Première réaction : l’étonnement, face à un livre improbable, co-écrit par un sociologue de renom, chercheur au laboratoire de sciences sociales de l’Ens, et un jeune d’origine marocaine venant d’une cité hlm de la banlieue lyonnaise. C’est en tout cas une bonne surprise, qui donne d’abord envie de féliciter le sociologue en question d’avoir ainsi bousculé les statistiques. Et puis cela devient une évidence. On se souvient que le chercheur connaît bien la jeunesse populaire sur laquelle il a longuement enquêté et écrit plusieurs ouvrages(Beaud, 1999, 2002, 2003), que son compère Michel Pialoux a déjà publié une série d’articles célèbres avec l’un de ses informateurs et ami (Christian Corouge, un ouvrier, militant syndical des usines Peugeot à Montbéliard ; Pialoux et Corouge, 1984), qu’ils ont l’un et l’autre participé à La Misère du Monde, recueil de textes et surtout d’entretiens dirigé par un Pierre Bourdieu défenseur du rôle « d’écrivain public ».
« Écrivain public ». C’est bien ce rôle que Stéphane Beaud endosse et assume depuis de nombreuses années. Écrire pour les autres, ceux qui n’ont pas accès à la sphère publique, en essayant de ne pas déformer (ou laisser déformer) leur parole et leur réalité, pour donner à voir le médiatiquement invisible (le monde ouvrier), afin d’aider le lecteur à comprendre ce qui se passe dans ces cités qu’il ne fréquente pas mais fantasme sans doute, nourri des images à sensation (voitures qui brûlent, affrontements entre jeunes et policiers, etc.) et autres généralisations hâtives que les médias télévisuels déversent régulièrement, et si possible pendant les campagnes électorales… À l’opposé pourrait-on dire, les enquêtes de terrain (et de longue durée), telles que celles menées par l’auteur sur Montbéliard, cherchent à comprendre ce qui se passe réellement, dans le quotidien le plus matériel et jusque dans les têtes de ces « nouvelles classes dangereuses » : rapport aux autres, rapport à l’avenir, rapport à soi, etc.
À quoi sert la sociologie ? Les réponses effectives ou possibles sont multiples et parfois contradictoires. À justifier le salaire des sociologues, à comprendre ou faire comprendre aux autres ce qui se passe ici ou ailleurs… mais aussi, parfois, à (re)donner aux premiers concernés quelques clés de lecture de leur propre trajectoire et rapport au monde. Et quand cela « fait mouche », l’improbable social peut se produire. Des « enfants de la démocratisation scolaire » retrouvent leur monde et se reconnaissent dans un ouvrage qui tente d’expliquer ce qu’ils ont vécu comme leur échec. Certains osent écrire à l’auteur (ce que des étudiants qui réussissent n’osent pas toujours faire) [1]. Et l’un d’entre eux finira par voir son nom (en fait son pseudonyme) sur les étagères de la bibliothèque municipale où il travaille comme emploi-jeune.
Mais si l’on n’est finalement pas étonné de retrouver Stéphane Beaud dans ce rôle d’écrivain public, « Pays de malheur ! » est tout de même bien un objet livresque non identifié. Ce n’est ni le résultat d’une enquête telle qu’on la définit d’habitude, ni la retranscription d’entretiens enregistrés (qui ont pourtant bien eu lieu entre les deux auteurs), ni même un « dialogue » reconstruit où les auteurs se partageraient les chapitres. C’est une correspondance électronique de plusieurs dizaines de courriels sur plus d’une année qui nous est proposée quasiment telle quelle (correction des fautes d’orthographes mise à part). Surtout, contrairement à ce que pourrait laisser penser le sous-titre, ce n’est pas simplement un jeune qui écrit au sociologue, mais c’est à un vrai échange que nous assistons. Certes, le sociologue ne se livre pas autant, voire presque pas. Pour tout dire, il fait un peu penser à un psychanalyste, se contentant de courtes relances, encourageant avec bienveillance son interlocuteur à continuer, posant plus de questions que donnant de réponses, se risquant parfois à quelques conseils (de lectures, mais aussi de choix de comportement). Et ce n’est pas un hasard car c’est bien d’une analyse qu’il s’agit, mais d’une socio-analyse.
Faire comprendre, mais aussi et avant tout se comprendre soi-même. C’est le travail que mène Younes Amrani dans cette correspondance. Avec de l’aide, mais c’est bien lui qui le mène. Un travail réflexif important et peut-être libérateur par bien des aspects, mais aussi difficile voire douloureux. Tout y passe : à commencer par l’école et l’échec scolaire (ou plutôt ce qui est vécu comme tel : un Deug d’histoire jamais obtenu, mais l’université quand même !), la famille et donc, inévitablement, l’immigration (pas la sienne, celle de ses parents marocains, car lui est un Français, né en France et comptant bien y rester), le racisme (celui des « Français » mais aussi et peut-être surtout son propre racisme, qui lui fait honte aujourd’hui, mais qui n’est pas tombé du ciel, qui s’est construit à partir de l’adolescence, au collège puis au lycée), la drogue, l’alcool et la délinquance (la « merde » comme il dit, sans euphémisme), le travail social et la religion (les « barbus » comme il dit, avec beaucoup de nuances dans les descriptions des pratiques et du rôle de « Sarko »), la politique et le militantisme associatif (un brin « radical », on se demande bien pourquoi !)… Bref l’espoir et les désillusions, l’amertume, la colère et la tristesse. Mais aussi la cuisine, le sport, la lecture, l’amitié, l’amour ou plutôt le manque d’amour, encore et toujours. Où Younes apparaît bien comme ce qu’il est : comme tout le monde. Où la socio-analyse flirte avec la psychanalyse, sans pouvoir la remplacer totalement.
Et bien sûr, en filigrane ou en arrière-plan, tout au long des détours comme des approfondissements, « Malpierre », la « cité ». Le « quartier » comme Younes l’appelle, zone d’habitat social (Hlm), mais aussi de lotissements pavillonnaires, en périphérie d’une commune elle-même périphérique. Un quartier dont il était fier (dans une ville qu’il méprise), qu’il connaissait par cœur avec ses « sous-quartiers » et leurs habitants, leurs différences, petites ou grandes, les représentations plus ou moins fondées que tout le monde en avait. Un quartier qu’il a quitté mais qui, selon lui, explique pour partie sa trajectoire scolaire et donc sa situation actuelle. Un quartier dont il se dit nostalgique mais qui le « dégoûte » depuis un ou deux ans, sur lequel il a « mis une croix », où il met de moins en moins les pieds. Un quartier qui change, d’après ce qu’il a entendu, où ce sont « les gamins qui font la loi », qui se dégrade, que beaucoup de « Français », mais aussi de ses vieux amis, enfants d’immigrés, ont quitté. Un quartier qu’il faudrait peut-être « détruire »… Et s’il affirme un moment que « pour rien au monde [il ne retournerait] vivre dans ce putain de quartier, trop de misère, trop de pourritures, trop d’hypocrites, pas mal de faux amis aussi… », c’est tout de même ce qu’il finit par faire, avec sa femme et son enfant.
Tout se passe comme s’il avait du mal à se sentir vraiment chez lui quelque part. « Bien que j’ai réussi à me détacher du quartier (du moins « spatialement »), je n’arrive pas à m’adapter à d’autres univers sociaux » affirme-t-il (p. 144). Ni tout à fait « français », ni vraiment « arabe » (encore moins marocain), Younes ne subit-il pas les séquelles de cette « double absence » dont parle Abdelmalek Sayad ? Plus tout à fait un « jeune de cité », mais pas encore… ce qu’il voudrait et pourrait être. Quelque chose comme une « double distance » ? Un « porte à faux structurel » propose Stéphane Beaud dans sa postface. C’est sans doute cela qui explique sa souffrance, mais aussi, inséparablement, sa lucidité, et le fait même qu’il ait pris ainsi la plume.
« Cher monsieur, je me permets de vous écrire pour vous remercier. »
C’est avec ces mots que Younes Amrani débute sa première lettre. Après avoir lu ce livre, c’est aussi ce qu’on voudrait lui écrire.