Quand la musique passe les portes du laboratoire.
Et si la musique n’était pas une production culturelle, un art plus ou moins improvisé, mais un agencement spécifique de neurones ou un bagage génétique hérité ? Et si les capacités d’écoute, de pratique, et d’appréciation musicale dont font preuve certaines personnes ne dépendaient non pas de leur environnement social, mais de certaines prédispositions biologiques ? Et si la musique [1] était une fonction innée, par opposition à une faculté acquise par apprentissage ?
On trouve ces interrogations regroupées sous la plume de Bernard Lechevalier [2] : « Y a-t-il des facteurs autres que sociologiques, et particulièrement neuropsychologiques, susceptibles d’expliquer la différence entre les groupes de personnes qui aiment la musique, ceux qui la connaissent et la pratiquent, et ceux qu’elle laisse indifférents ? » (2010, p. 24). Alors que le chercheur français — partant du présupposé que la musique est reliée à une aire spécifique du cerveau humain — s’adonne à la tâche d’investiguer les différences neuro-anatomiques pouvant être observées entre des sujets musiciens et non musiciens, nous nous contenterons, dans cet article, d’examiner les propos d’auteurs l’ayant précédé, ces derniers étant à la recherche de la localisation ainsi que de l’origine de la musicalité. Ce sont les chercheurs d’un courant que l’on pourrait nommer « neuro-musicologie » ou encore « neuroscience cognitive de la musique » [3] qui se donnent pour mission de répondre aux questions formulées en exorde. Leurs recherches, qui visent, de manière générale, à rapprocher l’organe qu’est le cerveau à la discipline musicale, peuvent être regroupées en deux écoles principales, l’une française, l’autre canadienne. Leurs objets d’investigation sont vastes, s’étendant de l’hypothétique distinction entre le cerveau des musiciens et celui des non-musiciens à l’éventuelle inscription du talent musical dans des réseaux neuronaux spécifiques, en passant par les démarcations entre les zones cérébrales de traitement de la musique et du langage. Ce dernier point, ayant trait aux zones cérébrales spécifiques au traitement du langage, est notable étant donné que les recherches sur la cérébralisation de la musique semblent avoir émergé précisément en réponse aux débats portant sur la distinction entre langage et musique au niveau cérébral. En effet, les controverses en la matière mettent en scène des positions variées en ce qui concerne la question de savoir si la musique emprunte les mêmes circuits neuronaux que le langage lorsqu’elle parvient au cerveau ou si elle possède un parcours ainsi que des zones spécifiques à l’intérieur de l’organe. Nous verrons plus bas que cette interrogation est essentielle lorsqu’il s’agit de se poser la question de l’éventuel rôle actif de la musique dans l’évolution de l’espèce humaine. Les auteurs principaux dont nous exposerons la pensée ci-après, bien qu’ayant des thématiques de recherche différentes les unes des autres, prennent part au débat évoqué ci-dessus en partageant le présupposé suivant quant à l’inscription cérébrale de la musique, qu’ils tiennent d’ailleurs pour acquise : la musique concerne des réseaux neuronaux spécifiques, qui ne sont pas les mêmes que ceux exploités par le langage. Il s’agit de la thèse de la spécialisation cérébrale pour la musique, sur laquelle nous reviendrons en détail par la suite [4].
Dans cet article, nous commencerons par examiner le contexte socio-historique de production des théories proposées à l’étude, avant de les présenter brièvement selon la perspective des auteurs. Ensuite, nous tâcherons de les décortiquer selon une perspective d’études sociales des sciences et de la médecine, en faisant ressortir l’influence que de telles théories peuvent avoir sur la société et les personnes concernées, et en mettant en évidence la manière dont les propos soutenus par les auteurs tendent à véhiculer une représentation de l’individu en tant que sujet cérébral (Ehrenberg 2004, Vidal 2005). Nous partirons de l’analyse de deux articles, l’un provenant de ce que je nommerai l’« école française » (Platel, Lechevalier…), l’autre de l’« école canadienne » (Peretz, Zatorre…). Le premier est un article d’Hervé Platel [5], tiré de l’ouvrage collectif Le cerveau musicien. Neuropsychologie et psychologie cognitive de la perception musicale et intitulé « Anatomie fonctionnelle de la perception et de la mémoire musicale », dans lequel l’auteur se demande s’il existe un « cerveau musicien, à l’image d’un cerveau spécialisé dans le traitement du langage, avec des régions corticales spécialisées dans la perception et la mémorisation de la musique » (p. 291).
Le second, tiré de The cognitive neuroscience of music, est un article d’Isabelle Peretz [6], intitulé « Brain Specialization for Music : New Evidence from Congenital Amusia ». Dans cet article, il est à nouveau question de la thèse de la spécialisation neuronale pour la musique et de la façon dont cette théorie peut être appuyée ou même « prouvée » par les observations menées en lien avec des cas d’« amusie congénitale », selon le terme créé par l’auteure.
Le paradigme du cerveau.
Les deux articles, ayant été publiés l’un en 2003, pour la première édition, l’autre en 2006, succèdent à la fameuse « décennie du cerveau » évoquée par G. W. Bush en 1990, qui ne semble pas avoir pris fin à la date mentionnée par l’ancien président. Bien au contraire. C’est pourquoi nous parlerons ici de « paradigme scientifique [7] du cerveau », ce qui nous permet de supposer un allongement indéterminé de la période historique actuelle, caractérisée par un engouement pour les connaissances liées à l’organe prisé par Descartes.
À une époque où la recherche autour du cerveau semble avoir atteint son paroxysme, la compréhension de l’être humain est constamment remise en question et remodelée en fonction des avancées des disciplines médicales et scientifiques, tendant toujours plus vers une forme de réductionnisme cérébral. Comme l’affirme Fernando Vidal [8], « diverses tentatives émergent pour saisir les fondements cérébraux de phénomènes individuels ou sociaux, rapprocher les sciences humaines des neurosciences » (2005, p. 37-38), le préfixe neuro- s’attachant (et s’attaquant) désormais à toutes les disciplines.
Les approches tendant à la cérébralisation de la musique que nous allons examiner ci-après semblent doublement emprisonnées, à la fois au sein d’un paradigme cérébral parfois réductionniste et dans son revers, la visée d’application des neurosciences à des domaines concernant le comportement individuel et social des acteurs sociaux. L’extension des neurosciences à des sphères de plus en plus nombreuses et différenciées peut induire des transformations plus ou moins importantes touchant aux représentations d’un sujet quant à son identité, à la médecine et à ses possibilités curatives, à la science et aux espoirs qu’elle porte, ou encore à la maladie et à la santé. Dans un tel contexte, le sujet peut être confronté à une représentation de lui-même en tant que possesseur d’un cerveau qui semble le définir ontologiquement, un organe sur lequel on peut agir et produire un discours, que l’on peut mettre en images, décortiquer, analyser, classer ou catégoriser. Ian Hacking [9], dans son cours au Collège de France (2005), estime que la science fonctionne selon des « impératifs » implicites, qui orientent les recherches vers des modèles préétablis. Ainsi, les recherches scientifiques — y compris celles que nous nous apprêtons à présenter —, auraient tendance à quantifier, médicaliser, normaliser, biologiser, et à rendre génétique leurs objets de recherche (ibid.).
Les études mobilisées dans le cadre de cet article semblent effectivement vouloir inscrire biologiquement et génétiquement certaines capacités usuellement comprises comme le fruit d’un apprentissage. Les sphères médicales et scientifiques peuvent également être confrontées à un certain nombre de métamorphoses liées à un paradigme cérébral qui semble rapprocher et entremêler les disciplines, allant parfois jusqu’à les confondre. En effet, certains médecins semblent se transformer peu à peu en techniciens, en maniant des machines sophistiquées pour travailler sur — et non soigner de leurs mains — le corps humain, parfois réduit à un objet d’analyse. À leur tour, les scientifiques semblent élargir leurs champs de recherche en travaillant dans des domaines ayant trait aux maladies mentales et somatiques, calquant leurs études sur les cas et besoins cliniques. Dès lors, il peut devenir ardu de se positionner sur les distinctions entre sciences et médecines lorsqu’il s’agit d’agir ou de fournir des connaissances sur l’organe complexe qu’est le cerveau.
Musique et cerveau.
Les recherches en neuropsychologie de la musique, que l’on pourrait imaginer récentes, semblent avoir émergé à la fin du 19e siècle, suite aux premiers constats de dissociation, chez des patients cérébro-lésés, entre les capacités musicales et les facultés langagières (Lechevalier, Platel et Eustache 2006). Les chercheurs que nous allons étudier s’autoproclament néanmoins pionniers dans la recherche sur les liens entre musique et circuits neuronaux, s’étant remis à la tâche dès les années 1990, également à la suite de cas de personnes souffrant d’une forme particulière d’agnosie, nommée « amusie ». Le terme d’amusie sera repris et développé par Peretz (2003) qui en viendra à parler d’« amusie congénitale ». Après avoir constaté que les personnes concernées par l’amusie peuvent tout à fait s’exprimer et comprendre le langage, mais qu’elles sont désormais insensibles à tout ce qui a trait à la musicalité, la première hypothèse de spécialisation cérébrale pour la musique est émise, et les expérimentations sur le fonctionnement du cerveau en situation d’écoute ou de pratique musicale débutent. Les recherches dans le domaine de la neuro-musicologie ont probablement été largement facilitées et encouragées par l’apparition de nouvelles techniques d’imagerie cérébrale, surtout à partir du début des années 1990, concordant avec la reprise des travaux de neuropsychologie musicale.
Il est intéressant de noter que les auteurs que nous aborderons ci-après semblent avoir tout d’abord basé leurs hypothèses sur les cas d’amusie diagnostiqués dès la fin du 19e siècle, pour en venir à mener leurs propres recherches cliniques et expérimentales visant à confirmer les données obtenues par leurs prédécesseurs (Lechevalier, Platel et Eustache 2006, Peretz 2003). Il est également important d’avoir conscience du fait que la plupart des données produites par les chercheurs en neuroscience musicale sont basées sur des expérimentations effectuées sur des personnes souffrant de lésions cérébrales, celles-ci étant comparées à des groupes contrôle estimés être en possession d’une certaine « normalité cérébrale ». C’est le cas par exemple de la recherche de Peretz en 2003, qui compare un groupe de personnes « amusiques congénitales » avec un groupe de sujets contrôle sur des tâches de reconnaissance de mélodies, de paroles et de sons environnementaux. De ce fait, il est important de garder à l’esprit que les recherches prétendant détenir des preuves d’une spécialisation cérébrale pour la musique sont pour la plupart issues d’études à partir de cerveaux lésés. Sur une base comparative, ces résultats sont généralisés aux cerveaux dits sains, à défaut de parvenir à un consensus sur les zones concernées par l’écoute et la reconnaissance musicale chez des individus ne souffrant pas d’amusie.
La spécialisation cérébrale pour la musique.
Les deux articles sur lesquels se basent nos observations concernent plus ou moins directement la thèse de la spécialisation neuronale — ou sélectivité cérébrale — pour la musique, sur laquelle les chercheurs provenant tant de France que du Canada s’accordent. La thèse de la spécialisation peut être définie comme suit :
La spécialisation cérébrale pour la musique renvoie à la possibilité que le cerveau humain soit équipé avec des réseaux neuraux dédiés au traitement de la musique. Le fait de trouver des bases à l’existence de tels réseaux spécifiques à la musique suggère que la musique pourrait avoir des racines biologiques [10].(Peretz 2003, p. 193)
Au contraire, si l’on découvre que la musique est systématiquement corrélée à d’autres aires cérébrales, notamment celles abritant les fonctions langagières, on pourrait la considérer comme un construit culturel, comme c’est généralement le cas (ibid.). Comme mentionné précédemment, l’hypothèse d’une sélectivité neurale pour la musique a été fondée à partir de cas de patients présentant des lésions cérébrales, comme l’annoncent Lechevalier, Platel et Eustache en affirmant que « la présence de troubles perceptifs linguistiques ou musicaux extrêmement sélectifs suggère l’existence de régions cérébrales spécialisées dans ces domaines » (2006, p. 82). Or, comme le laisse entendre cette affirmation, l’hypothèse de la spécialisation cérébrale pour la musique se trouve être intimement liée au débat ayant lieu au cœur de la neuropsychologie musicale concernant la distinction ou la superposition du langage et de la musique au niveau des aires cérébrales. En effet, le fait de postuler une sélectivité neuronale concernant la musique équivaut à prendre parti du côté d’une dissociation entre musique et langage. Platel insiste sur le fait que c’est l’essor des méthodes expérimentales ainsi que des techniques d’imagerie cérébrale qui a permis de plaider en faveur d’une « distinction musique/langage, en localisant chacune des fonctions dans un hémisphère différent » (p. 292), le langage étant localisé dans l’hémisphère gauche, la musique dans l’hémisphère droit (ibid.) [11]. Suivant l’hypothèse d’une spécialisation cérébrale pour la musique, Platel cherche à démontrer, dans son article, l’existence d’un « cerveau musicien », au même titre que la découverte des aires de Broca et de Wernicke, à la fin du 19e siècle, permettent de parler d’un cerveau langagier.
Le chercheur a conscience du problème de causalité qui se joue dans ce genre de démonstration. En effet, si l’on parvient à la conclusion que des zones cérébrales sont particulièrement impliquées dans le traitement de la musique, il reste problématique « d’un point de vue phylogénétique de dire si les capacités musicales se sont construites à partir du substrat dévolu aux capacités langagières, ou l’inverse » (ibid., p. 291). Lechevalier (2010) soulève également ce problème concernant la plasticité cérébrale — notion sur laquelle nous reviendrons ultérieurement — en se demandant si les différences structurelles observées entre les cerveaux des musiciens et des non-musiciens sont à mettre sur le compte de la pratique musicale intensive ou à relier à des dispositions innées. De son côté, Peretz fonde sa thèse de la spécialisation neuronale pour la musique sur trois types de cas : les désordres cérébraux acquis ; les problèmes dits congénitaux, sur lesquels nous reviendrons également ci-après ; et les stimulations cérébrales de personnes souffrant d’épilepsie. Si la musique est biologiquement déterminée, ce qui est l’hypothèse de la chercheuse, alors il reste à démontrer que des spécialisations neuro-anatomiques existent (Peretz 2003). Les trois domaines susmentionnés sont, à son avis, des preuves de l’existence de réseaux neuronaux dédiés spécifiquement à la musique, constituant des anomalies cérébrales qui perturbent ou épargnent exclusivement les compétences musicales des sujets (ibid.).
Nous nous concentrerons ici sur le cas de l’amusie [12]. L’amusie, qui peut être développée suite à un accident vasculaire cérébral par exemple, ou encore être congénitale, selon la thèse singulière de l’auteure, consiste en des « troubles de la perception et de l’expression de la musique […] en rapport avec un dysfonctionnement cérébral » (Lechevalier 2010, p. 32), et peut être totalement dissociée des fonctions langagières, dans le sens où un sujet peut conserver la parole et la reconnaissance du langage, tout en ne percevant plus du tout la musique, ou en la trouvant désagréable à l’écoute par exemple, les cas étant très diversifiés.
La musique comme fonction biologique, voire génétique.
Selon Peretz (2003), les preuves apportées par les neurosciences actuelles en matière de musique favoriseraient la perspective biologique par rapport à la culturelle. Bien que l’hypothèse de la spécialisation neurale pour la musique aille, de manière générale, dans le sens de sa biologisation, Peretz va plus loin en affirmant que la musique pourrait même avoir une origine génétique. Ainsi, les impératifs de la recherche scientifique tels que pensés par Hacking (2005) suivent l’ordre établi par le philosophe ; après la biologisation, la tentative de rendre l’objet d’étude génétique. Le dessein de son article est de passer en revue les preuves neuropsychologiques allant dans le sens de l’appréhension de la musique comme une fonction biologique, et d’exposer son hypothèse concernant ce qu’elle appelle l’« amusie congénitale » (« congenital amusia »). Ce type d’amusie, dit congénital, concernerait des personnes sujettes à l’amusie dès leur naissance, indépendamment de leurs compétences sociocognitives, ce qui laisserait supposer une éventuelle hérédité du phénomène. Le cerveau serait-il donc préfiguré pour percevoir ou non la musique ? Le constat de l’amusie congénitale étant posé, les preuves ne suivent pas : la chercheuse est actuellement à la recherche d’appuis expérimentaux confirmant son hypothèse. En ce qui concerne la thèse de la biologisation de la musique, elle semble faire l’unanimité parmi les chercheurs dans le domaine. En effet, alors que Lechevalier considère la musique comme une « fonction cérébrale » (2010, p. 38), David Huron [13]se demande si la musique est une adaptation évolutive (Peretz et Zatorre 2003). La théorie de l’évolutionnisme musical est en cours de démonstration, reposant sur quatre preuves — génétique, neurologique, éthologique, archéologique —, dont une est déjà acquise selon l’auteur — la neurologique —, et une autre en cours de démonstration par Peretz elle-même (la génétique). Selon Huron, la musique pourrait avoir une valeur de survie en tant qu’elle permettrait la consolidation du lien social, tout comme le langage, qui facilite les interactions groupales (ibid.).
Ces propos conforteraient probablement Platel dans l’idée que nous sommes en possession d’un « cerveau musicien ».
Mais où donc se cache la musique ?
Malgré la confiance en la thèse de la spécialisation cérébrale pour la musique, il semble que les chercheurs concernés ne parviennent pas à un consensus concernant les zones cérébrales impliquées dans le traitement de la supposée prédisposition biologique que constitue la musique. En effet, alors que Blood, Zatorre [14] et al. (1999) tentent une cartographie des fonctions musicales en montrant une activation de la région frontale inférieure droite et appuient la thèse de la sollicitation préférentielle de l’hémisphère droit dans les processus de mémorisation musicale, selon Platel (2006), cette activation hémisphérique droite supposée reste encore à prouver. En effet, nombreux sont les auteurs qui supposent une activation des deux hémisphères lors du traitement cérébral de la musique. Liégeois-Chauvel, Chauvel et Laguitton [15]affirment, par exemple, que « la musique ne semble pas être traitée en intégrité par l’hémisphère droit, comme cela avait été postulé pendant de nombreuses années, mais en plusieurs composantes traitées par les deux hémisphères » (Lechevalier, Platel et Eustache 2006, p. 59). Ainsi, le consensus étant établi sur le fait que la musique peut être localisée dans des zones spécifiques du cerveau, encore reste-t-il à savoir où elle se cache. Peretz (2003) a conscience du problème lorsqu’elle affirme que si, comme elle le postule, les fonctions biologiques sont préinstallées, il doit y avoir une consistance dans leur localisation cérébrale, mais qu’il demeure encore difficile d’y avoir accès. L’auteure conclut sur ce point en affirmant à regret que le seul consensus existant à ce jour concerne le contour mélodique de la musique, que la majorité des recherches situe dans le gyrus temporal supérieur et les régions frontales droites. Au contraire, en ce qui concerne l’écoute, la reconnaissance ou la reproduction des autres composantes musicales que sont le rythme et le timbre, les chercheurs ne semblent pas parvenir à s’accorder. Il est intéressant, à ce stade, de constater que malgré ce manque de consensus scientifique, les revues grand public ainsi que les articles en ligne n’hésitent pas à clamer haut et fort la localisation des facultés musicales [16], et que les articles scientifiques eux-mêmes cachent allégrement ce manque de certitude concernant les résultats présentés.
Le sujet cérébral.
En avançant l’hypothèse d’un cerveau musicien, les auteurs abordés plus haut contribuent à véhiculer une compréhension de l’individu en tant que sujet cérébral. Ce terme, utilisé par Ehrenberg en 2004, suivi de près par Vidal en 2005, renvoie au fait que le cerveau « apparaît [dans le discours neuroscientifique] comme le seul organe indispensable à l’existence du moi et au maintien de l’identité personnelle » (Vidal 2005, p. 37). L’idée étant que les sujets, étant confrontés quotidiennement à des connaissances médicales et scientifiques accordant une place prépondérante au cerveau, pourraient en venir à s’auto-identifier à leur cerveau et à éprouver une certaine confusion entre le fait d’avoir un cerveau et le fait d’être un cerveau, comme le met en avant le titre d’un article de Joseph Dumit [17], « Is it me or my brain ? » (2003).
Selon la perspective d’Ehrenberg [18], les neurosciences procèdent à une tentative de neurologisation du social, identifiant progressivement les connaissances sur le cerveau aux connaissances du sujet à propos de lui-même, visant de la sorte le rétablissement de la fusion entre psychiatrie et neurologie qui avait lieu avant la fin du 19e siècle (Ehrenberg 2004). Et en effet, que font les recherches sur la biologisation de la musique, si ce n’est tenter cette fameuse explication neuroscientifique des faits sociaux et culturels ? Renvoyant les capacités musicales à des réseaux neuronaux ou encore à des gènes, elles tendent à véhiculer l’idée que les facultés musicales d’un sujet ne sont pas le résultat de son apprentissage de la discipline ni de l’univers social ou culturel dans lequel il a baigné, mais bien plutôt des prédispositions de son cerveau, auxquelles il peut devenir difficile de ne pas le réduire. Tout comme Dumit se demande si l’on est ou si l’on a un cerveau, l’on peut se demander si l’on est musicien ou si l’on a simplement des gènes ou des neurones musiciens, en bref : est-on musicien ou a-t-on un cerveau musicien ? De plus, Dumit met en avant l’impact des images dont font usage les articles neuroscientifiques ou médicaux afin d’appuyer les propos tenus par leurs auteurs. L’anthropologue soutient l’idée que les images exploitées sont assimilées par les lecteurs à des preuves de la base biologique des phénomènes observés (dans le cadre de son article, des maladies mentales). Cette « rhétorique » des images de cerveau aurait un « pouvoir persuasif sur la compréhension qu’ont les individus de leur propre corps et de leur soi objectif » (Dumit 2003, p. 35 ; traduction libre). En effet, ils en viendraient à s’auto-représenter comme un cerveau, ce qui pourrait également conduire à des effets de catégorisation, que nous aborderons plus bas. En plus de l’impact performatif [19] des images, n’oublions pas celui des mots utilisés par les chercheurs dans leurs articles, qui évoquent constamment des preuves avant même d’avoir entamé leurs expérimentations. Ce phénomène est très justement illustré par Ehrenberg, qui questionne la terminologie utilisée dans les articles neuroscientifiques : « il faut noter que les expressions employées par les chercheurs sont : rôle, implication, sous-tendus, base, reposer sur » (2008, p. 5), ce qui tend à faire penser que l’on est en présence de liens de causalité, alors qu’il s’agit de simples corrélations. Ainsi, quand Peretz expose le fait que l’amusie congénitale est sous-tendue par, ou basée sur des réseaux neuronaux innés, encore faut-il garder à l’esprit qu’il peut s’agir plutôt d’une hypothèse que d’un fait avéré.
Or, si les thèses et images véhiculées par les neurosciences parviennent réellement à faire du sujet un « cerveau musicien », à partir du moment où certains soutiennent que les capacités musicales ne sont pas exclusivement le fruit d’un bagage culturel, social ou artistique, pourquoi alors ne pas optimiser les capacités de son cerveau via les nombreuses techniques d’entrainement cérébral en ligne, afin de développer les aires concernées par la musique, plutôt que de s’ennuyer dix années durant sur les bancs d’un Conservatoire ? Ce questionnement nous renvoie au phénomène de plasticité cérébrale, évoqué plus haut, qui rend compte de la capacité adaptative du cerveau, celui-ci se remodelant en fonction des expériences et apprentissages. Or, comme le démontre Marion Droz-Mendelzweig [20],
cette compréhension des mécanismes cérébraux sous-tend un lien entre l’organe et le sujet qui projette la recherche sur le cerveau dans une dimension innovante, puisqu’ouvrant la porte à une vision foncièrement anti-déterministe eu égard au destin de l’individu. (2010, p. 333)
À ce stade, un paradoxe, ou du moins un flou explicatif dans le discours des chercheurs vus précédemment, peut être signalé. En effet, ceux-ci se demandent, d’un côté, si des musiciens présenteraient des différences quantitatives dans les présupposées aires cérébrales impliquées dans le traitement de la musique de par leur apprentissage de la musique et, de l’autre, postulent des hypothèses tout à fait déterministes à l’instar de la théorie de l’amusie congénitale, qui fait de la musique un pré-câblage inné.
Il semble que le domaine de la neuropsychologie musicale soit en proie à des tensions concernant le caractère inné ou acquis des zones cérébrales spécifiques à la musique que l’on tente de prouver.
Effets identitaires et de catégorisation.
La compréhension de soi en tant que sujet cérébral, qui émerge du point précédent, peut conduire à des effets identitaires ainsi que de catégorisation. En effet, tout en déculpabilisant la personne de son manque de musicalité, l’hypothèse de l’amusie congénitale peut contribuer à la classer dans une catégorie pathologique — ou du moins hors de la norme — sur la seule base de sa spécificité cérébrale. De ce fait, tout en ayant la possibilité de s’identifier à sa nouvelle identité semi-pathologique, « l’amusique congénital » pourra également être discriminé sur d’autres plans. Les théories sur le soi-disant « cerveau musicien » peuvent contribuer de ce fait à ce que Hacking (2005) nomme « façonner les gens », qui consiste à classer et catégoriser les sujets selon des caractéristiques ayant été médicalisées et normalisées par les recherches scientifiques. Ce façonnage identitaire est, selon l’auteur, accompagné d’un « effet de boucle », compris comme l’assimilation, par les sujets, de la catégorie à laquelle ils ont été attribués, puis d’un feedback de la part des individus « façonnés », portant sur la recherche et la société. C’est ainsi que l’on peut voir émerger des associations de patients ou de proches de patients s’identifiant à la catégorie diagnostique dans laquelle ils ont été rangés. Des personnes « amusiques » pourraient, par exemple, décider de revendiquer leur spécificité cérébrale, ou encore leur droit à la dépréciation ainsi qu’à l’incompréhension de la musique.
Par sa critique de la cérébralisation des maladies mentales, évoquée plus haut, Dumit démontre que les images sur le cerveau — tout en provoquant une identification du sujet à sa maladie désormais comprise comme cérébrale — contribuent également à classer la population par « types de cerveau ». Tout comme les cerveaux de personnes atteintes de schizophrénie, de dépression, ou encore de dépendance aux substances peuvent être différenciés par les techniques d’imagerie cérébrale, il semble que les musiciens et non-musiciens, amusiques ou non, présentent également, aux yeux des neuroscientifiques, des types de cerveaux spécifiques pouvant être identifiés et classés [21].
En plus de la catégorisation des individus par types de cerveaux, permise par les recherches neuro-musicologiques, ces dernières tendent également à pathologiser certaines pratiques et spécificités ayant trait à la musique. En effet, tandis que Lechevalier (2010) se demande si l’amusie peut être considérée comme un handicap, Platel s’interroge sur une possible « pathologie de la justesse vocale » (2006, p. 301). On peut ainsi mettre à jour, dans certains écrits neuroscientifiques, une tendance non seulement à la cérébralisation des comportements sociaux, mais aussi à leur pathologisation, ce qui peut avoir pour conséquence une stigmatisation des personnes concernées, et révèle en plus des enjeux thérapeutiques ainsi qu’économiques. En effet, à partir du moment où l’amusie congénitale pourrait être considérée comme une dysfonction cérébrale et/ou génétique, on pourrait imaginer que l’on tente d’y remédier par de coûteux systèmes de rééducation neuronale, ou encore par des opérations neurochirurgicales visant à réparer l’aire cérébrale spécifique à la justesse vocale.
Le sujet cérébral comme nouvelle figure anthropologique de la modernité [22].
Nous avons parlé du fait que les propos véhiculés par les recherches neuro-musicologiques pouvaient participer à une compréhension de l’individu en tant que sujet cérébral. Le néologisme « brainhood », créé par Vidal, rend compte de la performativité des soi-disant « preuves » scientifiques qui tendent à assimiler le sujet à son cerveau : « If personhood is the quality or condition of being an individual person, brainhood could name the quality or condition of being a brain » (Vidal 2009, p. 5). Cette nouvelle qualité ontologique de la personne a, selon l’auteur, gagné en popularité dans les publications scientifiques au cours du 20e siècle, jusqu’à devenir une figure anthropologique inhérente à la modernité, le cerveau étant devenu le lieu du « soi moderne » (ibid., p. 5-6).
Attendons néanmoins de découvrir les résultats des recherches sur l’origine génétique de la musique, sur son rôle dans l’évolution et la survie de l’espèce humaine, et sur sa localisation exacte, pour décider si l’individualité de chacun peut se réduire à des prédispositions cérébrales spécifiques. Malgré des résultats encore chancelants, les auteurs abordés dans cet article semblent accorder beaucoup d’espoir à la démonstration de leurs hypothèses, et voir des preuves de la spécialisation cérébrale pour la musique là où des chercheurs en sciences sociales verraient probablement des différences individuelles, culturelles ou sociales. Que l’on sache reconnaître des airs familiers ou non, que l’on apprécie les performances vocales de Mylène Farmer ou pas, que l’on soit capable de jouer une sonate de Beethoven au piano ou non, le débat reste — pour le moment — ouvert sur les origines culturelles, sociales, biologiques, ou encore génétiques de la musicalité.
Musique et langage, une dette invisible.
Pour terminer, intéressons-nous un instant aux relations entre les découvertes neuroscientifiques touchant à la localisation du langage dans le cerveau, et aux recherches parcourues dans cet article ayant trait à la spécialisation cérébrale pour la musique. Il est intéressant de remarquer que la comparaison entre la musique et le langage, vivement rejetée par les auteurs lorsqu’il s’agit de localiser cérébralement la discipline, est exploitée en de nombreuses autres occasions, le « cerveau langagier » semblant représenter une sorte d’idéal à atteindre. En effet, nous avons dit plus haut que l’hypothèse de la spécialisation cérébrale pour la musique se trouvait intimement liée aux débats concernant les démarcations ou la cohabitation du langage et de la musique dans les aires cérébrales. Nous avons vu que les auteurs qui postulent une sélectivité neuronale de la musique défendent fortement une dissociation entre la musique et le langage au niveau cérébral. De ce fait, il semble que des analogies entre musique et langage devraient être évitées au maximum par les chercheurs dans le domaine des neurosciences musicales — ceux-ci semblent d’ailleurs rechigner à comparer leurs recherches à celles ayant eu lieu dans le domaine du langage. Pourtant, nous avons vu tout au long de cet article qu’un certain nombre de comparaisons étaient utilisées par les auteurs afin, semble-t-il, de donner davantage de consistance à leurs propos, les recherches concernant la localisation cérébrale du langage étant bien plus avancées et abouties que celles touchant à la cérébralisation de la musique. L’exemple le plus flagrant est celui de Platel, qui semble se baser sur le modèle d’une aire spécialisée dans le traitement du langage pour présupposer et appuyer l’existence d’un « cerveau musicien », autrement dit d’une aire propre au traitement cognitif de la musique, à l’image des aires de Broca et de Wernicke pour le langage, qui ont permis de parler d’un « cerveau langagier ». Un autre exemple de comparaisons entre les localisations cérébrales de la musique et du langage, malgré une prise de position pour la distinction des deux phénomènes, est celui de Huron, qui suppose, en prenant pour référence les connaissances sur le langage, que la musique pourrait également avoir une valeur de survie, par la consolidation du lien social qu’elle pourrait permettre. Il semble donc que les analogies entre musique et langage soient parfois utiles lorsqu’il s’agit de donner de l’ampleur à certaines observations faites par des neuroscientifiques s’intéressant à la musicalité, les découvertes ayant trait à la spécialisation de certaines aires cérébrales pour le langage semblant fonctionner comme un modèle guidant les recherches sur la localisation cérébrale de la musique.