« L’Occident est maintenant partout, en Occident et ailleurs, dans les structures et dans les esprits. »
Ashis Nandy, L’ennemi intime
« Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. »
Paul Valéry, La crise de l’esprit
Contraste.
Le vocable de postcolonialisme est équivoque et il est chez nous, il faut bien l’avouer, quasiment muet. Le premier paradoxe du postcolonialisme tient précisément à ce contraste : ce syntagme muet enveloppe un enjeu considérable puisqu’il renvoie à ce gigantesque retour de bâton de l’histoire : après quatre ou cinq siècles de domination sans partage, « l’Occident » non seulement n’occupe plus le devant de la scène mais il est maintenant de plus en plus conspué et montré du doigt. La destruction communautariste de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, considérée comme une manifestation supplémentaire de l’idiosyncrasie occidentale et de son entreprise sournoise et réitérée de domination coloniale, et le travail de sape à l’égard de toutes les conquêtes des Lumières auquel se sont livrées les commissions des droits de l’homme de Durban en sont deux symptômes particulièrement éclairants. Il aura fallu que les banlieues s’enflamment et que, dans les stades, des sifflements accompagnent La Marseillaise pour que les Français eux-mêmes commencent à s’interroger sur ce qui peut apparaître comme les signes prémonitoires d’un planétaire retour de flamme.
Nébuleuse.
Les travaux qui depuis plus de vingt ans constituent ce qu’on appelle les postcolonial studies forment une insaisissable nébuleuse qui défie toute tentative de définition. Et pourtant malgré leur hétérogénéité et leur incessante métamorphose ces travaux sont clairement dominés par deux soucis fondamentaux parfaitement déterminés et reconnaissables : la volonté subversive d’abord de rabattre la superbe de l’Europe et de saper la prétention de l’Occident à l’universalité ; ensuite, et c’est un corollaire, celle d’introduire la marginalité dans les études universitaires en donnant enfin la parole aux sans-voix, aux « oubliés de l’histoire », pour reprendre l’expression de Benjamin dans l’opuscule « Sur le concept d’histoire ».
Nés dans le sillage des subaltern studies puis des cultural studies, qui se sont développées dans les départements de littérature et de sciences sociales, les travaux critiques relevant du postcolonialisme sont l’objet de multiples controverses et d’incessantes redéfinitions ; ils restent aussi traversés par des contradictions et marqués par des antinomies et des paradoxes qui ne constituent pas, nous allons le voir, le moindre de leur intérêt.
Le 11 Septembre.
Sur le mode de l’aberration et de la catastrophe, le 11 Septembre peut être considéré comme l’événement postcolonial par excellence, l’événement qui a rappelé aux Occidentaux que, même après la fin des Empires, le « crime colonial » de l’Occidentalisation du monde n’avait pas encore été expié et qu’ils habiteraient désormais eux aussi une cité sans rempart.
Les zélateurs des études postcoloniales n’y étaient bien évidemment pour rien mais ils ne se sont pas privés de voir, dans la réponse au terrorisme du président Bush, le retour en force de l’idée d’une mission civilisatrice qui depuis toujours a défini l’Occident et qui signe l’appartenance de plein droit de l’histoire récente à la postcolonialité. Depuis la Grèce antique, croisades et colonisations se sont succédé avant d’engendrer la démesure et la pléonexie d’un capitalisme planétaire à la boulimie effrénée. L’idéologie du « choc des civilisations » indûment invoquée au moment du 11 Septembre apparaissait dans l’optique des théories postcoloniales comme une concurrence des idéologies, comme une « guerre des croisades » entièrement fabriquée et donc comme une prophétie auto-réalisatrice. Nourrie d’un côté par la haine de « l’Occident », elle s’alimentait de l’autre au mépris que les Américains ont toujours eu à l’égard des peuples arabes. Qu’on ne se méprenne donc pas sur l’expression et l’intitulé choisis pour caler cette approche du postcolonialisme : « la haine de l’Occident ». Cette expression, dont un des termes, « l’Occident », nous le verrons, devrait toujours être soigneusement questionné — c’est la fonction de la procédure des guillemets — est d’emblée frappée d’équivocité : le génitif peut en effet être doublement interprété. Il faudrait d’abord comprendre que la haine que l’Occident inspire — le génitif est ici objectif —, la haine qui s’est déchaînée de façon spectaculaire et symbolique avec l’attaque des Twin Towers, l’amour-haine qui fait peut-être aussi le fond inavoué des postcolonial studies, sont à la mesure de l’arrogance ou du mépris de l’Impérialisme sans pareil qu’un Occident dominateur a pu avoir pour le reste du monde : la haine de l’Occident ; le génitif est ici, bien évidemment, subjectif.
C’est en tout cas ce que les Américains ont fini par comprendre à leurs dépens. La sortie du rêve américain, écrit Slavoj Žižek (in Bienvenue dans le désert du réel), la sortie de ce paradis de la consommation, « cauchemar climatisé » totalement irréel que constitue la vie quotidienne des citoyens américains, s’est accomplie par le dernier des chefs-d’œuvre artistiques, pour reprendre le jugement provocateur de Karlheinz Stockhausen, qui a vu dans l’effondrement spectaculaire des tours jumelles une sorte d’apothéose conclusive de l’art du 20e siècle. Après la forclusion du symbolique ruiné par une consommation débridée, par une saturation du besoin et de la demande dans une société « en manque de manque », selon la célèbre formule de Lacan, c’était le retour brutal et traumatisant du réel, le retour de l’événement dans un paysage dévasté : dans tous les sens du terme, c’était « bien fait », pour reprendre l’exclamation que le spectacle des tours foudroyées arracha à quelques uns… Et, comme le dit Morpheus dans Matrix, « Bienvenue à présent dans le désert du réel ! », apostrophe reprise par Žižek comme titre de son livre. Au lieu pourtant d’accepter sa propre vulnérabilité l’Amérique allait affirmer plus fortement encore cet excès de puissance qui avait pourtant motivé le ressentiment à son endroit et donner le coup d’envoi planétaire à une concurrence des croisades dont la planète à l’évidence ne sortira pas indemne.
Le cas français.
Aujourd’hui la France découvre enfin les études postcoloniales ; ce retard français nous renvoie une nouvelle fois l’image d’un pays qui vit dans le déni de son passé colonial et n’en finit pas de tourner autour d’une sorte de trou noir dans lequel s’abîme la pensée. Et il n’aura sans doute rien moins fallu que l’échec de la Marche des beurs, que la radicalisation de leur mouvement qui dégrada la revendication égalitaire en revendication ethnique, et que l’irruption d’une violence urbaine toujours plus meurtrière pour que ce vieux pays se réveille de son assoupissement et de son sommeil. L’arrivée tardive du postcolonialisme a sans doute été précédée par le vaste débat intellectuel qui a marqué la plupart des pays anglo-saxons. Mais chez nous c’est de manière endogène qu’il est arrivé : par la voie et la demande des militants et des acteurs sociaux confinés dans ces espaces de relégation que sont les banlieues. Le livre collectif dirigé par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale, paru en 2005 à la veille des émeutes, est le seul ouvrage qui ait développé une problématique proprement postcoloniale en insistant sur la persistance du regard colonial porté sur les immigrés en France et sur la façon dont ceux-ci se vivent rétrospectivement comme des colonisés de l’intérieur. Comme si le retour de flamme était un retour d’Empire.
Le paradoxe tient ici au fait que la France se trouve à la fois en retard socialement et en avance intellectuellement, dans la mesure où cette pensée critique longtemps boudée par notre pays puise précisément son inspiration dans ce qu’on a appelé aux États-Unis la French theory et lui doit jusqu’à son nom.
« Post » : une époque sans nom.
Le syntagme postcolonial a été calqué sur celui de postmoderne que Jean-François Lyotard proposa naguère en le reprenant au lexique des architectes (1979) ; c’est d’ailleurs à l’ombre du postmoderne que le postcolonial prend son sens et il est au moins aussi énigmatique et équivoque que lui. Le nom de postmoderne désigne, on le sait, notre époque qui ne croit plus aux idéaux « modernes », à ces idéaux qui furent par excellence ceux des Lumières (l’histoire, la science, le progrès, la démocratie, l’individu, le bonheur…), une époque donc qui, sortie des grands récits — et notamment du grand récit marxiste — qui donnaient forme et sens au présent, est marquée par une fragmentation et un essentiel relativisme.
Le nihilisme serait-il à ce point planté au cœur de l’Occident — Nietzsche le pensait — que notre époque fatiguée n’aurait donc même plus de nom, serait une époque sans nom ? Depuis la trouvaille de Lyotard, les substantifs précédés du préfixe post n’ont, en tout cas, pas cessé de proliférer dans le champ du « postmoderne » : postcolonialisme, postoccidentalisme (pour désigner la modernité alternative du zapatiste Mignolo), poststructuralisme, postpolitique (Žižek)…
Et pourtant rien dans ce vocable équivoque de postcolonial studies ne laisse véritablement entendre ce dont il s’agit. Le préfixe post- enveloppe à la fois l’idée de filiation, de continuité (la littérature postcoloniale porte les marques et les cicatrices de la colonisation) mais aussi une claire rupture par rapport à l’âge colonial. Nous venons après la colonisation, nous sommes libérés des formes coloniales de domination et nous sommes pourtant profondément marqués par elles. En ce sens le préfixe post- non suivi de tiret n’a pas seulement une signification chronologique ou diachronique, n’est pas un signe de périodisation ; il est plutôt l’indicateur d’une position théorique dont la charge est critique et dont la visée est libératrice. Est postcolonial ce qui se situe d’emblée au-delà du colonialisme, au-delà de cette expression de l’impérialisme occidental que ce terme entend mettre en question en proposant, par exemple, contre-discours ou formes déviantes en littérature. Autrement dit, le postcolonialisme est en vérité un trans-colonialisme qui se veut plus radical que l’anticolonialisme, et ceci essentiellement pour deux raisons. Celui-ci, d’abord, était encore fondé sur le grand récit marxiste, celui de la lutte des classes et du sens de l’histoire, sur un socle qui devait donc tout encore à la croyance européenne ou occidentale en l’universalité de la raison. Ensuite, frappé par les formes les plus brutales de l’exploitation coloniale, insistant sur l’efficace de la base ou de l’infrastructure de la société, l’anticolonialisme n’était que peu sensible à la domination culturelle proprement dite ou, pour utiliser le mot de Gramsci, figure tutélaire du postcolonialisme, à l’« hégémonie » de la culture dominante. Seul Franz Fanon avait été attentif et avait dénoncé l’aspect retors et insidieux, la teneur psychologique et proprement spirituelle de la violence coloniale, celle qui conduit les subalternes, les élites colonisées, à dissimuler leur peau noire sous des masques blancs et à s’assujettir au discours hégémonique ([1952] 1975).
Le fossé qui sépare le postcolonialisme de l’anticolonialisme explique sans doute le goût amer que peuvent avoir pour nous les révoltes postcoloniales, leur cruauté excessive, non fonctionnelle et post-idéologique. Ces révoltes se sont déplacées à l’intérieur, sur notre territoire, aux marges de la Cité, dans un espace si ségrégé ou si fracturé que la lutte sociale s’est trouvée comme infiniment dépassée par un enjeu beaucoup plus radical : avec le déclin du récit républicain et du récit marxiste on assiste en effet à une « ethno-racialisation des rapports sociaux », selon une expression souvent employée par Jean-Loup Amselle (2008, notamment), qui remet en cause la notion même d’une commune appartenance à l’espèce humaine et que la politique actuelle d’affichage de la « diversité paillettes » ne fait que confirmer.
L’impératif de la déconstruction.
Déconstruction : la fortune de ce mot, traduction par Derrida de la Destruktion heideggerienne, n’a d’égal sans doute que son ambiguïté et la disparité de ses emplois.
On s’accorde en général à considérer le livre d’Edward Wadie Saïd paru en 1978, L’Orientalisme, comme le texte fondateur des postcolonial studies, celui qui en a donné le coup d’envoi. Pour la première fois le Palestinien Saïd rompait avec la vieille tradition critique de l’anticolonialisme en mettant à jour ce qu’on pourrait appeler un archi-colonialisme, pour utiliser un terme qui évoque justement le Foucault de L’archéologie du savoir, celui dont précisément Saïd se réclame. La vraie violence coloniale est à proprement parler invisible et doit être appréhendée au niveau fondateur de l’épistémè ou en terme de discours. Il y a en effet un type de discours et une structure de pensée qui sont sous-jacents au colonialisme et qui sont au principe d’une sorte de défaillance de la raison reconnaissable à ces dichotomies à la binarité rigide et paralysante que sont par exemple les Autres et l’Occident, les primitifs et les civilisés, les développés et les sous-développés, les scientifiques et les superstitieux… Dans le récit linéaire du progrès qui est le mythe européen par excellence, une hiérarchie entre ces termes qui ont été préalablement essentialisés s’est constituée en un texte qu’Edward Saïd entend déconstruire. Le mot même de dé-construction, utilisé au moment où l’influence de la pensée de Derrida était dominante aux États-Unis, atteste que cette essentialisation des identités était bien une construction, un artifice, une invention qu’il fallait défaire et faire jouer de façon critique en montrant combien elle est relative à la situation du sujet qui l’énonce.
La déconstruction de « l’Orient » a été la tâche principale de Saïd, comme celle de « l’Afrique » sera celle de Mudimbe (1988). « L’Orient » en lui-même, montre-t-il, n’existe pas, il a été produit par le discours orientaliste qui l’a constitué, qui l’a défini comme mythique, comme obscur, comme mystérieux, comme exotique, féminin et adonné à la sensualité, comme l’antithèse exacte des Lumières ; et ce sont ces discours et ces préjugés qui ont légitimé l’impérialisme européen et qui aujourd’hui encore en Irak sont le faire-valoir de l’intervention américaine.
La rencontre et la convergence de ce courant déconstructionniste avec la pensée de Derrida sont ici particulièrement éclairantes. À vrai dire l’expression même de « pensée de Derrida » ne va pas sans problème dans la mesure où la déconstruction de toutes les valeurs du propre constitue justement comme le centre vide de cette pensée rebelle à toute identification. La déconstruction derridienne, qui ouvre le champ à un espace de jeu postmoderne dont le caractère ludique et un peu nihiliste ne saurait être sous-estimé, est la traduction de la Destruktion ou de l’Abbau heideggerienne soucieuses de retrouver les expériences originaires de la métaphysique occultées par la tradition. Que de proche en proche la régression généalogique dans les influences exercées sur certains théoriciens du postcolonialisme nous conduise au dernier des grands penseurs allemands est un nouveau paradoxe qui ne peut manquer de mettre dans l’embarras.
Le paradoxe Heidegger.
On pourrait être étonné de la faveur avec laquelle l’œuvre de Heidegger a été généralement accueillie par un courant de pensée éminemment critique qui se réclame plus communément de la French theory ou de la pensée progressiste de Sartre. Cette faveur contraste paradoxalement avec la rage et l’obstination haineuse d’un certain nombre d’intellectuels français qui ont tenté de mettre à l’index son œuvre, taxée d’hitlérienne ou de nazie. Évoquer ici cette polémique (elle rebondit en France tous les dix ans) n’aurait strictement aucun intérêt si une telle opposition, soigneusement orchestrée par les médias, ne relevait in fine, au sens propre du terme, de la farce, c’est-à -dire si elle n’était très exactement une tentative pour colmater un certain vide. Ce vide est celui que l’Occident, selon Heidegger, porte précisément en lui et que la mondialisation expose ou étale aujourd’hui au grand jour. Depuis 1927 il n’aura pas cessé en effet de mettre en évidence la forclusion du Néant qui est à l’œuvre dans le nihilisme européen, nihilisme devenu planétaire avec le déploiement généralisé de la « volonté de volonté » qui fait l’« essence de la technique », ce qu’il appelle ainsi renvoyant très exactement comme on a pu le dire à la danse folle, à la productivité débridée et exponentielle de ce que Marx nommait de son côté « capital ». « Dans quelle mesure l’américanisme est-il la forme appropriée de la mondialisation (Planetarismus) ? » interrogeait Heidegger dès les années 40. « La mondialisation est la perversion du commencement quand celui-ci accède à la non-essence monstrueuse de sa marche en avant » ([1941] 2005, p. 107). Ce que la technique expose, c’est le sans-fond et le sans-fin-du-monde, l’histoire de l’Occident comme ouverture du Grund — du principe de raison — à l’Abgrund : « apocalypse now ».
« La pensée de Heidegger, » écrivait Jean Beaufret en 1984, « c’est ce rayonnement insolite du monde moderne lui-même en une Parole qui détruit la sécurité du langage à tout dire et ébranle l’assise de l’homme dans l’étant » (p. 7). Comment s’étonner, dans ces conditions, que le postcolonialisme ait pu trouver dans cet ébranlement inaugural et ce dégel des représentations, dans la Destruktion donc, une ressource fondamentale et un exemple privilégié ? Heidegger n’était-il pas le premier à mettre à distance la métaphysique occidentale, à en révéler l’archéologie et à présenter une critique de cette forme de rationalité qui, avec la technique, oriente, contraint, gouverne plus que jamais l’histoire de l’humanité dans le sens d’une maîtrise toujours plus accrue de la nature ?
Quand dans la droite ligne des subaltern studies (leurs membres deviendront la figure de proue des postcolonial studies inaugurées par Ranajit Guha), Partha Chatterjee critique la notion de « nation » à laquelle les nationalistes hindous, incapables de se déprendre des représentations occidentales, resteraient compulsivement attachés (Amselle, 2008, p. 138), on pense à l’effort permanent de Heidegger pour remettre en question — grâce à la déconstruction justement — cet enracinement de la pensée de la « nation », comme celle du « peuple » ou celle de la « race », dans la métaphysique du « sujet ». Cette métaphysique s’identifie à l’Occident et c’est à l’époque des temps modernes, à l’époque de Descartes qui en a constitué le socle métaphysique, que l’être humain s’insurge pour se disposer lui-même de manière inconditionnée comme principe et fin de tout ce qui est.
Cette critique prédisposait Heidegger à être le seul grand penseur européen à vraiment entrer en rapport avec l’Orient. Dans le dialogue avec un Japonais publié dans Unterwegs zur Sprache il cherche à bien cerner l’attitude fondamentale du Dasein et du Mitsein japonais ; ceux-ci apparaissent au fil de cet échange comme caractérisés par le sens de la mesure face à une sensualité extrême et dévorante mais aussi par « le sens bouddhique de la présence de l’absolu à même l’épreuve quotidienne du sens », selon l’expression de Tomio Tezuka (2001, p. 22). L’écoute d’un haïku de Basho qui avait particulièrement fasciné le maître avait été l’occasion de cette prise de conscience.
On conçoit que, par analogie, un certain nombre de théoriciens postcoloniaux, en réaction contre l’Occident des Lumières — « l’ennemi intime » — qui a réussi à coloniser tous les esprits de la planète, selon la thèse d’Ashis Nandy développée dans un livre au titre évocateur (The Intimate Enemy), aient pu chercher une modernité alternative dans la demeure du monde du côté du Dasein bengali. Ainsi Dipesh Chakrabarti, dans un livre dont le titre est marqué au coin par l’influence de Heidegger, Habitations of Modernity, tente d’opposer le mythe à l’histoire, la tradition indienne — celle des satî, par exemple, qui se font immoler sur le bûcher de leur défunt mari, tradition qui doit être conservée à titre de patrimoine — à la raison occidentale, sans peut-être se douter qu’il fait ainsi le lit du fondamentalisme. De même, à l’interprétation historienne de la société indienne, interprétation nécessairement factuelle, Ranajit Guha Rabidramate oppose, comme Heidegger, la sacralité de la parole poétique, et fait jouer à Rabindranath Tagore le rôle que Heidegger assignait à Hölderlin eu égard au destin allemand : celui de donner son chant propre ou son mythe à l’Allemagne (Amselle, 2008, p. 138). Au Mexique, Walter Mignolo, du mouvement zapatiste, s’est tourné, lui, vers les petites patries andines traditionnelles à l’identité pure et intangible, fragments d’humanité à la culture spécifique qui auraient pour elle, pense-t-il, la caution du penseur allemand (Amselle, 2008, p. 177).
Il est vrai que demeure toujours présente chez le maître de Todtnauberg la tentation, venue d’un vieux romantisme, de sauver et de substantialiser la tradition. Ainsi, par exemple, se montre-t-il déçu quand son interlocuteur japonais lui apprend que le film Rashômon, qui incarnait pour le maître la représentation pure du caractère oriental, est la transposition d’une nouvelle d’un écrivain japonais moderne influencé par Browning ([1950-1959] 1985 ; cf. Tezuka, 2001)…
Mais ces crispations identitaires ne doivent pas oblitérer la façon dont Heidegger a su faire face au destin moderne et se mettre à l’écoute de ce qu’il appelle « l’histoire de l’être ».
La notion la plus centrale et la plus dépaysante de sa pensée est celle de l’Ereignis, de l’événement. Quand, comme aujourd’hui, tout fonctionne, rien n’arrive ; quand ne brille plus la différence qu’est l’être, il ne se passe rien. Aussi, porter notre regard au cœur de ce qui est, au cœur de l’événement ou de l’avènement qu’est l’être, ne va pas sans péril. Ereignis, « événement », vient de eignen, « s’approprier », enveloppe toutes les valeurs du propre et renvoie en particulier à l’Enteignis, à la dé-propriation, au sans-fond de l’abyme du voilement ou de la non-vérité, la propriété de l’abyme (« das Eigentum des Ab-grundes ») étant l’abyme de la propriété ou, comme le dit encore Derrida, la violence d’un événement qui advient sans être. Heidegger apparaît ainsi comme le penseur de l’expropriation, celui qui cherche à désigner un registre autre que celui de la présence qui définit la « métaphysique ». Aucune nostalgie d’un âge d’or ici : l’Être est le lieu de tous les dangers ; à tout moment il peut tourner de la grâce au désastre tel, justement, un retour de flamme. Si les choses insistent, l’homme, lui, ek-siste, à jamais sans repos. C’est à ce titre peut-être que cette pensée aurait pu constituer le ferment le moins contestable du postcolonialisme.
L’Occident décroché.
Le dernier livre de Jean-Loup Amselle ainsi intitulé constitue, mis à part l’ouvrage collectif dirigé par Marie-Claude Smouts, La situation postcoloniale, et l’anthologie réunie par Neil Lazarus, le seul livre publié en français sur les postcolonial studies. À partir d’une vaste enquête à travers continents et théories à laquelle nous avons largement emprunté, l’auteur nous présente un panorama planétaire parfaitement clair et exhaustif de ce large courant de travaux pratiquement inconnu dans notre pays ; mais il fait aussi la généalogie critique de théories dont les implications politiques sont devenues aujourd’hui particulièrement explosives. C’est sans doute pour cette raison que l’auteur, africaniste bien connu, nous dit d’où il vient et d’où il parle en nous présentant, pour la première fois dans son œuvre, son propre parcours intellectuel ; il s’engage ainsi personnellement dans un débat dont l’urgence politique ne saurait plus longtemps être méconnue, débusquant tous les pièges dans lesquels certains théoriciens postcolonialistes n’ont pas manqué de tomber.
L’Occident est « décroché » au sens où il a été destitué de sa position hégémonique de supériorité mais il a été aussi « décroché » au sens où, à la foire, on décroche un lot pour en être plutôt bien que mal loti. C’est ce qui est peut-être arrivé aux zélateurs du postcolonialisme, comme si « l’Occident », devenu la Terre entière, triomphait encore paradoxalement à travers les plus ardents de ses détracteurs.
L’Occident ne s’identifie pas seulement à un territoire (l’Europe et les enfants de l’Europe — des États-Unis au Japon), à une religion (le christianisme), à une philosophie (les Lumières), à une race (blanche), à un système économique (le capitalisme), il est, dit Heidegger, ce pays du soir (Abendland) dont la provenance est grecque et la destination planétaire : la technique y réalise la métaphysique. C’est l’Occident en effet qui, depuis 1492, a donné sa forme au monde, qui lui a donné son visage de « monde », c’est lui qui l’a colonisé, qui a baptisé ses surfaces émergées, qui lui a donné ses coordonnées, ses repères temporels (la naissance du Christ et l’heure Gmt du temps newtonien), les normes de circulation de ses richesses dans un marché unique (Bretton Woods) et de plus en plus sa langue (l’anglais international) ; bientôt le triomphe de l’homme occidental sera définitif et total. Le temps du monde fini a commencé, le temps de la fin de l’histoire est arrivé et, de Kojève à Fukuyama sans oublier Bataille, on ne s’est pas privé de gloser sur cette expression hégélienne. Tout en ne finissant pas et même tout en s’accélérant, l’histoire pourrait être déjà finie en tant qu’histoire moderne et occidentale, la modernité dans laquelle nous vivons étant le débouché, la fin, le télos de toute l’histoire du monde. Métaphysiquement il ne se passerait plus rien. Les déclarations sur « l’accélération de l’histoire » sombreraient dans la platitude ; l’accélération ontique de l’histoire des nations qui rejoignent le développement technologique et économique et les positions politiques depuis longtemps acquises par les pays européens reposeraient sur un phénomène plus radical et plus dissimulé de décélération ontologique, l’émergence d’un monde multipolaire masquant la mise en place sous-jacente du monopole occidental. Les chocs qui dominent le devant de la scène, succession de combats d’arrière-garde menés par des sociétés dont le fonctionnement traditionnel se trouve en réalité menacé par la modernisation, ne devraient pas longtemps faire illusion.
Cette occidentalisation du monde, à vrai dire, n’a jamais tant progressé que depuis la fin des grands empires coloniaux, de telle sorte que nous sommes pratiquement entrés, avec le Sud, dans une lutte à front renversé. L’impérialisme n’y est pour rien : ce sont les pays du Sud eux-mêmes qui ont arraché à ceux qui se sentaient déjà « hommes d’univers » (comme dit Valéry [1945, p. 168]) les méthodes et les instruments de leur propre puissance. « Marx et Mao à Pékin, c’est l’Occident qui triomphe de la vieille Chine, » disait Malraux, mais qu’aurait-il dit aujourd’hui où l’appropriation radicale de la raison européenne par la Chine lui a permis d’entrer dans un processus de modernisation accélérée qui se solde par le rejet sans complexe de l’ensemble de ses traditions et un impérialisme économique qui, dans la course aux matières premières, ne se soucie guère d’exiger, comme du temps de la Françafrique, bonne gouvernance ou respect des droits de l’homme. La mondialisation est bien ici une occidentalisation, car le fait d’adopter la technique européenne n’est rien moins que neutre : « Quand nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, » écrit Heidegger, « c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon car cette conception qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique » (1958). L’adoption de la technique n’a pas de sens en dehors de l’ambition prométhéenne venue aussi du plus profond de l’Ancien Testament de dominer la terre et de la soumettre, de devenir, disait Descartes dans le Discours de la méthode, « comme maître et possesseur de la nature ». Si la greffe occidentale a pris ici comme elle avait pris chez les Wasp (White Anglo-Saxon Protestants — on connaît la thèse de Max Weber [2003]), c’est parce que les autochtones ont été capables de donner sens et valeur à l’accumulation et à un temps linéaire et cumulatif. La modernisation capitaliste est donc aussi une occidentalisation dans la mesure où elle implique toute une anthropologie. Avec ce renversement ou cette inversion des pôles, l’Occident regarde maintenant quelquefois du côté des spiritualités traditionnelles, bouddhistes, par exemple, tandis que la Chine et l’Inde, de plus en plus englouties sous le raz de marée de la consommation, liquident leurs traditions et hésitent, comme on le leur conseille, à ralentir un « développement » incontrôlé et dément qui menace de plus en plus la vie de la planète. L’accroissement de la production et le principe sacré de la concurrence et de la rivalité ont ainsi cessé de structurer les habitudes de la seule vie occidentale, et la « crise » que nous vivons, aussi catastrophique qu’elle soit, ne remet en cause que l’interprétation anglo-saxonne du capitalisme mondialisé.
On conçoit que, face à cette hégémonie sans partage, la tentation du refus ait été grande ; mais « le contre-torpilleur, » disait Montherlant, « est nécessairement aussi un torpilleur » : en mettant en question l’Occident on ne lui échappe pas pour autant et on risque de répéter à son égard les travers qu’on lui reprochait, ne serait-ce qu’en le nommant et en le démonisant, en le figeant en une essence une, qu’en le considérant comme une aire isolée et fermée alors qu’il ne s’est constitué et ne continue à vivre que d’échanges et d’apports continuels.
Ce mimétisme à l’égard de l’ennemi n’est jamais aussi perceptible que dans le cas du fondamentalisme musulman, celui des salafistes en particulier. En se détachant de toute culture, de toute théologie traditionnelle, en devenant étranger à toute inscription territoriale, le fondamentalisme apparaît beaucoup moins comme une réaction défensive à la modernité occidentale que comme son pur produit et son instigateur. Produit de la sécularisation et non de sa défaite, il ne peut proposer un projet alternatif car il est une simple perversion de la modernité dont il offre une image inversée. L’islamisation de la mondialisation animée par des scientifiques formés à l’Université, montre Olivier Roy dans La sainte ignorance, construit un « universel en miroir de l’Amérique […], une oumma où l’uniformisation des comportements se fait sur le modèle dominant américain ».
C’est justement ce travers qui était le propre du paradigme colonial. Les postcolonial studies n’ont pas cessé de le dénoncer en déconstruisant la production discriminante de l’identité de l’indigène puis de l’immigré à laquelle ne cessent de se livrer encore les institutions de la République. Cette production opère à partir de la matrice binaire : eux et nous, les autres et l’Europe, le centre et la périphérie… Et cette conception essentialiste de l’identité s’oppose aux « positions du sujet », pour reprendre l’expression d’Homi Bhabha (The Location of Culture), positions nécessairement plurielles qui expliquent la labilité, la multiplicité, l’hybridité des identités qui se remodèlent en fonction des pratiques et des situations, qui sont toujours en mouvement, en constante redéfinition dans un monde essentiellement instable. Il se s’agit donc pas en principe de procéder à une simple inversion de la conception coloniale mais de changer radicalement de paradigme, de penser autrement les formes de relations entre les parties du monde.
Il reste que la critique la plus radicale de la rationalité occidentale et de sa prétention à l’universalité a été le fait de penseurs occidentaux. On peut citer les linguistes culturalistes (Sapir…), les anthropologues (Malinowski, Lévi-Strauss, Jaulin), mais plus radicalement les philosophes qui aggravent la crise de l’idée de vérité dans la postérité de Nietzsche : Deleuze, Lyotard, Derrida, Foucault — sans parler de Heidegger. Ce qui ramène à nouveau au premier plan la question du statut et de l’identité de l’Europe, aujourd’hui petite province de l’Occident.
Le nouveau paradoxe des ensembles.
La volonté du postcolonialisme de rabattre la prétention hégémonique de l’Europe, de marginaliser ou de provincialiser ce prétendu centre du monde, de critiquer donc l’eurocentrisme d’un continent qui s’est réservé pendant longtemps le monopole de l’universel pour justifier sa domination et assujettir toutes les cultures de la Terre se trouve emblématisée dans le titre du livre de Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, titre auquel ce Bengali, professeur d’histoire à l’Université de Chicago, doit une bonne part de sa notoriété. Faire de l’Europe une province, la réduire à ce qu’elle est géographiquement — le petit cap d’un grand continent — est, à bien des égards, parfaitement légitime, mais cela ne va pourtant pas sans se heurter à des difficultés de principe qui mettent en évidence une logique paradoxale, celle-là même que Derrida, semble-t-il, met en évidence dans L’autre cap.
D’abord affirmer que l’Europe est une aire culturelle quelconque et que toutes les cultures sont égales ou équivalentes, c’est s’engager dans l’impasse logique du relativisme, péché mortel du culturalisme : à vouloir constituer des isolats culturels incommunicables et égaux, à vouloir opposer par exemple l’Orient et l’Occident, l’Inde et l’Europe… le culturalisme finit pas se détruire lui-même. Son affirmation ne suppose-t-elle pas en effet qu’il a au moins une certaine intelligence de cette différence culturelle qu’il juge par ailleurs insurmontable ? Il est impossible de faire de l’anthropologie si on ne présuppose pas qu’une communicabilité entre les hommes est possible ; cet universalisme n’appartient à personne et est a priori.
En outre si toutes les cultures sont égales, si elles sont toutes enfermées dans une clôture ethnocentrique, le fait de le reconnaître suppose qu’on soit sorti de cet ethnocentrisme ou, selon le mot de Claude Lévi-Strauss, que l’on ait surmonté quelque peu cette « barbarie » qui consiste à « croire à la barbarie des autres » (1975). Il y a donc des cultures « plus égales que les autres », comme le dit ironiquement Castoriadis en parodiant Orwell (1999) ; c’est le cas de la culture européenne dans la mesure où elle semble être la seule à affirmer cette équivalence ; or cette affirmation a paradoxalement pour conséquence de récuser cette absolue équivalence parce que l’Europe se constitue elle-même dans le même temps comme la culture de la sortie de l’enfermement ethnocentrique. La reconnaissance de l’ethnocentrisme européen est ainsi analogue à l’affirmation « Je mens » ou au paradoxe du Crétois. Elle est vraie et fausse à la fois ou elle est, quant à sa prétention à la vérité, indécidable. Ou, pour le dire en d’autres termes, l’affirmation de l’égalité de toutes les cultures ne peut se soutenir jusqu’au bout sans se ruiner elle-même, l’énonciation venant contredire le contenu de l’énoncé.
Comme Jacques Dewitte le rappelait sur France Culture, Dominique Janicaud a très bien montré, dans un article de la revue Critique concernant l’Occidentalisation du monde telle qu’elle est vue par Castoriadis, que la logique de la rationalisation-occidentalisation défendue par Castoriadis impliquait, appliquée aux cultures, un nouveau paradoxe des ensembles (1992). On sait que dans la théorie cantorienne des ensembles, l’ensemble de tous les ensembles est encore un ensemble, ou que l’ensemble dénombrable des nombres pairs et l’ensemble des nombres entiers ont la même puissance. Ces exemples constituent un paradoxe au sens que donnait à ce mot Zénon d’Élée cherchant à défendre la doctrine de Parménide en montrant que les thèses de ses adversaires étaient plus paradoxales encore que celles de son maître. Ici, dans la théorie des ensembles, l’axiome « le tout est plus grand que la partie » perd sa validité logique puisque le tout et la partie se trouvent avoir la même puissance. Par analogie, il est possible de dire que la culture de toutes les cultures est encore une culture : la culture européenne, si elle peut prétendre être d’une part le transcendantal de toutes les autres cultures, la seule qui reconnaisse l’égalité des autres cultures et qui rende possible un point de vue global sur la totalité de l’humanité, est d’autre part encore elle aussi une culture particulière. Elle ne jouit en effet d’aucun statut d’extraterritorialité ; elle ne possède aucune capacité de survol. Car c’est toujours à l’intérieur d’une culture singulière que l’on parle, c’est seulement ancré en un lieu particulier, dans le corps propre d’une singularité et d’un idiome que l’on peut s’ouvrir à l’universel.
On voit que s’il y a un statut d’exception de l’Europe — pour reprendre l’expression de Jacques Dewitt (2008) — il ne se confond en rien avec la démesure dont on accuse ce qu’on appellerait alors plus justement « l’Occident », mais il s’identifie à une capacité à se décentrer, à l’exceptionnel curiosité pour l’Autre que, depuis Hérodote, l’Europe a manifestée, au doute qu’elle entretient à l’égard d’elle-même, à la disposition qu’elle possède à se confronter à son propre passé et à s’interroger sur la validité de ses propres certitudes : à sa prétention à l’universalité, c’est-à -dire à sa quête d’une universalité qui n’est jamais donnée mais toujours cherchée, dans la concertation avec les autres cultures, comme l’horizon d’une histoire qui serait enfin potentiellement universelle. Au lieu de vouloir imposer sa propre vision de l’universalité ne devons-nous pas l’envisager comme un « pluriversalisme », selon l’expression de Serge Latouche dans L’occidentalisation du monde, comme un espace partagé de compréhension entre les différentes cultures, comme une tâche infinie de traduction entre elles. Ainsi, au lieu d’interdire les coutumes rituelles qui nous choquent (torture, travail des enfants, excision des fillettes, lapidation des femmes adultères…), reconnaître que c’est d’abord de l’intérieur des cultures concernées que viendront leur contestation. Le cas de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948 ne s’inscrit-il pas, malgré tout, dans la dynamique de cette universalité cherchée ? Fourre-tout d’articles simplistes et contradictoires, degré zéro de la pensée politique, caution hypocrite qui fait le jeu des vainqueurs et s’est toujours arrêtée aux portes des colonies, violence faite à des sociétés traditionnellement holistes par un type de légitimité qui, avec l’individualisme occidental, impliquait une sortie de la religion… La critique postcoloniale est ici parfaitement recevable. Il reste que cette déclaration qui provoqua l’abstention (et pour cause !) de l’Union soviétique et de l’Arabie saoudite était d’abord une réponse au nazisme, à cet égarement tragique de la pensée européenne qui a introduit en nous la honte d’être un homme.
L’exemple le plus éloquent de la logique particulièrement retorse qu’enveloppe la notion d’ethnocentrisme européen nous est donné dans le domaine de l’art quand on examine et quand on compare l’intitulé et le statut des musées d’art et d’anthropologie. Exemplarité de cet exemple en effet si, ainsi que le proclamait Hegel dans ses Leçons d’esthétique, c’est dans leur art que les peuples ont mis leurs idées les plus hautes . Le Musée de l’Homme à cet égard exemplifiait parfaitement le double statut de la culture européenne. Les artefacts de cette culture étaient exposés à égalité et sur le même plan que ceux appartenant aux cultures des autres continents et le beau nom de « Musée de l’Homme » témoignait discrètement par ailleurs de la libéralité et de l’humanisme d’une culture qui, toute coloniale qu’elle fut, rendait justice pour la première fois aux chefs-d’œuvre du monde entier. On sait que le musée du quai Branly s’est constitué sur les dépouilles des autres musées d’anthropologie et notamment sur celles du Musée de l’Homme, dans la continuité duquel il se situe. Il s’est ouvert, en juin 2006, avec le discours solennel du président Jacques Chirac proclamant l’égalité de toutes les cultures du monde et manifestant avec éclat sa volonté de rompre avec l’époque coloniale. Ce musée serait-il donc postcolonial ainsi que parfois on l’affirme ? Tous les réquisits du postcolonialisme ne sont-ils pas en effet réunis ? La culture dominante en effet non seulement tourne la page du passé colonial (continuité) mais elle met en question sa propre suprématie (rupture).
Et pourtant ce qui est singulier dans le projet de ce musée c’est la naïveté avec laquelle l’Europe elle-même en a été a priori exclue. Les œuvres du continent européen n’auraient-elles pas été jugées assez primitives ? Lors du déménagement de la bibliothèque du Musée de l’Homme, les livres sur l’Europe ont été mis à part et seront envoyés ultérieurement dans le futur Musée des Civilisations européennes et méditerranéennes qui doit ouvrir à Marseille. Il y a là clairement un choix politique, un découpage politique et non scientifique comme l’avouera Godelier dans l’émission consacrée à l’ouverture du nouveau musée. Séparer l’Europe du reste du monde, c’est en effet laisser entendre que les non-Européens ne sont pas exactement « comme nous », c’est faire preuve d’une sorte de discrimination ou de racisme sournois. L’unité de l’homme telle qu’elle se manifestait à travers la diversité des cultures du monde, l’unité de l’espèce humaine qui donnait son sens et sa cohérence au Musée de l’Homme (qui constitua un des projets majeurs du Front populaire), a ainsi été démantelée au profit de l’exotisme des cultures du Sud telles qu’elles sont exposées de façon spectaculaire au quai Branly, et c’est la culture ordonnatrice de ce projet qui a été placée dans une position de surplomb, exhibant ses trésors de guerre et affichant ainsi encore, ingénument, sa domination.
Ce n’est donc pas une des moindres contradictions de ce projet que de témoigner une fois de plus que la France (exactement comme le Japon) a du mal à assumer son passé colonial et à se penser comme une société postcoloniale. Et cette dénégation peut nous exposer, comme nous le verrons sans doute hélas encore, à des retours catastrophiques du refoulé.
Le paradoxe du renard piégé.
Nietzsche comparait le vieux Kant à un renard à la fois intelligent et stupide qui, après avoir brisé les barreaux de sa cage, y retournait de son plein gré ; la morale, la « Circé des philosophes », avait une nouvelle fois frappé de stupeur et de fascination un instinct critique pourtant particulièrement salubre et puissant pour finalement restaurer, sous le coup du « ressentiment », l’increvable préjugé théologique. Comme le dard du scorpion, cet instinct retourné contre lui-même devait provoquer le suicide annoncé. Ne pourrait-on pas, mutatis mutandis, s’approprier cette critique nietzschéenne de Kant pour l’appliquer à certains théoriciens postcoloniaux ?
Comment méconnaître la virulence critique et la radicalité politique du postcolonialisme ? Nous avons montré (2007) comment il a su nous révéler la brutalité que pouvait comporter le modèle républicain et combien la question postcoloniale occupait une bonne partie du champ politique (immigration, intégration, aide humanitaire, tourisme ethnique…). Penser en termes postcoloniaux ce serait penser enfin la diversité de la société française et être conduit à refonder le pacte républicain dans le nouveau contexte de la mondialisation.
Mais comment méconnaître aussi que cette virulence critique s’est souvent retournée contre elle-même et que le postcolonialisme est tombé quelquefois dans les pièges même qu’il avait dénoncés chez les autres. C’est ainsi que, comme l’a montré Jean-Loup Amselle dans son dernier livre (2008), les déconstructivistes se sont trouvés pris dans un jeu de miroir et ont été conduits à développer un argumentaire unilatéral : pour faire pièce aux prétentions hégémoniques de l’Occident, ils l’ont constitué en un objet unitaire comme si « l’Occident » n’était pas lui aussi une « construction ».
Le catalogue des stéréotypes concernant « l’Occident », que l’on trouve par exemple dans L’Occidentalisme de Ian Buruma et Avishai Margalit, montre pourtant bien comment, depuis les ultranationalistes japonais et les nazis, on a pu le constituer en objet de haine pour le proposer à la vindicte du monde, aujourd’hui à celle des musulmans en particulier. « L’Occident » serait matérialiste et superficiel, sans égard pour les valeurs religieuses ou spirituelles, dépourvu de message universel, dominateur, diabolique et pervers, et trouverait dans la grande ville, Babylone aux tours arrogantes, le terreau fertile de ses valeurs faisandées. L’« occidentalisme » est l’image en miroir de l’« orientalisme » : il construit « l’Occident », modèle d’inhumanité, comme altérité absolue par rapport à l’islam, la religion ascétique et virile des déshérités. Mais, à la différence de l’« orientalisme », l’« occidentalisme », mélange d’une idéologie de gauche (critique de la domination) et de droite (stigmatisation de la décadence démocratique), trouve sa source, avant qu’il ne s’exporte en Orient, dans les courants anti-Lumières et antimodernes de l’Occident lui-même. À l’origine du romantisme allemand, par exemple, Herder opposait déjà aux niaiseries et à la superficialité des Lumières une Kultur allemande fondée sur le sol, sur le sang et l’instinct du Volk, et en Angleterre Edmund Burke stigmatisait la « table rase » de la Révolution française comme un événement anthropologique monstrueux.
Preuve supplémentaire s’il en était besoin que « l’Occident » n’a jamais été un, qu’il a toujours été divisé en lui-même : « Janus bifrons », il a été en particulier le plus important foyer de domination, mais il a été aussi le foyer par excellence de l’émancipation humaine. S’il a été esclavagiste comme l’ont été bien des peuples, il faut reconnaître que, dans la longue histoire des traites, sa seule et véritable spécificité est d’avoir été abolitionniste. Il a donc bien une « double mémoire », la lumineuse et la sombre, celle qui lui vient des Lumières et celle de tous les crimes, de toutes les formes d’hégémonie, de toutes les monstruosités totalitaires dont il a été, du nazisme au stalinisme, la terre fertile. Seul un masochisme moralisateur qui s’alimente à la haine de soi a pu méconnaître cette part de lumière qui motivait déjà l’insolente fierté que donnait à Périclès la considération de la politeia grecque.
La logique des renversements, on le sait, ne nous fait changer ni de système, ni de terrain. C’est en lui obéissant que ce radicalisme politique qui a cherché à donner la parole aux cultures populaires subalternes a été conduit à ce qu’il faut bien appeler des régressions culturalistes.
Le retournement du regard, le retournement du stigmate infâmant en slogan qui permet, sur le modèle de la négritude, de s’affirmer, par exemple, comme Black, Renoi, Nigger… est un geste typiquement postcolonial mais un geste qui reconduit la logique qu’il voulait subvertir et prélude à l’introduction d’un modèle ethno-racial, d’un modèle identitaire multiculturel, sorte de monstre allogène dans la culture républicaine.
Cette logique du renversement est souvent à l’œuvre dans les travaux du postcolonialisme, qui retourne contre l’Occident les stéréotypes émis par celui-ci. L’insistance sur les méfaits d’un colonialisme systématiquement diabolisé a pour conséquence de lui donner une efficience démesurée. Par contraste avec ce colonialisme qui, pour un peu, aurait fait entrer « l’homme africain » dans l’histoire (comme l’avait dit Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007 !), on construit une vie indigène à l’authenticité fantasmée, vie idyllique fondée sur le consensus et l’entraide. Ce primitivisme — ce déni d’historicité — qui fait le lit de toutes les formes d’intégrisme et de fondamentalisme est alors tout prêt à constituer l’idéologie de ces intellectuels du Sud réfugiés dans la niche professionnelle d’un pays impérialiste qui valorise le multiculturalisme et piège les meilleurs éléments des pays de Sud. Il y aurait ainsi pour certains une science africaine comme il y avait naguère une science prolétarienne, et le jus de betterave, selon Thabo Mbeki (cf. Hirsch, 2006), serait la meilleure médication contre le sida… Comment méconnaître que tout cela s’alimente à ce que Nietzsche appelait le ressentiment, ressentiment contre l’Occident sans doute mais ressentiment aussi contre le mouvement et la vie. N’est-ce pas ce ressentiment qui nous dit par exemple : il y a un autre monde, il y a un alter-monde et les pays du Sud peuvent trouver une alternative à l’économie de marché afin d’échapper aux contraintes de l’« Empire »…
À la tentation de découper, d’essentialiser, de durcir les identités, à la tendance à méconnaître le tissage dont nous sommes constitués, à dénier le métissage et l’historicité des peuples, il faut répondre une fois de plus que rien n’est pur et que tout est mêlé. « Mêlé », c’était le mot des Essais de Montaigne qui le disait de lui-même. Le paradoxe est que la reconnaissance du flux, du processus, du passage, du mélange… est le bien commun de quelques vieilles cultures du Sud, qui ne prêtent de réalité qu’à l’impermanence des agrégats provisoires que nous sommes ; seul alors le paradoxe, paradoxe revendiqué et non plus subi comme une dirimante contradiction, est apte à paralyser une logique duelle humaine, trop humaine pour nous placer, de façon abrupte, devant une réalité ultime, exemptée du sens. Mais cela, il est vrai, est une toute autre histoire…
Illustration : lessi2306, « Todtnauberg », 19.3.2006, Flickr (licence Creative Commons).