposer, dans l’intimité et la liberté même du processus d’écriture, la sourde mais puissante dynamique des deux. Carte ou roman, entre le « re » et le « cherche », il y a toujours un trait d’union. On peut ainsi se dire qu’il est possible, tout en écrivant un seul et même livre, d’en lire plusieurs. Et explorer, dans un horizon tel que celui soulevé par Ivan Jablonka (2014), bien que sous un autre jour, la fertile friction des relations entre textes « scientifiques » et « littéraires ».

Résumé

L’ouvrage de Diane Meur se revendique comme un roman, celui de la généalogie descendante du philosophe des Lumières Moses Mendelssohn. Mais le récit est en même temps celui de la quête de l’auteure. Dès lors, il nous livre une riche expérience de recherche dont le parcours évoque celui de démarches courantes en sciences sociales et humaines, même si elles ne sont pas souvent dites.

Bibliographie

Bourdieu, Pierre. 2004. Esquisse pour une auto-analyse. Paris : Raisons d’agir.

Calbérac, Yann et Anne Volvey (dirs.). 2014. J’égo-géographie… Paris : L’Harmattan, coll. « Géographie et cultures », n° 89-90.

Jablonka, Ivan. 2014. L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : La Librairie du XXIe siècle/Seuil.

Nora, Pierre (dir.). 1987. Essais d’égo-histoire. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires ».

Petrowskaja, Katja. 2015. Peut-être Esther ? Paris : Le Seuil.

Pitte, Jean-Robert. 2011. Une famille d’Europe. Récit historique. Paris : Fayard.

Notes

Auteurs

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Sérendipité.

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