Cette publicitĂ© de la Ratp, annonçant l’arrivĂ©e de la ligne 14 du mĂ©tro parisien Ă la gare Saint-Lazare, est parue sur la quatrième de couverture du Monde, en pleine page, le 19 dĂ©cembre 2003. Elle se trouve maintenant sur les murs du mĂ©tro.
Son intĂ©rĂŞt rĂ©side dans son efficacitĂ©, qui passe par l’adĂ©quation entre le texte et l’image. Le slogan « On a rĂ©duit les distances » se voit, et on pourrait mĂŞme dire : « se voit sur la carte ». Mais quels sont donc les ressorts de cet effet de vĂ©ritĂ©, dĂ©montrant que la carte, qui est certes une technique de reprĂ©sentation, est aussi, et peut-ĂŞtre surtout, un langage ?
Ici, le publicitaire a jouĂ© sur un Ă©lĂ©ment clĂ© du langage cartographique : l’Ă©chelle. S’il est Ă©vident pour chacun que l’astuce consiste Ă montrer une petite carte pour traduire de petites distances, le dispositif est en fait un peu plus complexe.
L’Ă©chelle cartographique est le rapport qui existe entre une distance sur la carte et celle qu’elle reprĂ©sente dans la rĂ©alitĂ©. Mais derrière cette dĂ©finition simple, se dissimulent en fait plusieurs pratiques, dont deux, bien distinctes, auxquelles ont recours les techniciens cartographes.
L’Ă©chelle peut ainsi qualifier a priori le niveau de prĂ©cision de la carte. Elle dĂ©finit alors la taille minimum des objets pouvant ĂŞtre reprĂ©sentĂ©s. En deçà , les petits objets sont, soit exclus de la reprĂ©sentation (simplification), soit regroupĂ©s, agrĂ©gĂ©s, pour en former de plus gros, reprĂ©sentables (gĂ©nĂ©ralisation). C’est cette dĂ©marche qui a conduit Ă la production de cartes d’Ă©chelles standard, en France par l’Ign, au 100 000e, au 50 000e, et au 25 000e par exemple. Ă€ chaque « cran », la prĂ©cision linĂ©aire est divisĂ©e par deux, et la prĂ©cision surfacique par quatre.
Cette pratique de l’Ă©chelle est, on s’en doute, largement normative. En France, elle a produit une sĂ©dimentation cartographique, source d’un habitus gĂ©ographique qui affecta plusieurs gĂ©nĂ©rations de gĂ©ographes n’ayant appris Ă voir et Ă comprendre le monde qu’Ă certaines Ă©chelles, imposĂ©es par les outils qu’ils avaient choisis (et sur lesquels ils avaient du reste peu de prise). Si ces tableaux normĂ©s de l’espace avaient une certaine pertinence dans un monde caractĂ©risĂ© par peu de mobilitĂ© et peu de tĂ©lĂ©communication, dans lequel les vitesses de dĂ©placement des objets et de transmission de l’information n’accusaient pas de diffĂ©rentiels très importants, en bref dans le monde rural du 19e siècle aux structures hĂ©ritĂ©es et coriaces du 18e, on peut dire sans se tromper qu’ils ne cadrent plus avec un monde moderne dans lequel la rapiditĂ© comme la lenteur peuvent chacun ĂŞtre un luxe.
Ă€ l’inverse, l’autre dĂ©marche considère l’Ă©chelle comme un outil de transformation, une simple fonction mathĂ©matique d’ajustement technique, qui sert uniquement Ă faire entrer l’espace Ă reprĂ©senter dans le cadre physique du support de la reprĂ©sentation. On s’autorise alors cependant des ajustements marginaux touchant Ă la fois la taille du support et la dĂ©limitation de l’espace, ceci afin d’obtenir un rapport d’Ă©chelle facile Ă utiliser.
Avec la publicitĂ© de la Ratp, on est clairement dans la deuxième dĂ©marche, qui confronte un espace rĂ©ticulaire prĂ©dĂ©fini et un support de reprĂ©sentation constituĂ© par un plan de poche du mĂ©tro parisien. Et c’est lĂ que rĂ©side l’art du publicitaire : l’image ne fonctionne que parce qu’elle fait rĂ©fĂ©rence Ă un plan qui, lui, n’est pas figurĂ©. Ce que comprend implicitement l’observateur, c’est que le plan tenu par l’acteur de la publicitĂ© — qui figure ici l’usager du mĂ©tro — n’est pas Ă sa taille normale. Il devrait bien entendu ĂŞtre Ă peu près seize fois plus grand (en superficie), comme le montre notre reconstitution ci-dessous. Notons en outre que c’est bien le plan de poche qui constitue la rĂ©fĂ©rence, et non pas n’importe quel plan (comme une carte murale par exemple), car la diffĂ©rence ne crĂ©e de sens que dans le cadre d’objets qui sont de mĂŞme nature. Ce qui compte c’est la « dĂ©formation » d’un type d’objet, l’Ă©cart au modèle, pas son remplacement par un autre, d’un autre type.
Ce n’est donc sans doute pas tant la petitesse du plan que son rapetissement par rapport Ă un format et donc Ă une Ă©chelle de rĂ©fĂ©rence, (re)connue du public, qui opère l’effet de vĂ©ritĂ© de l’image. C’est cette prĂ©existence, ce prĂ©alable implicite, l’existence d’un rĂ©fĂ©rent symbolique qui est la condition nĂ©cessaire pour faire de la carte un langage, au-delĂ du code, c’est-Ă -dire au-delĂ d’une traduction symbolique sans histoire de la rĂ©alitĂ©. L’idĂ©e de rĂ©fĂ©rent symbolique est ici Ă prendre Ă tous les sens du terme, car ce n’est pas seulement un plan de poche qui est concernĂ©, dans sa matĂ©rialitĂ©, son format, mais aussi ce plan en tant qu’il est une carte. La petite carte fait rĂ©fĂ©rence Ă une carte parmi toutes les cartes, certes, mais elle fait aussi rĂ©fĂ©rence Ă toutes les cartes, y compris Ă d’autres cartes utilisĂ©es dans d’autres publicitĂ©s. C’est d’ailleurs sur cette base que se dĂ©veloppe l’aspect humoristique de la publicitĂ© — la carte illisible… —, ce qui n’est pas pour nuire Ă son impact. Il y a donc une double absence Ă la source du message, celle qui fait ressortir l’objet Ă la catĂ©gorie des cartes, et celle qui la confronte implicitement au vĂ©ritable plan de poche du mĂ©tro parisien.
Ce n’est donc sans doute pas tant la petitesse du plan que son rapetissement par rapport Ă un format et donc Ă une Ă©chelle de rĂ©fĂ©rence, (re)connue du public, qui opère l’effet de vĂ©ritĂ© de l’image. C’est cette prĂ©existence, ce prĂ©alable implicite, l’existence d’un rĂ©fĂ©rent symbolique qui est la condition nĂ©cessaire pour faire de la carte un langage, au-delĂ du code, c’est-Ă -dire au-delĂ d’une traduction symbolique sans histoire de la rĂ©alitĂ©.
Cette perspective, mise en relation avec le fond du message, suggère ainsi que le concept clĂ© de cette publicitĂ© est plutĂ´t la densitĂ©, traduite en des termes dynamiques par l’accessibilitĂ© qu’offre le rĂ©seau des transports urbains. Paris tient dans la main, Paris est au bout des doigts, tout Paris. Au lieu de considĂ©rer l’espace comme une Ă©tendue aux dimensions absolues, invariables quelle que soit la pratique ou en en privilĂ©giant une sur toutes les autres, ce que traduisait au fond la carte acadĂ©mique, Ă©vangile des protogĂ©ographes, la Ratp fait appel Ă une gĂ©ographie moderne, pour laquelle l’espace est relatif, fait de distances construites et sur lesquelles les sociĂ©tĂ©s peuvent agir, y compris au travers de leurs reprĂ©sentations.
En rĂ©duisant la taille du plan, en signifiant la rĂ©duction des distances, les publicitaires veulent en fait dire que, la densitĂ© augmentant sans perte d’accessibilitĂ© (pas d’encombrements), ce qui signifie plus d’interaction sociale, l’espace, lui, s’agrandit.
Photo 1 : ©RATP, avec nos remerciements
Photo 2 : ©Patrick Poncet