Le fait d’envisager la présence de policiers dans des établissements scolaires, d’attendre de la police qu’elle « fasse du social », montre bien l’ambiguïté des fonctions dévolues à une institution qui est appelée à jouer un rôle aussi bien préventif que répressif, et se situe aux marges des sphères de la société et de la justice, c’est-à-dire dans un espace qui échappe aux catégories établies de droit civil et de droit criminel, la police représentant pour cette raison une « anomalie du point de vue de la rationalité juridique » (p. 9).
C’est la naissance de cette institution, à la charnière des 18 et 19e siècles, que Paolo Napoli se propose de retracer, cette période étant selon lui fondamentale pour comprendre le statut actuel de la police. L’auteur se donne pour objectif de « déchiffrer toute la rationalité pratique véhiculée par le terme de « police », celle-ci étant, à la suite des travaux de Michel Foucault, définie comme « le gouvernement des hommes et des choses » c’est-à-dire comme « une rationalité administrative, dont le but est de gérer la sécurité et le bien-être physique et moral des hommes » (p. 11-12). L’approche est explicitement présentée comme fonctionnaliste et technico-juridique, puisque Paolo Napoli part de l’hypothèse selon laquelle la police se distingue avant tout par un ensemble de procédures normatives, un « mode de faire » spécifique.
Son étude est donc centrée sur la rationalité normative, gouvernementale, à l’œuvre dans l’activité de la police. Après un premier chapitre consacré à l’histoire du concept de police, Paolo Napoli examine successivement la police des marchés, des corporations, de l’opinion, la notion d’administration et la police aux époques révolutionnaire et impériale. Un dernier chapitre, consacré à la science de la police des territoires de l’Empire, qui a joué un rôle fondamental dans la réflexion politique et économique allemande, permet une comparaison propre à éclairer la spécificité du modèle policier français.
La démonstration de l’auteur, qui s’appuie sur une argumentation dont il faut souligner la densité théorique, est menée en deux étapes. En premier lieu, la police subit à l’âge classique une évolution qui en fait le produit de la formation des États territoriaux modernes, c’est-à-dire un outil d’intégration des individus dans la communauté politique en même temps qu’une instance visant, par l’effet de ses mesures sur les conduites individuelles, à remodeler les rapports sociaux, c’est-à-dire une « instance constitutive de la réalité sociale » (p. 62). Or ce projet est remis en cause au cours du 18e siècle par l’émergence du discours de l’économie politique (notamment de la physiocratie), par les critiques formulées envers les entraves policières à la circulation des idées, c’est-à-dire de la marchandise que sont les livres, et par l’essor du concept d’administration qui annexe peu à peu les tâches dévolues à la police, tout en se définissant essentiellement à travers les modes d’action et les procédures qu’elle met en œuvre.
En second lieu, cet arrière-plan permet de comprendre les débats dont la police fait l’objet pendant la période révolutionnaire. La police se révèle difficile à situer dans l’ordre juridique nouvellement établi en raison de sa nature hybride, ce qui explique la récurrence des débats sur son statut précis, débats au terme desquels elle se voit attribuer un pouvoir de contrôle de la société dans le domaine de la sécurité à la fois des personnes, des biens et de l’État (à travers la police politique). Sa spécificité vient précisément des procédures mobilisées pour exercer ce contrôle : à la jonction de la loi et du social, elle établit, par les mesures qu’elle prend, de la régularité en même temps qu’elle donne lieu à l’émergence d’une rationalité propre par les moyens qu’elle met en œuvre. Cette suprématie des moyens sur les fins poursuivies fonde selon Paolo Napoli la spécificité de la mesure policière qui réside dans son « principe d’indétermination historique », c’est-à-dire dans « sa grande capacité d’adaptation à la réalité » (p. 301). Ce résultat conduit l’auteur à souligner l’existence d’une continuité fondamentale entre l’Ancien Régime et la période révolutionnaire, continuité qui réside à la fois dans l’organisation de la police et, surtout, dans la permanence des catégories du droit de police : « C’est précisément parce qu’elles sont intimement liées aux nécessités de la vie que les règles de police conservent cette neutralité qui les fait s’adapter aux contextes les plus divers » (p. 288).
Premier mérite de cette étude, son choix méthodologique, consistant à partir des réflexions de l’époque étudiée et non d’une définition rigide empruntée à la période contemporaine, lui permet d’échapper au piège de l’anachronisme en ne réduisant pas la police à une simple fonction d’auxiliaire de la justice. Ceci permet au livre, et c’est là son second intérêt, d’échapper à la facilité d’une lecture téléologique de l’histoire, faisant de l’époque révolutionnaire un moment de réalisation de valeurs telles que les droits de l’homme ou la liberté. L’effort de contextualisation conceptuelle de Paolo Napoli lui permet en outre de se démarquer de l’approche traditionnelle de l’histoire des idées (et d’une partie de l’histoire du droit), que son idéalisme implicite conduit à extraire les textes étudiés de leur enracinement historique : l’auteur prend également soin de se détacher d’une lecture sociologique ou historique naïve faisant de l’évolution des concepts (celui de police en l’occurrence) le simple reflet de la réalité politique, institutionnelle ou sociale. Les rapports entre les « réalités » et les « représentations », deux sphères dont la séparation aboutit à la production de deux artefacts à la valeur heuristique réduite, sont ici l’objet d’une articulation beaucoup plus subtile, l’auteur reprenant sur ce point nombre d’arguments formulés par l’initiateur de l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte), Reinhart Koselleck. Signalons enfin – et ce n’est pas là un moindre mérite – le remarquable chapitre consacré à la science de la police et au caméralisme allemands, qui permet au public français d’accéder à la fois à des sources et à une historiographie peu connues.
L’ouvrage se caractérise également par des prises de position à la fois fermes et parfois provocantes dans leur formulation, incitant ainsi à une discussion qu’on se bornera ici à ouvrir. Paolo Napoli développe en effet trois thèses entrelacées : celle de la continuité des procédures et des modes d’action de la police, celle de leur autonomie par rapport aux valeurs nouvelles promues à partir de 1789, et (par conséquent) celle de l’absence de rupture par rapport à l’Ancien Régime dans la naissance de la police moderne. De ces trois thèses, c’est la seconde qui constitue la clé de voûte de la démonstration de Paolo Napoli : ce dernier souligne en effet la « relative inertie de […] l’outil réglementaire, par rapport aux valeurs […] nouvelles » de la fin du 18e siècle (p. 16), et cette idée revient comme un leitmotiv dans l’ouvrage, dont la conclusion réaffirme la continuité normative de la police moderne avec celle de l’Ancien Régime, à la fois dans son organisation et surtout dans la rationalité pratique que révèle son modus operandi.
Si l’analyse des procédures de police est convaincante pour les raisons mentionnées ci-dessus, l’autonomie qui leur est accordée dans l’économie générale des mécanismes de régulation politique, sociale et économique de la fin du 18e et du début du 19e siècle paraît plus problématique. Elle repose en effet sur l’idée de l’indépendance de ces procédures par rapport à des valeurs ou à des conceptions juridico-philosophiques ; le traitement désincarné et décontextualisé desdites valeurs et conceptions auquel l’histoire des idées nous a habitué rend a priori cette idée séduisante. Mais elle fait peut-être un peu rapidement bon marché des acteurs qui sont derrière ces procédures et ces modes de faire policiers : tant ceux qui les élaborent, que ceux qui sont chargés de les mettre en place. La thèse d’une convergence entre Turgot et Necker sur les modalités que doit suivre la politique économique apparaît ainsi peu convaincante, tandis que le respect par le personnel de police des procédures policières est, dans la pratique concrète à l’échelle locale, postulé plus que démontré. Ce dernier point aurait nécessité une étude qui aurait très largement débordé le cadre de l’objet de l’étude de Paolo Napoli, et dont l’absence ne peut donc pas lui être reprochée. Une autre réserve, qui concerne à la fois la deuxième et la troisième thèse de l’ouvrage, provient de la réduction du champ de compétence de la police qui se voit dessaisie d’une grande partie de ses prérogatives en matière de régulation de la production et des échanges – même si, par exemple dans le domaine de la salubrité publique, l’héritage du Traité de police de Delamare (rédigé dans les années 1720) est effectivement largement conservé au début du 19e siècle. Paolo Napoli affirme à ce propos que l’opposition mercantilisme-libéralisme, porteuse d’une téléologie libérale, n’est pas recevable. Pour rester dans le domaine (ô combien sensible aujourd’hui) de la régulation économique, les travaux de Simone Meyssonnier, de Jean-Pierre Hirsch ou de Philippe Minard ont montré que cette opposition était en effet simpliste et qu’elle résultait de la rétro-projection de catégories élaborées au cours du 19e siècle. Mais ils ont également souligné que le règlement demeure un outil essentiel de cette police économique. Il y a donc continuité d’une procédure technique précise ; celle-ci ne s’en intègre pas moins dans des valeurs, des projets socio-économiques et des jeux d’intérêts concrets qui ont fortement évolué de Colbert à Guizot. Refuser de faire des conceptions et des contenus théoriques des valeurs absolues : soit ! Mais en faisant une nouvelle fois abstraction du rôle des acteurs et de leurs pratiques, ne risque-t-on pas de réifier les procédures techniques et les modes d’action des institutions ?
On l’aura compris, ce livre a le grand mérite d’ouvrir une perspective très neuve et stimulante à bien des égards, susceptible également d’enrichir les problématiques non seulement de l’histoire des institutions, mais aussi d’un champ en renouvellement important depuis une vingtaine d’années, celui de l’histoire intellectuelle.