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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La métaphore spatiale : pour une lecture de Michel Foucault et Yves Lacoste.

Nos remerciements à la revue Le foucaldien qui a autorisé la publication d’une version traduite et légèrement remaniée d’un article paru dans ses colonnes.

« Rue Michel Foucault à Vendeuvre-du-Poitou », Yann Calbérac, 2016.

Essayer de déchiffrer [les transformations du discours] (…) à travers les métaphores spatiales, stratégiques, permet de saisir précisément les points par lesquels les discours se transforment dans, à travers et à partir des rapports de pouvoir. (Foucault 1976b, p. 78)

En 1976 paraît le premier numéro de la revue française de « stratégies, géographies, idéologies » Hérodote [1], fondée et animée par le géographe Yves Lacoste entouré d’un petit groupe d’étudiants de l’Université de Vincennes (Giblin 2018, Lacoste 2018b). Avec elle, Y. Lacoste — un franc-tireur de la géographie française (Lacoste 2010, 2018a, Bataillon 2006) — poursuit la promotion d’une géographie critique et engagée dont il vient de poser les fondements dans un pamphlet, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Lacoste 1976c). Le numéro inaugural d’Hérodote, publié par l’éditeur militant François Maspero (Hage 2005), fixe un agenda non seulement pour la revue, mais aussi pour la géographie dans son ensemble (Hérodote 1976a). Son sommaire est donc habilement composé : en plus de l’éditorial (Lacoste 1976a) appelé à faire scandale, les trois principaux articles entendent expliciter et décliner ce programme. Le premier (signé collectivement, mais principalement écrit par Y. Lacoste) — « Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie et géographie de la crise » (Hérodote 1976b) — reprend l’argumentaire déjà développé dans le pamphlet et assigne un projet théorique à la géographie, désormais définie comme une géopolitique, c’est-à-dire l’étude des rivalités de pouvoir sur le territoire. Ce projet théorique est mis en œuvre par une méthode, elle-même définie à partir du récit d’un fait de guerre d’Y. Lacoste : son expertise menée sur les bombardements américains au Vietnam (Bowd et Clayton 2012). C’est l’objet d’un long récit qui démontre à la fois la pertinence et l’utilité de la démarche géopolitique : « Enquête sur le bombardement des digues du Fleuve Rouge (Vietnam, été 1972). Méthode d’analyse et réflexions d’ensemble » (Lacoste 1976b). Après la théorie et la méthodologie reste alors à parachever cet ambitieux projet intellectuel en le fondant sur une réflexion épistémologique renouvelée. C’est tout l’enjeu de l’entretien qu’accorde Michel Foucault à cette revue naissante (Foucault 1976b) : les géographes [2] interrogent le philosophe sur sa méthode archéologique (Foucault 1966, 1969) et le questionnent sur la place que peut y occuper la géographie. Le pouvoir, tel que M. Foucault l’analyse dans Surveiller et punir tout juste paru (Foucault 1975), s’exerce sur un espace et l’auteur mobilise donc un grand nombre de termes relatifs à l’espace empruntés à la géographie et dont le statut est ambigu : considérés comme des métaphores spatiales — c’est-à-dire une métaphore dans laquelle est « inscrit l’espace comme une ressource signifiante, un ensemble de réalités à quoi comparer ce qui est référé » (Lévy-Piarroux 2013, p. 657) — ils invitent à problématiser plus avant la question de l’espace, comme l’y invitent les géographes d’Hérodote. L’entretien s’achève non seulement sur un consensus sur la nécessité d’articuler plus finement encore pouvoir et espace, mais se caractérise aussi par une évolution des positions de M. Foucault qui conclut : « J’ai bien aimé cet entretien avec vous, parce que j’ai changé d’avis entre le début et la fin. (…) Je me rends compte que les problèmes que vous posez à propos de la géographie sont essentiels pour moi » (p. 84). La dernière phrase de l’article résume bien l’intérêt que porte M. Foucault à l’espace, sans pour autant clarifier la différence qu’il établit entre un problème (l’espace) et une discipline (la géographie) : « La géographie doit bien être au cœur de ce dont je m’occupe » (p. 85). C’est logiquement sur cet entretien avec M. Foucault que portera cet article qui souhaite en proposer un commentaire minutieux et renouvelé.

En effet, cet entretien est habituellement analysé selon deux points de vue radicalement différents. D’une part, les exégètes de l’œuvre de Foucault (par exemple Revel 2008) y ont vu un maillon non seulement dans la pensée de M. Foucault qui glisse d’un questionnement sur les savoirs (Les mots et les choses, 1966, L’archéologie du savoir, 1969) à un questionnement sur le pouvoir (Surveiller et punir, 1975), celui-ci étant justement défini chez lui sous l’angle des relations de pouvoir qui s’exercent dans l’espace : c’est à partir du pouvoir que M. Foucault problématise l’espace. C’est sans doute l’un des paradoxes de la pensée de Foucault : alors qu’il assigne une place importante à l’espace dans sa philosophie — si bien que certains en font rétrospectivement l’un des précurseurs du tournant spatial (Soja 1989, West-Pavlov 2009) — il ne lui consacre finalement que très peu de textes. En plus de Surveiller et punir — et des entretiens qu’il donne en marge de sa publication comme « L’œil du pouvoir » en 1977 (Foucault 1977), ou « Espace, savoir et pouvoir » (Foucault 1994a), entretien avec l’anthropologue Paul Rabinow publié en mars 1982 (dans la foulée de la traduction anglaise en 1977) dans la revue Skyline — et de cet entretien pour la revue Hérodote, seuls quelques écrits épars lui permettent d’élaborer l’espace en concept. Dans « Le langage de l’espace », article paru dans la revue Critique en 1964, il met en évidence l’intérêt de la littérature contemporaine (notamment quelques auteurs comme Laporte, Ollier, Le Clézio, Butor) pour l’espace au détriment du récit réaliste (Foucault 1994b). Mais c’est sans doute dans sa conférence « Des espaces autres » donnée en 1967 dans laquelle il développe sa réflexion sur les hétérotopies (Foucault 1984) qu’il va le plus loin dans sa réflexion spatiale. Autant dire que cet entretien à la revue Hérodote, le seul qu’il donne à des géographes, s’inscrit non seulement en plein cœur de ses préoccupations théoriques, mais aussi à leur acmé, au moment de la publication de Surveiller et punir : il y explicite alors ses présupposés théoriques et méthodologiques. D’autre part, les géographes soucieux de l’histoire de leur discipline font de cet entretien un premier jalon (peu fructueux) des bénéfices que les géographes ont pu tirer des outils et des approches de M. Foucault (Soja 1989, Raffestin 1980, 1997, 2005, Fall 2005, Crampton et Elden 2007, Dumont 2011, Philo 2011, Amilhat-Szary 2019). Ces deux lectures sont l’une comme l’autre partielles car partiales : en se plaçant dans des perspectives disciplinaires revendiquées, elles occultent ce qui se joue précisément dans cet échange, c’est-à-dire une rencontre. Pire, en cherchant à inscrire ce texte dans une seule histoire (de la pensée de Foucault ou de la géographie), elles appauvrissent cet échange en le privant de toute son épaisseur discursive. À rebours de ces lectures généalogiques, l’ambition de cet article est donc non seulement d’étudier ce texte dans toute sa singularité et d’en comprendre les ressorts, mais aussi de l’analyser « à parts égales [3] », c’est-à-dire à la fois depuis le point de vue des philosophes et depuis celui des géographes.

Dès lors, cet article repose sur trois hypothèses qui constituent l’architecture méthodologique, théorique et épistémologique de cette lecture :

Cet entretien, pour être analysé, est redevable de la méthode archéologique que M. Foucault a lui-même proposée (Foucault 1969). Le principe de symétrie invite donc à appliquer à un écrit de Foucault les méthodes qu’il a lui-même l’habitude d’employer. Une archive qui donne à analyser ce texte et qui permet d’en révéler le fonctionnement doit être assemblée. C’est l’objet de la première partie de cet article.

Cet entretien met au centre des échanges un problème théorique majeur pour le philosophe comme pour les géographes, la métaphore spatiale : la discussion oscille ainsi entre espace, métaphore spatiale et métaphore géographique, sans que ne soient vraiment clarifiés les termes employés. Cet article entend questionner frontalement ce concept en faisant de la métaphore spatiale le levier pour saisir les discursivités mises en jeu dans cet entretien. Elle sera ainsi mobilisée tout au long de l’article.

Ainsi mobilisée, la métaphore spatiale fait apparaître de multiples discontinuités qui révèlent l’enjeu ultime de l’entretien, épistémologique : la qualification de l’espace. Ces discontinuités feront l’objet des deuxième, troisième et quatrième parties de l’article.

Construire l’archive.

Par le commentaire de cet entretien, l’ambition est de documenter autant la pensée géographique que philosophique : au-delà de deux projets intellectuels, disciplinaires, théoriques et, in fine, politiques différents, ce texte donne à lire un événement discursif qu’il convient d’éclairer. À l’instar de la méthode fixée dans son introduction à L’archéologie du savoir (Foucault 1969), M. Foucault invite à délaisser les séries existantes (comme par exemple la collection de la revue Hérodote ou les différentes contributions de M. Foucault) pour construire une archive qui permette de « définir, dans le tissu documentaire lui-même des unités, des ensembles, des séries, des rapports » (Foucault 1969, 14) : l’enjeu est de construire une archive qui documente autant qu’elle interroge cet entretien. Il s’agit donc d’assembler cet entretien et tous les documents qui pourraient en éclairer la complexité. Deux directions sont privilégiées : mettre en évidence la place de cet entretien dans des trajectoires biographiques singulières ; comprendre que cet entretien se situe à la croisée de deux projets intellectuels distincts et inégalement avancés.

Si M. Foucault et Y. Lacoste appartiennent à la même génération — Foucault naît en 1926 et Lacoste en 1929 — et se sont croisés au moment de la création de l’Université de Vincennes (Djian 2009, Dormoy-Rajramanan 2014), ils ne bénéficient pas, au mitan des années 1970, de la même position institutionnelle et de la même reconnaissance. En 1976, M. Foucault est au firmament de sa trajectoire intellectuelle — il a publié l’essentiel de ses grands ouvrages, et en 1976 commence la parution de son Histoire de la sexualité — et institutionnelle : ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, il soutient sa thèse d’État en 1961 alors qu’il enseigne depuis 1960 à l’université de Clermont-Ferrand qu’il quitte en 1966 pour l’université de Tunis. En 1968, il participe à la création du Centre universitaire de Vincennes dont il organise le département de philosophie. Il n’y reste que quelques mois avant d’être élu en 1969 au Collège de France où il occupe la chaire « Histoire des systèmes de pensée » jusqu’à sa mort prématurée en 1984 (Eribon 2011). En plus d’être l’un des plus brillants philosophes de sa génération, M. Foucault est aussi un intellectuel engagé dans la cité, dans le pur esprit de la tradition française (Ory et Sirinelli 1986). Rien de tel pour Y. Lacoste. Fils d’un géologue employé dans l’extraction pétrolière au Maroc, Y. Lacoste fait l’expérience du système colonial. À la mort de son père, il entame à Paris des études de géographie alors qu’il commence à militer au Parti Communiste Français. Après l’agrégation de géographie (dont il sort major), il enseigne de 1952 à 1955 au lycée d’Alger et fréquente les milieux nationalistes algériens. En 1955, il rentre à Paris et devient assistant à l’Institut de géographie de Paris, puis maître de conférences au Centre Universitaire Expérimental de Vincennes dès sa création en 1968 où il participe alors à l’organisation de la formation et de la recherche. Proche des communistes (même s’il quitte le Parti en 1956) et des intellectuels anticolonialistes, il développe ses recherches sur le Tiers Monde et entérine ainsi un changement d’approche : en déplaçant l’analyse de la tropicalité (c’est-à-dire les contraintes du milieu naturel) au sous-développement (c’est-à-dire les conséquences économiques du système colonial), il ouvre la géographie à l’analyse des facteurs politiques. C’est l’objet de sa thèse d’État qu’il soutient en 1979 (Lacoste 1979). Il rompt ainsi avec fracas avec la géographie alors en vigueur en France, apolitique et fondée sur les relations entre l’homme et les milieux (Buttimer 1971). La création de la revue Hérodote, dans le prolongement du pamphlet publié en 1976, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, a donc une visée à la fois scientifique et politique : « C’est d’une guérilla épistémologique qu’il s’agit : escarmouches idéologiques, embuscades théoriques seraient dérisoires si ne s’en dégageait une géographie alternative et combattante » (Lacoste 1976a, p. 7). Pour résumer, M. Foucault est au cœur de l’institution alors qu’Y. Lacoste est à la périphérie ; le premier est professeur, le second est assistant ; le premier attire les foules à ses cours et séminaires au Collège de France, le second anime un petit noyau d’étudiants dans une université en marge du système. Surtout, le premier a déjà bâti une œuvre philosophique majeure, reconnue dans le monde entier, alors que celle d’Y. Lacoste est encore à venir. Ce dernier souhaite parachever son projet intellectuel en animant un collectif (c’est le but assigné à la revue) et en approfondissant plus encore son élaboration épistémologique (c’est le rôle de l’entretien avec M. Foucault).

Alors pourquoi cet entretien a-t-il lieu ? Faute d’informations précises, seules des hypothèses peuvent être émises. Du côté d’Hérodote, la raison est évidente : non seulement tirer profit du prestige de M. Foucault, mais aussi inscrire le travail théorique dans le sillage du projet foucaldien. Le principal axe de travail — « savoir penser l’espace pour savoir penser le pouvoir » (Hérodote 1976a, p. 5) — doit beaucoup à la réflexion de Foucault aussi bien sur les savoirs que sur les mécanismes d’exercice du pouvoir. C’est d’ailleurs la raison principale invoquée par les géographes dès le début de l’entretien : « Le travail que vous avez entrepris recoupe (et alimente) en grande partie la réflexion que nous avons engagée en géographie, et de façon plus générale sur les idéologies et stratégies de l’espace » (Foucault 1976b, p. 71). Le cours de l’entretien suggère que les géographes sollicitent l’attention de M. Foucault sur au moins deux autres points. D’une part, ils attendent une forme de reconnaissance (et donc de légitimation) de la géographie : selon eux, la position spécifique de la géographie (notamment son articulation entre sciences de la nature et sciences de l’homme, et sa dimension politique) devrait justifier l’intérêt du philosophe pour cette discipline. Et d’autre part, ils souhaitent clarifier l’usage que M. Foucault fait de l’espace dans son travail, car, selon eux, il mobilise davantage une métaphore de l’espace que l’espace lui-même. Par cet entretien, les géographes mènent une entreprise de légitimation de leurs efforts pour redéfinir l’objet et les méthodes de la géographie et la tourner vers l’action. Bien plus, les géographes souhaitent également introduire leur discipline dans un concert des sciences humaines, alors même que la géographie s’est soigneusement tenue à l’écart de tout débat épistémologique (Dosse 1992b). Ce point est d’ailleurs l’objet d’un texte majeur d’Y. Lacoste consacré à l’épistémologie de la géographie — qui constitue en réalité l’hypotexte de cet entretien, bien plus que ne l’est le pamphlet — qu’il écrit à la demande du philosophe François Châtelet, collègue à Vincennes et ami, pour le volume 7 de son Histoire de la philosophie consacré à la Philosophie des sciences sociales de 1860 à nos jours (Lacoste 1973) [4] : l’article invite à la fois les philosophes à s’intéresser à la géographie, et les géographes à développer un projet épistémologique. Pour M. Foucault, les raisons d’accepter cet entretien ne sont pas aussi évidentes. Alors même qu’il porte un réel intérêt à l’espace, il fait peu de cas de la géographie (entendue ici comme une discipline) et ne lui consacre aucun écrit (à part cet entretien) ; sans doute a-t-il encore en tête la géographie vidalienne, vectrice de l’idéologie nationaliste de la Troisième République, à laquelle il a été formé en Khâgne. Bien plus, M. Foucault est resté peu de temps à Vincennes, et ses relations avec Y. Lacoste n’étaient pas des plus chaleureuses. Peut-être a-t-il voulu, par son geste, soutenir un ancien collègue ou une nouvelle revue ; peut-être souhaite-t-il complaire à François Châtelet, très proche des deux. M. Foucault accepte et il perçoit l’intérêt de la réflexion menée par la jeune revue, si bien que, fait inédit, il envoie ensuite une série de questions aux géographes d’Hérodote pour approfondir sa propre réflexion : « Ce ne sont pas des questions que je vous pose à partir d’un savoir que j’aurais. Ce sont des interrogations que je me pose, et que je vous adresse, pensant que vous êtes sans doute plus avancés que moi sur ce chemin » (Foucault 1976a, p. 9). Ces questions sont publiées dans le numéro 3, et donneront lieu à un débat dans le numéro 6 (« Des réponses aux questions de Michel Foucault » 1977). Ces portraits et chronologies croisés mettent en évidence la rupture que constitue pour l’un et l’autre l’année 1976 : pour M. Foucault la fin d’un cycle qui culmine avec Surveiller et punir et le début d’un autre qui s’ouvre avec La volonté de savoir, le premier tome de son Histoire de la sexualité ; pour Y. Lacoste la reconnaissance dans le grand public comme dans la communauté géographique grâce à la revue Hérodote.

Dès lors, l’archive à construire doit à la fois permettre de questionner l’usage que fait M. Foucault de l’espace et de sa métaphore, tout en mettant en évidence la singularité des positions qui s’exprime dans l’entretien. Il faut donc, à la manière de ce que fait M. Foucault dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère (Foucault 1973), réunir les pièces du dossier à mettre en regard de cet événement discursif singulier qu’est l’entretien. Il convient tout d’abord d’adjoindre les suites immédiates de ce débat dans la revue Hérodote : les questions posées par M. Foucault aux géographes (Foucault 1976a) ainsi que les réponses que ceux-ci lui apportent (« Des réponses aux questions de Michel Foucault » 1977). En outre, tous les articles de M. Foucault (déjà évoqués) qui traitent de l’espace méritent d’être étudiés à la lumière de cet entretien (Foucault 1977, 1984, 1994), ainsi que les ouvrages dans lesquels il élabore la question spatiale et qui servent d’hypotexte à cet entretien (Foucault 1966, 1969, 1975). Du côté d’Y. Lacoste, il faut bien sûr convoquer son pamphlet, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Lacoste 1976c), mais surtout son chapitre consacré à la géographie dans L’histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet (Lacoste 1973). D’autres textes complètent l’archive : un ouvrage cité dans l’entretien, Lire le Capital de Louis Althusser (Balibar et Althusser 1968), et un texte qui éclaire la méthode de Foucault, le chapitre sur le structuralisme écrit par le philosophe Gilles Deleuze [5] dans L’histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet (Deleuze 1973).

Si la discontinuité est une opération délibérée de l’historien qui préside à la construction de son corpus documentaire, elle est aussi le résultat du travail d’analyse : « L’important, c’est en effet le partage ; l’important, c’est l’exclusion — et non pas ce qu’on exclut ou partage » (Blanchot 1986, p. 12). L’archive construite pour révéler aussi bien la discontinuité de 1976 que les différences de point de vue entre M. Foucault et les géographes d’Hérodote fait apparaître à son tour trois discontinuités (ou partages), étudiées successivement dans chacune des parties suivantes de l’article, dès lors qu’on travaille cette archive — c’est-à-dire qu’on la découpe dans toute son épaisseur — sous l’angle des métaphores spatiales et de leur usage :

Un enjeu disciplinaire et méthodologique, fondé sur les partages entre philosophie et géographie, et plus largement entre les champs du savoir.

Un enjeu théorique et conceptuel, qui résulte du partage entre deux qualifications de l’espace, tantôt abstrait, tantôt concret.

Un enjeu heuristique et épistémologique, conséquence d’un partage entre ce qui relève de la science et ce qui en est exclu.

Métaphore géographique ou métaphore spatiale ?

Avant même son fonctionnement, c’est la qualification de la métaphore qui doit être discutée : s’agit-il d’une métaphore spatiale, c’est-à-dire relative à l’espace, ou bien d’une métaphore géographique, au sens où elle serait relative à une discipline (la géographie) qui commence à la même époque à formuler la question de l’espace (Dollfus 1970, Stock, Volvey et Calbérac, à paraître) ? Autrement dit, le partage doit-il se faire autour d’un objet (l’espace) ou d’une discipline et de ses méthodes (la géographie) ? Ce sont les géographes qui construisent cette distinction — « Cette spatialisation incertaine contraste avec la profusion de métaphores spatiales : position, déplacement, lieu, champ ; parfois même géographique : territoire, domaine, sol, horizon, archipel, géopolitique, région, paysage » (p. 76) — que ne semble pas accréditer M. Foucault. Il ne reprend à son compte qu’une seule catégorie qui acquiert alors une valeur englobante : « Eh bien, reprenons-les un peu ces métaphores géographiques » (p. 76, je souligne). Il entame alors, en la glosant, la litanie des termes évoqués par les géographes, sans opérer la moindre distinction entre ce qui relèverait de l’espace ou de la géographie, comme si les termes étaient pour lui équivalents. Ne conclut-il pas l’entretien par une formule restée célèbre — « La géographie doit bien être au cœur de ce dont je m’occupe » (p. 85) — qui peut laisser croire là encore à une synonymie entre espace et géographie ?

Pour comprendre ce qui se joue dans cette équivalence — ou confusion — entre l’objet et la discipline, il faut revenir — comme Foucault nous y invite quand il commente celle de Borges dans la préface des Mots et les choses — à cette liste et sa structure. Cette distinction doit avoir du sens pour les géographes, mais comment procèdent-ils ? À l’exception de position et déplacement, tous les termes, qu’ils soient classés du côté de l’espace ou de la géographie, figurent dans le Dictionnaire de la géographie de Pierre George (George 1970) publié en 1970 et qui fait alors autorité dans la communauté (Pinchemel 1977). Tous les termes employés relèvent de la géographie : pourquoi donc spécifier que certains relèvent de l’espace, alors même que la géographie de l’époque (Dollfus 1970), et celle d’Y. Lacoste en particulier (Lacoste 1973), commence à s’approprier ce concept ? Cette distinction a donc du sens pour les géographes ; mais pour les philosophes, espace et géographie sont-ils deux termes interchangeables ? La réponse qu’apporte Foucault permet de lever partiellement cette ambiguïté : en glosant chacun de ces termes, le philosophe détermine sa discipline d’origine (p. 76). Ainsi territoire est « d’abord une notion juridico-politique », champ une « notion économico-juridique », déplacement relève de l’art militaire, domaine est une « notion juridico-politique », sol une « notion historico-géologique », région une « notion fiscale, administrative, militaire » et horizon une « notion picturale, mais aussi stratégique ». Seul archipel vient, selon M. Foucault, de la géographie qu’il réduit alors à sa seule dimension physique. Ce travail généalogique entrepris sur les concepts appelle au moins trois remarques.

Tout d’abord, une évidence qu’il faut rappeler : les sciences humaines et sociales travaillent toujours à partir d’un lexique qui est déjà là : la conceptualisation est un travail de métaphorisation qui se fait à partir des mots existants (Ascher 2007). Plus qu’une aporie, ce que cette généalogie sommaire souligne, c’est la jeunesse relative de la science géographique dont la structuration universitaire remonte en France aux années 1870 : elle ne peut donc rivaliser avec le droit, la géologie ou l’économie à qui elle emprunte donc logiquement une partie de son vocabulaire. Bien plus, comme l’expliquent les géographes dans l’entretien, « le discours géographique produit peu de concepts, et les prélève un peu partout » (p. 77). L’entretien met alors en lumière la faiblesse conceptuelle de la géographie, par rapport à d’autres disciplines comme la philosophie, elle-même définie à la même époque comme productrice de concepts [6]. C’est un constat que dresse Y. Lacoste dans son article épistémologique et programmatique (Lacoste 1973). La géographie est en déficit conceptuel et elle est forcée d’emprunter à différentes disciplines sans pour autant produire une métathéorie qui permettrait d’assurer une cohérence épistémologique à l’ensemble formé par ces emprunts : « L’étude des interactions entre des phénomènes qui sont analysés par des sciences très différentes les unes des autres impliquerait, pour le géographe, le souci constant des spécificités épistémologiques de chacune d’elles. Or les géographes font justement preuve de l’attitude inverse. Ils ne peuvent donc, pour le moment, que juxtaposer ces divers éléments extraits de discours différents » (Lacoste 1973, p. 249). Enfin, cela appelle une dernière remarque, elle-même formulée par Y. Lacoste dès 1973 : « On ne parle pas de la géographie, mais on parle de plus en plus son langage » (p. 252). On emprunte donc à la géographie un vocabulaire qu’elle a elle-même déjà emprunté. C’est à une circulation complexe des concepts que l’on assiste plus qu’à de simples vases communicants : les termes voyagent largement au sein des sciences humaines et sont caractérisés par leur nomadisme (Christin 2010). À une époque où cette circulation est intense et alimente les projets qui visent, comme le structuralisme (Dosse 1991), à dépasser les clivages disciplinaires, quel est l’intérêt pour les géographes de revendiquer, comme ils le font, une place pour la géographie ? Si l’heure est à un monde scientifique sans frontière, quel est intérêt de vouloir maintenir des frontières disciplinaires et des bastions solidement gardés ? Cette métaphore est employée à dessein : M. Foucault suggère lui-même de mobiliser la métaphore spatiale pour cartographier le champ des sciences humaines. « Dès lors qu’on peut analyser le savoir en termes de région, de domaine, d’implantation, de déplacement, de transfert, on peut saisir le processus par lequel le savoir fonctionne comme un pouvoir » (p. 77). Si le terme n’était pas aussi ambigu, il s’agirait donc d’assigner à chaque savoir sa place. Mais là encore le terme de place est polysémique et provoque des malentendus, perceptibles d’un bout à l’autre de l’entretien. Il peut ainsi s’agir d’assigner une place dans un système — « Trouver une place pour la géographie, cela voudrait dire que l’archéologie du savoir a un projet de recouvrement total et exhaustif de tous les domaines du savoir, ce qui n’est pas du tout ce que j’ai en tête » (p. 74) — même si ce système se définit plutôt comme une approche et non comme un tableau dont les lignes doivent être remplies, ou encore d’assigner une place dans un curriculum (et donc dans l’institution) : « Il est vrai qu’au début je croyais que vous revendiquiez la place de la géographie comme les professeurs qui protestent quand on leur propose une réforme de l’enseignement » (p. 84).

Le détour par cette « lutte des places [7] » permet de comprendre la revendication des géographes : en affirmant une différence entre les métaphores spatiales et les métaphores géographiques, et donc entre l’objet et la méthode, les géographes entendent faire exister la géographie comme science (en ne la confondant pas avec son objet) et lui assigner une position dans le champ des sciences humaines. Le recours à cette métaphore permet d’emblée, comme Foucault lui-même l’explique, de passer au combat : déterminer une position — et la défendre — c’est lancer un combat. L’espace est conçu chez Foucault, comme chez les géographes d’Hérodote, comme la projection de rivalités de pouvoir (c’est le cœur de la redéfinition de la géographie défendue par Y. Lacoste) : « Tout laisse à penser […] que les métaphores spatiales […] sont plutôt les symptômes d’une pensée “stratégique”, “combattante” qui pose l’espace du discours comme terrain et enjeu de pratiques politiques » (p. 78). Dès lors, l’interrogation se déplace : il ne s’agit plus d’opposer espace et géographie, mais plutôt d’articuler espace et stratégie, comme le fait Foucault : « Métaphoriser les transformations du discours par le biais d’un vocabulaire temporel conduit nécessairement à l’utilisation du modèle de la conscience individuelle, avec sa temporalité propre. Essayer de le déchiffrer, au contraire, à travers des métaphores spatiales, stratégiques permet de saisir précisément les points par lesquels les discours se transforment dans, à travers et à partir des rapports de pouvoir » (Foucault 1976b, p. 78 ; je souligne). Dans cette réponse de M. Foucault, est-ce que l’espace et la stratégie sont sur le même plan, ou est-ce que stratégie vient gloser espace ? Au-delà de cette équivalence problématique entre espace et stratégie, l’espace apparaît dès lors comme l’enjeu du pouvoir — ce sur quoi il s’exerce, ce pour quoi on l’exerce — et la géographie comme une manière d’étudier le pouvoir, désormais entendu comme ce qui s’exerce sur un espace. Comme les géographes d’Hérodote le prétendent dès la première ligne de l’entretien, ils ont construit leur objet dans les perspectives ouvertes par M. Foucault : « Le travail que vous avez entrepris recoupe (et alimente) en grande partie la réflexion que nous avons engagée en géographie et, de façon plus générale, sur les idéologies et stratégies de l’espace » (Foucault 1976b, p. 71). Cela nécessite donc d’étudier plus avant ce que les géographes et les philosophes entendent par espace.

Un Espace topologique ou un espace concret ?

Après avoir cherché à qualifier la métaphore — géographique ou spatiale ? — il convient désormais d’élucider son fonctionnement et de comprendre le statut qu’elle joue dans l’échange qui oppose M. Foucault aux géographes d’Hérodote. Qu’est-ce qu’une métaphore ? Il s’agit de « [l’] emploi d’un mot dans un sens ressemblant à, et cependant différent de, son sens habituel » (Ducrot et Todorov 1972, p. 354) et qui repose sur un rapport d’analogie entre deux termes dont l’un des deux est volontairement sous-entendu (Pouilloux 1997). La métaphore fonctionne sur le principe d’une comparaison dont le comparant est implicite : l’image naît alors du décalage entre le mot retenu et le mot qu’il remplace. C’est l’un des tropes les plus répandus en littérature, car il permet de forger des images et donc d’assurer pleinement la fonction poétique du langage, mais c’est aussi une figure centrale aussi bien dans la vie quotidienne (Lakoff et Johnson 2003) que dans l’activité scientifique (Borel 2000, Wunenburger 2000). Toute conceptualisation relève en effet d’une opération de métaphorisation (Ascher 2007). Posé en ces termes, l’enjeu de l’opposition entre les géographes et M. Foucault se situe désormais à un niveau théorique et conceptuel, car la métaphore permet d’établir un partage entre deux conceptions différentes de l’espace qui ne se trouvent désormais plus sur le même plan (d’où le décalage que produit la métaphore) : d’un côté un espace érigé en concept, devenu ainsi un objet scientifique légitime ; de l’autre un espace resté au rang de métaphore, c’est-à-dire d’une simple analogie qui permet d’éclairer un raisonnement, sans pour autant accéder pleinement au statut d’objet. S’interroger sur la nature et le fonctionnement des métaphores spatiales invite donc à qualifier l’espace — caractérisé par sa matérialité pour les géographes, ou par son abstraction pour M. Foucault — mais aussi d’examiner le statut que joue l’espace (et donc sa mobilisation métaphorique) dans la démarche intellectuelle. L’espace des géographes d’Hérodote est-il sur le même plan que l’espace décrit par M. Foucault ? S’agit-il d’un objet, ou d’un simple levier heuristique qui procède de la métaphore ? Arrivent-ils à discuter ou bien l’entretien tourne-t-il au « dialogue de sourds [8] », faute d’avoir fait de l’espace un lieu commun ?

Ce sont les géographes [9] qui qualifient de métaphore l’usage que fait M. Foucault de l’espace : « Cette spatialisation incertaine contraste avec la profusion de métaphores spatiales » (Foucault 1976b, p. 76). Cette assertion vient clore une première partie de l’entretien durant laquelle les géographes pointent les rendez-vous manqués de M. Foucault avec la géographie : tout d’abord l’absence totale de la géographie dans son travail sur la formation des sciences humaines — pas « vraiment une déception : seulement une surprise » pour les géographes (p. 74) — mais aussi l’intérêt de Foucault pour des historiens qui ont entretenu des liens avec la géographie (comme Lucien Febvre [10], Fernand Braudel [11] ou Emmanuel Le Roy Ladurie [12]) sans pour autant que M. Foucault ne se tourne à son tour vers les géographes. Ces derniers soulignent donc l’opposition entre un travail historique rigoureux, soucieux des temporalités (l’approche archéologique et l’élaboration de la discontinuité renouvellent en profondeur la démarche historienne) qui détone avec un moindre soin apporté à l’espace : « On peut relever ainsi un souci rigoureux de périodisation qui contraste avec le flou, la relative indétermination de vos localisations. Vos espaces de référence sont indistinctement la chrétienté, le monde occidental, l’Europe du Nord, la France, sans que ces espaces de référence soient vraiment justifiés ou même précisés » (p. 75). Les géographes soulignent donc un contraste entre un faible intérêt pour l’espace alors même que l’espace est au cœur du langage de M. Foucault : « Cette spatialisation incertaine contraste avec la profusion de métaphores spatiales » (p. 76). L’emploi du terme de métaphore [13] vient donc disqualifier cet usage de l’espace, en récusant toute prétention à faire de l’espace un objet. La controverse devient donc théorique et oppose deux postures : celle des géographes qui veulent en faire l’objet de leur science en pleine refondation, et celle de M. Foucault qui fait de l’espace un levier pour analyser le pouvoir et son exercice.

Pour les géographes du groupe Hérodote, l’espace est en effet au cœur du chantier théorique, comme l’explique Y. Lacoste dans son article programmatique (Lacoste 1973, p. 264‑67). La « crise [14] » que connaît la géographie des années 1960 et 1970 laisse un vide à combler : celui créé par l’abandon du paradigme homme/milieu. Si la géographie est désormais concernée par « le problème de l’Espace » (p. 264), les réflexions sont « encore pour la plupart plus méthodologiques qu’épistémologiques » (p. 265) comme le montre la géographie quantitative que l’on désigne à l’époque sous le nom de new geography (Claval 1977) : ce courant émergent de la géographie propose de nouvelles méthodes (fondées sur le traitement des données), mais ne s’est pas attelé à questionner les principaux objets de la géographie. Pour étayer sa critique, Y. Lacoste convoque Gaston Bachelard : « il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir [15] ». C’est l’arrière-plan qui permet de comprendre la singularité de la proposition d’Y. Lacoste pour redéfinir la géographie. Loin de renier – comme le font les tenants de la new geography anglophone ou de son avatar francophone l’analyse spatiale – la spécificité de la géographie, science à l’intersection des sciences de la terre, de la vie et de l’homme (p. 245), Y. Lacoste mobilise donc la dimension physique de l’espace, pour faire de la géographie une « description méthodique des espaces sous leurs aspects “physiques” et “humains” […] dans le cadre des fonctions qu’exerce l’appareil d’État, d’une part pour le contrôle et l’organisation des hommes qui peuplent son territoire, d’autre part pour la guerre » (p. 267). Y. Lacoste établit donc une distinction entre l’Espace et l’espace : l’Espace renvoie à la catégorie philosophique (qui est alors le pendant du Temps) — et c’est ce qui devrait intéresser en premier lieu les philosophes — alors que l’espace qui intéresse les géographes est envisagé dans toute sa matérialité, c’est-à-dire à la fois selon ses composantes physiques et sociales (p. 244-246). On comprend donc le tribut que les géographes paient à M. Foucault : pas plus qu’il n’étudie le Temps, mais l’histoire qui est une manière de saisir l’archive dans toute son épaisseur, il n’étudie pas davantage l’Espace, mais plutôt l’espace en tant qu’il permet l’exercice du pouvoir (cf. supra).

Toutefois, rien de commun entre l’espace des géographes et l’espace de M. Foucault. Ce dernier abandonne en effet toute sa matérialité (« relative indétermination des localisations » comme le notent les géographes) au profit d’un espace abstrait. Comment dès lors qualifier l’espace qu’il travaille et qu’il met au cœur de sa pensée ? L’une des meilleures analyses de l’espace chez Foucault se trouve sous la plume de Gilles Deleuze dans l’article sur le structuralisme qu’il écrit pour l’Histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet (Deleuze 1973). Gilles Deleuze cherche à définir le structuralisme à partir des textes — dont Les mots et les choses (Foucault 1966) — qui relèvent de cette approche : c’est donc une définition tirée d’une analyse des différentes démarches intellectuelles mises en œuvre sous l’appellation structuraliste. À ses yeux, « l’ambition scientifique du structuralisme n’est pas quantitative, mais topologique et relationnelle. (…) Quand Foucault définit les déterminations telles que la mort, le désir, le travail, le jeu, il ne les considère pas comme des dimensions de l’existence humaine empirique, mais d’abord comme la qualification de places ou de positions qui rendront mortels et mourants, ou désirants, ou travailleurs, ou joueurs ceux qui viendront les occuper, mais qui ne viendront les occuper que secondairement, tenant leur rôle d’après un ordre de voisinage qui est celui de la structure même. (…) Le structuralisme n’est pas séparable d’une philosophie transcendantale nouvelle, où les lieux l’emportent sur ce qui les remplit » (p. 305-306). L’espace qui intéresse Foucault est donc celui de la structure, du système : c’est la position — c’est-à-dire l’emplacement — qui assure la fonction. Il néglige donc la dimension matérielle de l’espace au profit de l’agencement politique qu’il permet. Il ne cherche pas pour autant à travailler sur l’Espace envisagé comme une catégorie : l’espace n’intéresse Foucault que dans la mesure où il concrétise la projection des rapports de pouvoir. L’abstraction du système suffit alors pour comprendre le fonctionnement et l’exercice du pouvoir ; inutile dès lors de convoquer, comme le font les géographes, la dimension matérielle (c’est-à-dire les composantes sociales et naturelles) de l’espace.

Ainsi les géographes et M. Foucault se retrouvent-ils autour d’une pratique : la cartographie, mais une fois encore au prix d’une métaphore. Y. Lacoste érige en effet la carte, « instrument du pouvoir », au rang de « formalisation de l’espace pour la domination de l’espace » (Lacoste 1973, p. 267), alors que Gilles Deleuze voit en M. Foucault un « nouveau cartographe » (Deleuze 2004, p. 31 ‑51). Pour les géographes, la carte est à la fois une technique et un artefact qui permet de formaliser (et donc de rendre intelligible) l’espace dans ses dimensions matérielles et sociales afin d’exercer sur lui un savoir (le raisonnement géographique partagé par tous les utilisateurs de cartes, qu’il s’agisse des militaires ou des géographes) et donc de détenir un pouvoir ; dans cette perspective, la carte est définie comme « un ensemble de signes, à un certain abstrait qui a été extrait du concret » (Lacoste 1973, p. 267). Rien de tel chez Foucault pour qui la cartographie reste une opération abstraite, en lien avec la conception topologique de l’espace qu’il mobilise : elle consiste à décrire et analyser le fonctionnement du pouvoir, toujours localisé. Gilles Deleuze synthétise ce qui est en jeu : « Postulat de la localisation, le pouvoir serait pouvoir d’État, il serait lui-même localisé dans un appareil d’État » (Deleuze 2004, p. 33). Alors que les géographes mettent l’accent sur l’artefact (la carte), M. Foucault mobilise une pratique pour établir ces positions relatives et ces emplacements : la cartographie. Cette conception de l’espace (et donc de la cartographie) est explicitée par Claude Raffestin : plus que la morphologie qui intéresse les géographes adeptes de la carte topographique, c’est la relation qui est au cœur de la pensée de M. Foucault (Raffestin 1997, p. 141). L’opération cartographique permet ainsi de représenter ces relations [16].

Lacoste pousse cependant plus loin la réflexion sur la carte et la cartographie en proposant d’en faire un levier d’épistémologie de la géographie : en la plaçant sous les auspices de Gaston Bachelard — « Rendre géométrique la représentation c’est-à-dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs de l’expérience, voilà la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique » (La formation de l’esprit scientifique, cité p. 267) — et de Georges Gusdorf — « La formalisation cartographique est donc le lieu d’une expérience épistémologique privilégiée » (La révolution galiléenne, cité p. 267) — il souligne à quel point la question de la représentation soulève le « problème épistémologique primordial de la géographie » (p. 278) : l’échelle, c’est-à-dire le rapport de réduction entre le réel et sa représentation, et, plus largement, la question du point de vue le plus pertinent pour analyser un problème géographique. En effet, les phénomènes que les géographes étudient n’existent qu’en fonction des échelles, c’est-à-dire selon les points de vue qu’ils se donnent. La démarche géographique est donc principalement scalaire (c’est le cœur de la réflexion de Y. Lacoste), et vise à déterminer le meilleur point de vue pour analyser un problème : « la réalité apparaît différente selon le niveau d’analyse » (Ibid.). Dès lors, les géographes s’emploient à multiplier les cartes, à différentes échelles, de différentes natures (à la fois topographiques et thématiques) afin d’embrasser toute la complexité du phénomène étudié, en mobilisant différents espaces de conceptualisation et de référence [17]. Y. Lacoste renouvelle donc en profondeur la question du découpage, inscrite au cœur de la démarche géographique, en proposant grâce à l’échelle une alternative féconde à la démarche régionale — héritée de Paul Vidal de La Blache (Vidal de La Blache 1899)— qui, elle, ignore l’échelle (Chartier 1980). Pour élaborer sa théorie des échelles et des ordres de grandeur, Y. Lacoste s’appuie bien sûr sur les débats disciplinaires du moment, qu’il s’agisse de la géographie physique (la géomorphologie pour Jean Tricart, la climatologie pour François Durand-Dastès) ou de la géographie humaine (Olivier Dollfus, Pierre George, Henri Enjalbert), mais il les enrichit en important en géographie la discontinuité [18] foucaldienne, comme cela apparaît dans l’entretien : « On peut, et même il faut, concevoir et construire une méthodologie de la discontinuité à propos de l’espace et des échelles spatiales » (Foucault 1976b, p. 75) Les géographes d’Hérodote dressent en effet un parallèle entre le travail qu’opère M. Foucault en histoire avec la discontinuité [19], et le travail qu’ils font dans leur discipline avec l’échelle : c’est le cœur de leur projet théorique, qui reste toutefois à l’état d’ébauche dans l’entretien, mais qu’il est toutefois possible de formuler. De même que Foucault cherche à découper l’archive — c’est-à-dire découper le temps — de manière à révéler les discursivités à l’œuvre, de même les géographes cherchent-ils à découper l’espace — c’est-à-dire déterminer le meilleur espace de conceptualisation, et donc l’échelle la plus pertinente — pour révéler la complexité du problème analysé, c’est-à-dire les rivalités de pouvoir. La discontinuité tout comme l’échelle sont à la fois au commencement de l’analyse (le découpage est un préalable qui rend l’analyse possible) et à son terme : la démarche archéologique (et donc symétriquement cartographique) aboutit à révéler la complexité des discontinuités (et donc symétriquement des échelles) que le problème étudié met en œuvre. Un système subtil de correspondances se met alors en place, entre le Temps et l’Espace (deux catégories que Foucault comme les géographes refusent de saisir, délaissant les grands concepts au profit du temps et de l’espace produits et transformés par l’exercice du pouvoir), l’histoire et la géographie (le temps et l’espace rendus accessibles à l’étude des problèmes à analyser), les discursivités et les rivalités (ce qu’étudient les historiens ou les géographes), l’archive et la carte [20] (deux méthodes d’agencement pour saisir toute l’épaisseur et la complexité du temps et de l’espace) et, in fine, entre la discontinuité et l’échelle (deux formes de découpage, à la fois au principe et à l’aboutissement de la démarche). De même que l’archive et la discontinuité ont pour but de révéler les discursivités à l’œuvre, de même la carte et l’échelle éclairent-elles les rivalités de pouvoir qui s’exercent sur le territoire.

Le décalage entre deux conceptions radicalement opposées de l’espace (et mises en tension par la métaphore spatiale) est donc dépassé [21] : il ne s’agit plus, dans la dynamique de l’échange entre M. Foucault et les géographes d’Hérodote, de qualifier l’espace en campant sur des positions (pour reprendre le champ lexical de la stratégie), mais plutôt d’envisager la circulation entre des champs du savoir, et, ce faisant, d’encourager l’élaboration théorique ainsi que la réflexion méthodologique. C’est tout l’intérêt de la métaphore : elle ne se contente pas de mettre sur le même plan (l’espace) deux conceptions différentes (approche topologique vs approche matérielle), elle permet — c’est sa fonction performative (Ricœur 1997) — de mettre en relation des champs du savoir en permettant à une référence (ici l’espace) de circuler, comme le rappellent les géographes : « entre le discours géographique et le discours stratégique, on peut observer une circulation de notions : la région des géographes n’est autre que la région militaire, et la province n’est autre que le territoire vaincu » (Foucault 1976b, p. 77). Ce que poursuit M. Foucault : « Dès lors qu’on peut analyser le savoir en termes de région, de domaine, d’implantation, de déplacement, de transfert, on peut saisir le processus par lequel le savoir fonctionne comme un pouvoir et en reconduit les effets » (Ibid.). Le recours à la métaphore permet donc non seulement un échange entre des champs du savoir auparavant étanches, mais surtout une réflexivité nouvelle sur les conditions de production et de circulation des savoirs. Cela aboutit à questionner plus avant la science et son fonctionnement : l’horizon devient épistémologique.

« L’usage de métaphores empruntées à des discours non scientifiques ».

Si l’usage de la métaphore a une efficacité heuristique, car elle permet la mise en circulation non seulement de références, mais aussi de disciplines distinctes à des fins théoriques, cet usage des métaphores spatiales propre à Foucault interroge aussi le fonctionnement même de la science. Alors qu’en 1976 M. Foucault est au faîte de sa notoriété, l’entretien se fait l’écho des difficultés qu’il a pu rencontrer pour imposer ses positions : quand les géographes d’Hérodote l’interrogent sur sa propension à utiliser ces tropes, M. Foucault les désigne comme ses « obsessions spatiales » qu’on lui a « assez reproché[es] » (Foucault 1976b, p. 77). Le terme obsession surprend, car il sort du cadre scientifique et désigne une lubie qui n’aurait pas sa place, comme objet ou comme méthode, dans une démarche scientifique rigoureuse. La métaphore spatiale permet d’aborder un dernier registre, épistémologique celui-là, en questionnant la limite entre la science et la non-science, c’est-à-dire la discontinuité entre la science et son extériorité. Cela invite à explorer le cadre que M. Foucault donne à sa pensée. Là encore, la métaphore spatiale est pertinente : d’une part parce que la critique porte justement sur l’usage que M. Foucault en fait, et d’autre part parce que pour justifier sa démarche (et donc répondre aux critiques) il s’inscrit dans un cadre spatial (au sens métaphorique). L’espace apparaît donc à la fois comme un objet et une méthode de sa démarche, et permet de questionner la limite entre science et non-science.

Qui est-ce qui lui reproche ses « obsessions spatiales » ? L’entretien ne suggère qu’une seule piste, mais de taille : Louis Althusser, philosophe, maître de M. Foucault à l’École normale supérieure, chef de file du marxisme dont il ambitionne de refonder les bases par une lecture rigoureuse du Capital (Dosse 1991), et maître à penser de la gauche intellectuelle qui s’engage dans la révolution de mai 1968 (Legrand 2009). Les géographes d’Hérodote évoquent, au cours de l’entretien, un passage du tome 1 de Lire le Capital [22] dans lequel est discuté l’usage que M. Foucault fait des métaphores spatiales : « Le recours aux métaphores spatiales (champ, terrain, espace, lieu, situation, position, etc. [23]) dont le présent texte fait usage, pose un problème théorique : celui de ses titres d’existence dans un discours de prétention scientifique. Ce problème peut être énoncé comme suit : pourquoi une certaine forme de discours scientifique requiert-elle nécessairement l’usage de métaphores empruntées à des discours non scientifiques ? » (Balibar et Althusser 1968, p. 27 cité dans Foucault, 1976b, p. 78 ; Althusser souligne). Cette note de bas de page s’inscrit en marge d’un commentaire mené par Althusser (Balibar et Althusser 1968, p. 26 ‑28) sur la préface originelle de L’histoire de la folie [24] (Foucault 2001b) dans lequel il récuse la démarche foucaldienne, non scientifique à ses yeux.

Pour comprendre cette critique, il faut au préalable rappeler le projet de M. Foucault, tel qu’il l’exprime dans cette préface. Il définit un objet (la folie), un cadre chronologique (l’avènement de la modernité au seuil du XVIIIe siècle), une méthode (l’archéologie), et surtout une démarche — non normative — qui ouvre un ailleurs que le livre entend parcourir. En effet, le défi que se donne Foucault est d’interroger le partage entre la folie et la raison au moment même où celui-ci est opéré, sans recourir à un quelconque vocabulaire psychiatrique : il s’intéresse au geste qui établit le partage et non à la science qui impose une distance entre raison et déraison. Plutôt que d’étudier l’instauration du regard médical [25], il préfère explorer la « région incommode » (p. 187) que crée ce partage alors même qu’est récusée toute normativité. Ce partage ouvre en effet sur un ailleurs, et non sur un après. L’après, c’est le moment où le regard psychiatrique l’aurait déjà emporté : l’horizon aurait été celui de la dialectique entre raison et déraison, au moment où la science médicale peut établir clairement la limite entre la folie et ce qui ne l’est pas. Mais M. Foucault récuse cette approche normative par la science : il préfère le moment de ce silence dont il a voulu faire l’archéologie. Ce faisant, il s’extrait de toute démarche dialectique et quitte le temps pour se réfugier dans l’espace : « Vers quelle région irions-nous, qui n’est ni l’histoire de la connaissance ni l’histoire tout court, qui n’est commandée ni par la téléologie de la vérité ni par l’enchaînement rationnel des causes, lesquels n’ont valeur et sens qu’au-delà du partage ? Une région, sans doute, où il serait question plutôt des limites que de l’identité d’une culture. […] Interroger une culture sur ses expériences limites, c’est la questionner, aux confins de l’histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire. Alors se trouvent confrontées, dans une tension toujours en voie de se dénouer, la continuité temporelle d’une analyse dialectique et la mise au jour, aux portes du temps, d’une structure tragique » (p. 189 ; je souligne). Foucault propose donc un questionnement original qu’il déploie certes historiquement, mais dans l’espace et non plus dans le temps comme le fait le marxisme alors dominant [26]. Ce qu’il élabore plus avant dans l’essai qu’il rédige en 1966 sur Maurice Blanchot et dont le titre synthétise cette démarche : « La pensée du dehors » (Foucault 2001a). Foucault y développe l’idée selon laquelle la littérature de Maurice Blanchot — tout comme sa propre démarche dans L’histoire de la folie — naît d’un vide causé par la disparition du sujet — « la percée vers un langage d’où le sujet est exclu » (p. 548) — qui serait le propre de la démarche structuraliste (Dosse 1991). C’est la « pensée du dehors », la pensée échappée au discours, c’est-à-dire au sujet, qui permet de formaliser l’intérêt de Foucault pour l’espace [27] : « La fiction consiste donc non pas à faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible. De là, sa profonde parenté avec l’espace qui, ainsi entendu, est à la fiction ce que le négatif est à la réflexion (alors que la négation dialectique est liée à la fable du Temps) » (p. 552).

Le double intérêt que porte M. Foucault à l’espace comme à la métaphore est donc lié. En récusant la « fable du Temps », il cherche à mobiliser cette pensée du dehors pour en faire non plus l’origine (ce qui accréditerait la fable) de sa pensée, mais le lieu dans lequel cette pensée se déploie, lieu invisible et dont seule la limite peut être posée, en marge des systèmes de pensée (comme le marxisme) qu’il a analysés [28]. C’est dans ce cadre que la métaphore devient opératoire, pour donner à voir cet espace (et donc donner à voir l’invisibilité du visible). En récusant tout point de vue normatif au moment où il appréhende le partage constitutif du lieu qu’il explore, il ne peut mobiliser aucun métadiscours pour formuler une vérité impossible à fixer : « De langage commun, il n’y en a pas ; ou plutôt, il n’y en a plus » (Foucault 2001b, p. 188). La démarche archéologique — qui mobilise plusieurs foyers — l’oblige pourtant à articuler différents discours. En effet, « faire l’histoire de la folie voudra donc dire : faire une étude structurale de l’ensemble historique — notions, institutions, mesures juridiques et policières, concepts scientifiques — qui tient captive une folie dont l’état sauvage ne peut jamais être restitué en lui-même » (p. 192). La métaphore est la seule manière possible d’articuler ces domaines et de faire circuler cette référence en leur sein, sans jamais la normer et sans jamais réduire la spécificité de ces discours. Bien plus, la métaphore fait exister ce dehors comme un lieu : en écartant tout syllogisme (donc en écartant la linéarité de la causalité qui est de l’ordre du temps), la métaphore privilégie un raisonnement analogique qui opère en réseau et qui, de manière performative, produit l’espace de référence qu’elle vient qualifier. La métaphore est chez M. Foucault la seule manière de construire la pensée comme un dehors dans lequel cette dernière trouve son origine.

Dès lors, l’enjeu épistémologique de la controverse apparaît et la critique de L. Althusser s’éclaire. Le travail philosophique de ce dernier cherche en effet à établir une séparation stricte entre ce qui relève de l’idéologie et ce qui relève de la science. Pour lui, cette dernière se comprend dans l’horizon du projet marxiste dont il entend examiner les fondements : sa lecture [29] du marxisme repose sur l’intelligibilité du concept et par conséquent le rejet de toute métaphore (Karsz 1998). Dès lors surgissent les points d’achoppement entre les pensées de L. Althusser et de M. Foucault. Le premier élabore des concepts, le second mobilise des métaphores ; le premier inscrit sa démarche dans la dialectique et donc dans l’horizon du temps, le second récuse cette fable et se réfugie dans l’espace ; le premier mène un travail scientifique alors que le second, en se complaisant dans l’humanisme (comme l’y place son travail d’archéologie des sciences humaines), reste du côté de l’idéologie. Quand L. Althusser écrit en note de bas de page « pourquoi une certaine forme de discours scientifique requiert-elle nécessairement l’usage de métaphores empruntées à des discours non scientifiques ? » (Balibar et Althusser 1968, p. 27), il dénonce à la fois l’usage des métaphores qui n’ont pas leur place en science, mais encore plus la référence spatiale qu’elles mettent en circulation, car elles sortent du cadre de la dialectique et de sa perspective historiciste sous-jacente (Soja 1989).

La métaphore spatiale permet donc aussi de mesurer la nouveauté radicale que propose M. Foucault au sein même de la philosophie. Il arrive à penser une extériorité à sa discipline, qui lui permet justement de jeter des ponts avec d’autres disciplines, et de placer la philosophie au centre des débats intellectuels de l’époque (Cusset 2003). L’entretien montre en effet que la rencontre entre M. Foucault et les géographes est non seulement possible (l’entretien a bien lieu), mais aussi féconde : les géographes tentent de théoriser leur géographie à partir de la pensée de M. Foucault. Quant à lui, il finit par reconnaître la pertinence de cette nouvelle science qu’il découvre. Et il ouvre même la possibilité d’un échange qui irait dans l’autre sens : « Si un ou deux des “trucs” (approche ou méthode) que j’ai cru pouvoir utiliser dans la psychiatrie, dans la pénalité, dans l’histoire naturelle peuvent vous servir, j’en suis ravi. Si vous êtes obligés d’en prendre d’autres ou de transformer mes instruments, montrez-le-moi, parce que je pourrai moi aussi en profiter [30] » (Foucault 1976b, p. 73) La condition de possibilité de cet échange repose justement sur l’usage des métaphores : c’est parce que l’espace fonctionne comme une métaphore qu’une telle rencontre a pu se produire. L’enjeu n’est donc pas tant de réduire cette métaphore en la transformant en concept, mais de comprendre sa performativité et son efficace.

Le tournant spatial, une histoire encore à écrire.

La démarche archéologique a montré sa fécondité : la construction et l’analyse de l’archive révèlent la richesse de ce qui se joue dans cette rencontre entre la philosophie de Michel Foucault et la géographie d’Yves Lacoste, au-delà des lectures partielles qui en sont habituellement proposées. La métaphore spatiale permet d’opérer une coupe heuristique dans cette archive pour déconstruire les discursivités à l’œuvre dans ces deux théories ainsi mises à l’épreuve l’une de l’autre : la discontinuité apparaît comme un levier heuristique pour opérer une saisie simultanée de la philosophie et de la géographie.

Cet entretien permet également d’aborder un autre enjeu fort de l’histoire des idées de la deuxième moitié du XXe siècle : la circulation des savoirs à l’époque du structuralisme et la construction des sciences humaines (Dosse 1991, 1992a). Alors qu’on retient que la géographie s’est globalement tenue à l’écart de ces échanges interdisciplinaires au profit d’une réflexion centrée sur ses propres évolutions (Dosse 1992b), repli paradoxal alors que l’espace est au cœur du renouvellement des sciences humaines de l’époque (Péaud 2016, Stock, Volvey et Calbérac à paraître), cet entretien montre que des ponts ont été précocement jetés entre la géographie française et la philosophie, et que la géographie n’a pas complètement ignoré les débats de l’époque. À l’heure où le tournant spatial s’impose comme un récit qui vise à mettre en perspective l’approche de l’espace dans les sciences humaines (Jacob 2014), il faut donc approfondir l’étude des relations entre la philosophie et la géographie, de manière à valider l’hypothèse d’Edward Soja selon laquelle le « spatial turn begins in Paris » (Soja 2009, p. 17) — et travaillée depuis par Russell West-Pavlov (West-Pavlov 2009) — c’est-à-dire dans la French theory et dans le poststructuralisme français (Cusset 2003, Angermuller 2007). La pensée de M. Foucault sert à élaborer la relation, à un moment où le paradigme historique est contesté (Besse et al. 2017) La démarche archéologique appelle donc désormais une approche généalogique, toujours d’inspiration foucaldienne, pour écrire l’histoire de ce tournant spatial (Stock, Volvey, et Calbérac à paraître) et de comprendre la place que jouent la géographie et les géographes dans cette « reassertion of space in critical social theory » (Soja 1989). La métaphore spatiale peut continuer à servir de levier (Barnes et Duncan 1992, Smith et Katz 1993).

Résumé

À partir d’un commentaire minutieux de l’entretien accordé par Michel Foucault à la jeune revue de géopolitique Hérodote créée et animée par Yves Lacoste, cet article déplie, à partir de l’étude des métaphores spatiales, les conceptions et les fonctions de l’espace pour le philosophe comme pour les géographes. La lecture symétrique permet de mettre en évidence un système subtil de correspondances entre le Temps et l’Espace (deux catégories que Foucault comme les géographes refusent de saisir, délaissant les grands concepts au profit du temps et de l’espace produits et transformés par l’exercice du pouvoir), l’histoire et la géographie, les discursivités et les rivalités, l’archive et la carte et, in fine, entre la discontinuité et l’échelle.

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Notes

[1] L’intégralité de ce premier numéro est consultable sur le site de Gallica.

[2] Dans la retranscription publiée, les questions sont posées par « Hérodote », mais l’entretien a été mené par Maurice Ronai, alors étudiant en géographie à l’Université de Vincennes, et membre du noyau fondateur de la revue Hérodote autour d’Y. Lacoste (Minassian 2010).

[3] J’emprunte cette formule à l’historien Romain Bertrand qui, dans L’histoire à parts égales (Bertrand 2011), invite à repenser l’écriture de l’histoire des colonisations en écrivant ce récit à la fois depuis les point de vue des colons et des colonisés.

[4] Cet article est l’aboutissement d’un séminaire sur l’épistémologie de la géographie dispensé à Vincennes conjointement par François Châtelet et Yves Lacoste (Lacoste 2010). François Dosse souligne l’importance de ce texte dans l’essor de la réflexion épistémologique en géographie (Dosse 1992b).

[5] Gilles Deleuze est professeur de philosophie à l’Université de Vincennes de sa création jusqu’à sa retraite. Très proche de François Châtelet, il l’est aussi de Foucault dont il commente l’œuvre (Deleuze 2004).

[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent la philosophie comme « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts » (Deleuze et Guattari 2005, p. 8).

[7] J’emprunte cette formule à Michel Lussault (Lussault 2009).

[8] J’emprunte cette formule à Pierre Bayard avec toutes les significations qu’il lui donne (Bayard 2002).

[9] Cette critique se retrouve déjà sous la plume de certains philosophes qui commentent le travail de M. Foucault, comme Louis Althusser (Balibar et Althusser 1968) ou encore Gilles Deleuze (Deleuze 1973, 2004) (cf. infra).

[10] Lucien Febvre (1978-1956), historien, est avec Marc Bloch l’un des fondateurs de l’École des Annales. Élève de Paul Vidal de La Blache à l’École normale supérieure, il s’inspire du genre de vie vidalien pour fonder une approche de l’histoire fondée sur la civilisation matérielle et non plus sur l’événement (Dosse 1987). Bien plus, dans son ouvrage La terre et l’évolution humaine, introduction géographique à l’histoire, il théorise la géographie de Vidal de La Blache et propose un programme commun pour une géographie largement assujettie à l’histoire (Febvre 1922).

[11] Fernand Braudel (1902-1985) est un historien de la deuxième génération de l’École des Annales : son œuvre s’inscrit dans la construction d’un espace commun des sciences sociales. Dans son travail, il mêle étroitement l’histoire et la géographie, comme dans sa thèse – La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (Braudel 1949) – dans laquelle il assigne à la géographie (essentiellement physique) la place du temps long et immuable (Grataloup 2003).

[12] Emmanuel Le Roy Ladurie (né en 1929) est un disciple de Fernand Braudel, tenant de la « Nouvelle histoire » et s’inscrit dans le champ de l’anthropologie historique. Il a publié une Histoire du climat depuis l’an mil (Le Roy Ladurie 1967).

[13] Rappelons enfin que M. Foucault a débusqué et mis en évidence dans la littérature contemporaine l’importance de cette métaphore spatiale : « L’espace est dans le langage d’aujourd’hui la plus obsédante des métaphores » écrit-il à propos de certains écrivains de son époque (Foucault 1994b).

[14] La « crise de la géographie » désigne dans l’historiographie disciplinaire la période d’intense remise en cause des cadres épistémologiques, théoriques, méthodologiques et politiques de la discipline que connaît la géographie française des années 1960 et 1970, et qui aboutit à l’abandon du paradigme vidalien centré sur l’étude des relations homme – milieu à l’échelle régionale (Calbérac 2010). Y. Lacoste est l’un des acteurs majeurs de cette crise.

[15] (Bachelard 1938).

[16] Cette méthode cartographique telle que M. Foucault l’entend et qui privilégie la relation donne naissance à une démarche qui a été popularisée sous le terme de mapping.

[17] Yves Lacoste propose le diatope pour actualiser la méthode du « dossier » formalisée par Paul Vidal de La Blache (Robic 1991) mais qu’il débarrasse de sa seule échelle régionale (Robic 2004) au profit de la totalité du jeu des échelles ; le conflit israëlo-palestinien – redevable d’une analyse multiscalaire depuis l’échelle mondiale jusqu’à l’échelle locale de la vieille ville de Jérusalem – constitue ainsi l’exemple emblématique de sa démarche (Lacoste 2012).

[18] Roger Brunet, un géographe contemporain d’Y. Lacoste, construit lui aussi une approche géographique de la discontinuité (Brunet 1968) : il l’élabore principalement à partir de la géographie physique et de la sociologie. Il ignore Foucault qui a pourtant déjà publié à cette date Les mots et les choses.

[19] Cette méthode est explicitée en détail dans les premières pages de L’archéologie du savoir (Foucault 1969, p. 9-28).

[20] De même que l’archive est composée de plusieurs documents, de même la carte est-elle composée de plusieurs cartes — de différentes natures et à différentes échelles – qui se complètent et éclairent le problème analysé. On retrouve la méthode du dossier vidalien (Robic 1991), mais Yves Lacoste n’emploie jamais ce terme et préfère la carte et, plus tard, le diatope (Lacoste 2012).

[21] Cette distinction alimente l’approche relationnelle que développent certains géographes francophones — comme Claude Raffestin (Raffestin 1980) – mais aussi une bonne part de la géographie postmoderniste anglophone caractérisée par les avancées du tournant culturel (Dosse 2016, Péaud 2016).

[22] Cet ouvrage de Louis Althusser a fait l’objet de deux éditions. La première est parue en 1965 ; la seconde, remaniée, en 1968. J’ignore quelle édition est lue par les protagonistes de l’entretien ; je me réfère à la seconde.

[23] Cette énumération est coupée dans l’entretien. Les termes qui la composent sont tous précédemment repris — et quasiment dans le même ordre — dans l’entretien (p. 76), comme si ce passage de Lire le Capital était un hypotexte de l’entretien. À noter, la citation n’est pas tout à fait exacte : dans l’entretien exposer est mis à la place d’énoncer, sans que le sens ne soit altéré.

[24] La préface de la première édition de L’histoire de la folie a été remplacée par une autre, plus courte, dans les rééditions. La préface originelle que commente L. Althusser a été rééditée dans Dits et écrits (Foucault 2001b).

[25] Ce que M. Foucault entreprend dans Naissance de la clinique (Foucault 1963) et qui n’a étonnamment pas eu son pendant en géographie, alors même que celle-ci est caractérisée par un régime scopique (Raffestin 1997).

[26] Les rapports de Michel Foucault au marxisme (tout comme au structuralisme) de son époque sont complexes (Garo 2011, Eribon 2011, Laval, Paltrinieri, et Taylan 2015). Cela explique en grande partie pourquoi Foucault est mobilisé pour instruire une critique de l’historicisme comme schéma de la théorie sociale critique (Soja 1989).

[27] Ce qu’il élabore en philosophie en convoquant la littérature, c’est-à-dire un discours extérieur à la philosophie, est donc une pensée du dehors.

[28] La chaire occupée par M. Foucault au Collège de France de 1970 à sa mort en 1984 est intitulée « Histoire des systèmes de pensée ».

[29] Lire Le Capital commence par la définition d’une méthode symétrique : Louis Althusser applique au Capital la même lecture que Marx a appliquée aux traités d’économie qu’il a étudiés.

[30] Comme nous l’avons dit plus haut, suite à cet entretien M. Foucault a envoyé à la revue Hérodote une liste de questions sur la géographie et qui a donné lieu à un débat.

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