À l’occasion de la Foire internationale d’art contemporain de Paris (FIAC), en 2006, j’avais buté sur une création du plasticien indien Gupta qui exposait Cow, une bicyclette portant deux gros bidons de lait, dont il affichait le prix à 40 000 euros.
Dix ans après, je suis retourné sur les tanety (collines) qui s’élèvent à l’est de la capitale malgache Antananarivo : rien n’avait changé. Les collecteurs de lait continuaient de dévaler les pentes sur des pistes latéritiques défoncées, et aussi de remonter les côtes en poussant des vélos d’un autre âge, avec de chaque côté du guidon un bidon métallique digne des antiquaires européens. C’est comme si Gupta avait figé pour longtemps cette image vivante.
À vrai dire, je n’avais pas attendu dix ans pour aller mesurer l’évolution du commerce du lait dans cette zone péri-urbaine et, surtout, pour guetter l’amélioration des conditions de travail et de vie de ces malheureux laitiers. Entre Masindray et Ankaninandriana, je n’avais noté aucun progrès. Et aujourd’hui, sur les hauteurs, les vaches sont toujours aussi maigres et donnent rarement plus d’un litre de lait par jour. Dans la vallée, la collecte est encore assurée par des cyclistes intrépides sur des vélos rafistolés. Nulle fromagerie, même sommaire, ne s’est installée en aval de cette piste, et celle qui fonctionne à Ambatomanga, dans la vallée voisine, semble cultiver son style vintage, au cas où des touristes souhaiteraient visiter les traces d’un autre siècle.
Il est vrai que, de mon côté, j’étais resté dans une passivité coupable. Par exemple, à aucun moment je n’avais osé déplier la coupure du Monde pour montrer aux laitiers-cyclistes à quel point ils étaient célèbres. Et je n’avais pas davantage mis à exécution le projet artistique surréaliste qui m’était venu à l’époque de transporter à Paris et d’exposer dans une galerie l’une de ces bennes à ordures qui pullulent à Antananarivo, fraîchement alimentée en déchets répugnants, avec une femme décharnée grattant à l’intérieur pour trouver à manger. À la fois performance et installation, cet événement se voulait une dénonciation de l’ultra-pauvreté en même temps qu’une réponse à Gupta sur son propre terrain. J’avais été lâche.
Toutefois, dire que rien n’avait changé serait déformer la réalité. Les laitiers-cyclistes peuvent désormais croiser, chaque week-end, des quads pilotés par la jeunesse dorée d’Antananarivo, lourdement harnachée de casques et vêtements de protection. Quand ils soulèvent une poussière enivrante pour les uns et aveuglante pour les autres, ces bolides font peut-être rêver les laitiers du jour où ils livreront leurs bidons de lait en mobylette.
Il y a aussi du nouveau quand la piste arrive dans la plaine d’Antananarivo, peu avant la gare désaffectée d’Ambohimanambola. Sur la droite, il y a depuis peu un petit parc de loisirs où les familles aisées viennent passer leurs dimanches. On peut y apercevoir une vraie piscine dont le bleu de l’eau semble irréel comparé à la couleur de la rivière Ikopa, qui borde la piste sur la gauche. Nos laitiers saluent d’ailleurs en cet endroit, depuis toujours, leurs compagnons de misère, des piroguiers qui extraient inlassablement du fond de l’eau du sable destiné à la construction des immeubles de la ville.
Nul doute qu’entendre le brouhaha joyeux des enfants dans ce petit Disneyland redonne aux cyclistes un peu de force pour accomplir les dix kilomètres de route (plate) qui les séparent du marché. Au moins, on a la preuve que deux mondes diamétralement opposés peuvent se croiser ; l’un ne voit pas l’autre, mais l’autre voit l’un. Et moi qui les vois tous les deux, je ne fais rien.
Pour autant, tout n’est pas désespérant : j’ai rencontré un laitier à trois bidons, tout aussi antiques, mais cela améliore incontestablement sa productivité. Gupta dispose donc d’une nouvelle source d’inspiration pour son oeuvre. Ne pourrait-il pas l’appeler Cow augmentée ? L’art contemporain s’en trouverait enrichi, mais malheureusement sans aucun impact sur la misère de ses modèles.