Avec la crise de CoViD-19 et les confinements qui en ont résulté dans la plupart des pays occidentaux, de nombreuses personnes généralement actives ont été pour la première fois sujettes à une forte restriction de leurs mobilités. La pandémie a occasionné des rapprochements entre leurs expériences du confinement et le vécu habituel de certaines populations moins visibles, par exemple les personnes handicapées. Le parallèle est immédiat concernant les incapacités motrices, mais peut être poussé beaucoup plus loin : depuis les précautions hygiéniques et la peur de sortir des personnes souffrant de MCS [1] à la stigmatisation de certains groupes sociaux, comme lors du pic du Sida.
Ce partage inattendu d’expériences de vies sous l’effet des mesures prises en conséquence de la pandémie, a un certain nombre d’effets positifs sur les communautés les plus vulnérables [2], et pourrait éveiller une plus grande compréhension dans l’éventuel « monde d’après ». Cependant, malgré les effets positifs et les mesures de compensation, ces mêmes minorités vulnérables restent fréquemment les premières à souffrir et peuvent même parfois être sciemment sacrifiées par les arbitrages de l’allocation des ressources. Dans le processus de justification de ces arbitrages, des discours régressifs ressurgissent, avec notamment une montée discrète mais non négligeable de l’écofascisme [3].
Tous handicapés et galériens.
La transformation des normes sociales par la pandémie a rapproché le vécu majoritaire de celui de certaines minorités handicapées, donnant lieu à une sensibilisation qui a pu être apprécié par ces dernières [169,179,155]. L’exemple le plus évident est celui de nombreuses personnes handicapées qui, pour des raisons variées, étaient déjà confinées à domicile [162]. La suspension des astreintes spatiales professionnelles — le fait d’aller au travail tous les matins — a forcé la majorité de la population à partager des expériences de vie jusqu’ici moins communes [165]. L’idée répandue que c’était « une chance de pouvoir rester chez soi à ne rien faire toute la journée », qui figurait régulièrement dans les opinions sur le handicap, est contredite par la découverte de l’étendue de l’aliénation induite par l’assignation à domicile [162,173,146]. Notons également que la solidarité planétaire des confinés qui a émergé a été une force de résilience qui a toujours manqué aux assignés spatiaux pré-confinement.
Le premier confinement a été un immense catalyseur de l’adoption de la visioconférence dans de nombreux domaines (Chao 2020). En premier lieu, les employeurs, forcés d’autoriser — ou plutôt d’imposer [200] — le télétravail afin de maintenir un minimum de productivité, se sont rendu compte de la viabilité de cette pratique. Si de nombreux lieux de travail ont été rouverts, il est probable que de nombreux postes resteront ouverts au travail à distance, au moins en partie (Cette 2020) Une conséquence positive de cette évolution serait une amélioration de la justice spatiale, en permettant aux travailleurs qui le peuvent de s’épargner des heures de transport — polluantes et fatigantes — voire de s’éloigner des pôles urbains (Dumont et Paponnaud 2020) Une conséquence négative serait de voir à terme se creuser un fossé entre les métiers se prêtant au télétravail et les autres, et une discrimination professionnelle envers les personnes vivant en habitats collectifs, moins à même de travailler à distance sans interruption (Lambert et al. 2020, Bélan et al. 2020). Au-delà du domaine professionnel, cette normalisation des interactions virtuelles améliore aussi l’accessibilité de plusieurs pans de la société, allant de la téléconsultation médicale aux démarches administratives, qui ont réduit leurs exigences de présence physique (Gili 2020) [308]. La normalisation de cette virtualité pourrait aussi, à terme, réduire l’isolement de certaines personnes marginalisées, comme celles qui ne peuvent quitter leur domicile ou leur Ehpad, ou qui vivent à une trop grande distance pour avoir des interactions sociales en personne avec leurs proches éloignés (Berg-Weger et Morley 2020).
Paradoxalement, ce confinement généralisé et soudain a aussi rendu l’espace public plus praticable et accueillant envers les personnes ayant des contraintes plus subtiles. La baisse de pollution atmosphérique dans certaines grandes villes [4] a ainsi permis aux personnes asthmatiques ou ayant une sensibilité chimique d’arpenter les rues de façon plus sereine [227,230], tout comme la pollution sonore, rendue visible par son absence soudaine [5]. La distanciation physique, la dénormalisation des contacts physiques entre inconnus et la généralisation du masque — induisant la possibilité d’en porter un sans que ce soit remarquable et sujet à de nombreuses questions [6] [148] — réduit aussi un des coûts psychologiques liés aux déplacements publics, qui était auparavant trop élevé pour de nombreuses personnes malades, phobiques ou neurodivergentes. La Figure 1, et le commentaire associé émis par l’artiste, montrent l’ambiguïté du ressenti de la population handicapée, à la fois soulagée de voir ces améliorations et exaspérée par ce qu’elles indiquent sur les priorités politiques [165,163]. En effet, cette distanciation physique (et, de fait, sociale) n’a pas que des avantages sur le plan de l’accessibilité, notamment pour les personnes ayant un handicap moteur et confrontées aux files d’attente étendues occupant très régulièrement les trottoirs, ou aux terrasses étendues empêchant un accès plat continu au trottoir. Illustrant la difficulté d’augmenter l’accessibilité sur tous les fronts, le port généralisé du masque a cependant des effets néfastes pour les malentendants, surtout parmi celles qui lisent sur les lèvres ou ont besoin de l’expression du visage pour comprendre la LSF [149]. Les nouvelles règles sanitaires ne sont pas non plus adaptées à toutes les contrainte (voir Figure 2).
Si le partage de l’adversité a pu rapprocher les individus par l’expérience commune, il a également agi comme un révélateur social des vulnérabilités, en montrant à quel point certains groupes étaient plus exposés. On a notamment l’exemple des Africains-Américains aux États-Unis, dont le taux de mortalité était 2,4 fois plus élevé que la moyenne en juin 2020 [68], ou de la Seine-Saint-Denis en France, où le taux de mortalité mensuel a atteint plus de 210% du taux de l’an précédent au printemps [96]. Le quotidien d’un individu confiné dépend ainsi en premier lieu de son logement, avec un gradient clair entre l’aisance socio-économique et l’espace disponible. Alors que le confinement peut être l’occasion pour certains d’une retraite contemplative [7] [45,199], d’autres sont traumatisés par la perte de l’intimité ou ne peuvent tout simplement pas éviter la contamination dans un environnement trop dense [174,93,240]. Les habitants des logements collectifs sont doublement pénalisés, avec d’un côté l’augmentation du risque de transmission du coronavirus, et de l’autre l’exacerbation des tensions interpersonnelles, principalement au sein des familles vivant sous le même toit [8]. Le suivi médiatique omniprésent de la pandémie, et les nombreux reportages sur les conditions de vie des plus démunis, ont aussi rendu moins tolérable l’inaction politique face à ces inégalités si visibles [307].
L’attention poussée portée à ces inégalités a cependant montré que certaines n’étaient pas hors d’atteinte des pouvoirs publics. On peut notamment citer le cas des personnes sans domiciles fixes, qui présentent de nombreux facteurs de risques supplémentaires mais n’ont nullement les moyens de se protéger, contrairement au reste de la population. Le Royaume-Uni a montré, en parvenant à trouver un logement pour plus de 90% des SDF britanniques en moins de deux mois [238], qu’il était non seulement possible mais également préférable pour l’État de fournir des logements aux individus dans le besoin– comme le clame depuis 30 ans le mouvement « Un chez-soi d’abord » [9]. La population carcérale, très vulnérable au développement de clusters d’infection, a aussi bénéficié de politiques de libérations anticipées, faisant passer la France sous le seuil de la surpopulation carcérale pour la première fois depuis des décennies [10] [268].
Le système a tenu en partie grâce aux associations caritatives et à la solidarité interpersonnelle, amplifiée et encouragée lors de la crise. Les associations s’occupant des personnes marginalisées ont cependant dû répondre à de nouveaux défis. Elles ont observé une hausse des dons [11] [251], dépassant parfois les capacités de distribution, mais aussi une hausse importante des besoins, avec un nombre de repas distribués en explosion à cause de la précarité grandissante chez les ménages modestes [253,258]. Ces associations ont dû aussi renouveler à la hâte leurs effectifs de bénévoles, leurs équipes étant jusqu’à récemment majoritairement constituées de personnes âgées ou à risque pour la CoViD-19, et donc encouragées à suivre un confinement strict [254].
Des pertes contingentes
En parallèle de ces effets positifs ou révélateurs, on peut cependant déplorer de nombreux effets néfastes. Certains sont des conséquences directes et hélas inévitables de la pandémie, comme la mortalité directement liée à la CoViD-19, ou le chômage et l’insécurité financière qui touchent d’autant plus les personnes déjà précaires (Beland et al., 2020). Cependant, d’autres conséquences sont purement contingentes, et peuvent avoir des impacts lourds, qu’ils soient médicaux ou socio-économiques.
Au delà des impacts médicaux directs liés à l’infection par le coronavirus, on peut déjà observer une hausse de la mortalité de nombreuses autres pathologies (Magnani et al. 2020, Roberton et al., 2020). La surcharge hospitalière affecte naturellement la qualité des soins offerts aux malades non-urgents [12]. Un autre aspect, secondaire mais très important, est la création de barrières supplémentaires décourageant les malades d’accéder aux soins : la crainte d’être contaminés par le coronavirus, ou la culpabilité d’alourdir encore la charge de l’hôpital public [90,213]. A cela s’ajoute aussi une crise de confiance envers le système de santé, liée à la politisation d’une partie du corps médical et aux controverses sur les traitements à base de chloroquine et les vaccins, principalement en France et aux états-Unis [13]. La controverse sur l’utilisation de la chloroquine est d’ailleurs une autre source de séquelles médicales contingentes [1,9]. Les discours contradictoires sur son utilisation ont mené certains médecins à en prescrire « au cas où » à leurs proches, voire à eux-mêmes pour constituer des stocks en cas de pénurie, créant ainsi ladite pénurie [13,10]. Or, la chloroquine est un médicament aujourd’hui utilisé dans le traitement contre le lupus et son manque peut être fatal [8]. Les personnes atteintes de cette maladie sont donc non seulement mises en danger, mais aussi remerciées pour un sacrifice auquel elles n’ont jamais consenti [14] [4].
Au-delà de la pénurie contingente de chloroquine, les accès aux services auxiliaires [15] qui permettent d’assurer une bonne santé sur le long terme sont eux aussi réduits. À terme, un effet adverse plombera la santé des plus précaires, ne serait-ce qu’à cause des dégâts causés par le stress supplémentaire durant la crise [218,222]. On note déjà chez les personnes âgées dépendantes un refus — légitime — de se retrouver en Ehpad, qu’on a fortement comparés à des mouroirs [16] [287,286]. Cela ne concerne pas uniquement les services médicaux ou paramédicaux, mais aussi les services sociaux, ou bien l’assistance aux victimes de violences conjugales, alors même que les demandes d’accès à ces services ont vu un pic pendant le premier confinement [30,34,343].
Les tensions n’ont cependant pas concerné que les systèmes de santé. La gestion de la pandémie a créé de profondes divisions et polémiques. On peut notamment voir une recherche active de bouc émissaire, amplifiée par de multiples thèses complotistes [55]. Une étude récente a montré que presque 20% du public britannique pense que l’hypothèse selon laquelle « les juifs ont développé le virus pour faire chuter l’économie et profiter financièrement » était au moins partiellement vraie [17] [20], avec un taux similaire accusant la population musulmane (Freeman et al. 2020). La même étude montre aussi que 45% de la population britannique pense que le virus était une arme biologique chinoise — statistique permettant d’expliquer la hausse observée de la sinophobie [18] [67].
On a aussi de multiples parallèles avec l’épidémie du Sida. D’un côté, les hommes gays sont accusés de ne pas respecter les consignes de sécurité, et donc de répandre l’épidémie [282]. De l’autre, les personnels soignants sont eux-mêmes stigmatisés, avec une recrudescence des violences, et un rejet du personnel soignant perçu comme vecteur de maladie, affectant leur accès aux transports, au logement, et aux lieux de socialisation [349,359,358,360].
Le fait de porter un masque — et son type, qui donne des informations sur son propriétaire en temps de pénurie, et qui a une connotation politique, surtout aux États-Unis [143] — expose donc à d’autres discriminations. Elles viennent se cumuler à celles déjà vécues et amènent certains à rejeter son port [19]. Cette attitude [20] peut procéder d’un désir de « revenir à la normale » — peu importe les conséquences — ou d’une recherche volontaire de contamination (dans le but de créer une immunité de masse [44]), mais aussi d’un désir d’afficher ses convictions et sa « bravoure » face au danger [130], rappelant les comportements de la communauté bareback des années 1990 (Ashkenazi et Rapaport, 2020).
L’impact le plus concret — et le plus médiatisé — de la pandémie reste cependant la crise économique qu’elle a engendrée. Dans presque tous les pays, les gouvernements ont dû faire de nombreux arbitrages entre la santé de la population et le fonctionnement de l’économie. Sur le plan éthique, ces arbitrages utilitaristes ne sont d’ailleurs pas nécessairement irrationnels au sein de systèmes capitalistes, où la précarité cause chaque année la mort de nombreuses personnes [21]. Toute crise économique entraîne automatiquement ses conséquences sur la santé publique — par les morts, mais aussi les personnes qui en subiront les séquelles (financières comme de santé, les deux n’étant pas indépendantes). En reprenant Shepard et Zeckhauser (1984) la question est « où devons-nous dépenser l’argent de qui pour entreprendre quels programmes pour sauver quelles vies avec quelle probabilité ? ». Or les choix de quelles vies sont à sauver sont loin d’être neutres, et révèlent souvent les objectifs plus ou moins assumés des décisionnaires, notamment quand ils reflètent l’« utilité économique » [22].
De plus, le déploiement des mesures visant à secourir des populations précaires — dont les millions de nouveaux chômeurs [23] — n’est pas appliqué uniformément [198,197]. Parmi ces mesures, on peut citer la décision initiale du Canada de restreindre les aides d’État en excluant explicitement toute personne recevant déjà une aide, si infime soit-elle. En pratique, cette exclusion concerne une majorité de la population handicapée [24] [191,193]. Les mesures de confinement et de protection des employés ne s’appliquent pas non plus aux personnes dépourvues de protection sociale : travailleurs du sexe, contractuels uberisés ou employés non déclarés [285,283,95]. En parallèle, certains programmes sociaux ne sont plus accessibles, ce qui pèse d’autant plus sur les familles défavorisées [25], et limite encore les capacités d’intégration de populations déjà mises à l’écart [245]. Le besoin de se « serrer la ceinture » pour relancer l’économie sert parfois aussi à justifier la destruction de certains conquis sociaux, même quand l’effet sur la relance potentielle est discutable [310,309].
Des actions et discours politiques inquiétants
La crise de CoViD-19 est enfin une mise à l’épreuve de nos systèmes politiques et des principes qui sont censés les régir. Les courbes des cas et des décès scrutées quotidiennement par les actualités diffusent la présence de la mort en société et réduisent le tabou entourant celle-ci dans la culture occidentale contemporaine. La mort s’invite ainsi dans les conversations privées comme dans les discours gouvernementaux (Boubli, Blanchard et Lemaistre 2020). Cela d’autant plus que la pandémie a rendu très visible l’écart entre la théorie et la réalité d’un contrat social fondé sur le respect de l’égalité et de la liberté des citoyens par un gouvernement légitime et rationnel [209].
Dans les circonstances d’une pandémie, l’État — malgré la réticence de la population — mène une nécropolitique [26], en arbitrant la répartition des risques de contamination et l’allocation des moyens. Les décisionnaires sont supposés prendre comme seule considération la qualité de vie totale préservée, selon des critères qui ne peuvent jamais être parfaitement compris de tous [395]. Dès lors, la raison pratique se mue en rationalisation morbide des mesures de protection et de traitement.
Par exemple les Ehpad et autres établissements concentrant des personnes âgées/seniors ont été des lieux d’hécatombe partout dans le monde, tandis que de nombreux gouvernement minoraient les chiffres de mortalité [291,384,341]. Les gouvernements ont ainsi montré à quel point ils étaient prêts à sacrifier une partie de leur population — et laquelle [317,66]. Aux États-Unis, les clusters apparus dans les usines de transformation de viande sont composés essentiellement de travailleurs pauvres et racisés d’une industrie que le gouvernement fédéral avait refusé de mettre à l’arrêt [56].
Du Japon à la France, la perception en temps réel d’une gestion sous-optimale de la pandémie a érodé la confiance accordée aux institutions, avec une incompétence (pénuries de masques, tests défectueux, règles de confinement perçues comme arbitraires) pouvant passer pour de la malveillance [315,132]. Les non-dits gouvernementaux face au désir populaire de transparence ont aussi exacerbé les théories du complot, dans un contexte politique où de nombreux États mettent l’accent sur la surveillance et la répression parfois armée [27], avec une interdiction de manifester — voire de se rassembler — pour raison sanitaire [339]. Ces répressions ont de plus une composante discriminatoire puisque les habitants des quartiers les plus pauvres — et donc souvent plus denses et plus touchés — se retrouvent plus sévèrement contrôlés et frappés d’amendes pour infractions au confinement [323,336,321]. Des théories sur la 5G au rejet par l’opinion publique française de l’application StopCovid [28], on retrouve la peur d’être surveillé, pucé ou forcé à la vaccination [16,303].
Ces craintes procèdent toutes d’une peur d’être « mis sous contrôle » comme le sont déjà certaines catégories de la population (tels les sans-papiers ou les condamnés). Dans la réalité de la pandémie, c’est pourtant l’absence d’État qui tue, par la négligence, le désengagement ou la manipulation. L’un des exemples les plus frappants est le désintérêt manifeste de l’administration Trump pour la survie des demandeurs d’asile (comme ceux du camp de Matamoros, abandonnés à eux-mêmes [97]) et de la population des États acquis aux Démocrates [306]. A contrario, la décision française d’avoir non pas un gouvernement d’union nationale mais composé de personnes aux profils techniques mis en valeur par la pandémie révèle une vision plus organique de la société [29], qui résonne avec le projet de loi contre les séparatismes de l’automne 2020 .
Ces nécropolitiques ne peuvent pas être acceptées sans justification par la population, d’où l’apparition de multiples discours légitimant les choix mortifères. Le triage dans les hôpitaux a donc été un sujet complexe de débat, où le contexte de crise « nécessitait » une médecine de guerre [355], afin d’assurer la sauvegarde du plus grand nombre [364,363]. Mais ce « plus grand nombre » n’est pas neutre, et les considérations économiques et sociales y jouent un rôle, comme on a pu le voir avec la hiérarchisation des accès aux soins. Les personnes handicapées se retrouvent en bas des listes de priorités et ont parfois fait face à un refus de soins [387]. Il est important de noter que dans ces situations, ni la probabilité de survie ni l’espérance de vie après la prise en charge n’étaient des facteurs, le handicap étant par lui-même une raison suffisante de refuser les soins [386,374]. La rationalisation de la réponse sociale à la pandémie a amené de fait à rendre certaines pertes comme plus acceptables que d’autres (Ashford 2015).
Cette rationalisation reste intelligible et acceptable dans un ordre social rationnel, où les décisions des gouvernants se fondent sur la science et recueillent l’assentiment de tous les citoyens. Une telle relation de confiance est d’une part la pierre angulaire d’une société libre et démocratique, mais aussi de l’obéissance aux directives de protection (port du masque, gestes barrières…). Dans la plupart des pays, dont la France, la critique du gouvernement est très vive mais l’accusation est l’incompétence et non la malveillance. Dans d’autres comme les États-Unis ou le Brésil, marqués par un déni persistant de la gravité de la situation [88], la réponse à la pandémie a été politisée par des pouvoirs populistes d’extrême-droite. Cette négligence pour les adversaires politiques affectés par la Covid-19 pourrait être à terme (après une alternance politique) considérée comme un homicide par négligence d’État [401].
On peut enfin s’inquiéter de discours qui considèrent les pertes humaines de la pandémie comme non seulement acceptables mais souhaitables. Les communautés évangéliques du continent américain se sont ainsi allègrement livrées à une lecture providentialiste de la pandémie, où les croyants seraient protégés du virus [26]. Le refus libertarien du port du masque nie le principe de solidarité et traduit une tolérance assumée à la mortalité des autres, même de ses proches, couplée éventuellement à une attitude de déni [37,131]. Enfin, le degré extrême de ce gradient correspond aux discours appelant au sacrifice des personnes vulnérables au nom de la santé économique du pays, voire de la survie du plus fort, dans une optique darwinienne [41]. Ces discours eugénistes [30] ne sont d’ailleurs pas restreints à une frange extrémiste de la population, mais ont des échos au sein de mouvements progressistes de grande ampleur, principalement au sein des tendances écologistes [31] [Bla20], [79]. L’idée selon laquelle l’Humanité serait le véritable virus contre lequel se défend la Nature peut à première vue relever d’une sensibilité poétique contemplative. Mais si on souhaite poursuivre sur la voie de la « guérison » de la Nature par la réduction des activités humaines, il faut transcrire matériellement cette vision. Or, la réponse politique à cet enjeu n’est pas nécessairement une décroissance égalitaire et démocratique. L’extrême-droite est parfaitement capable d’avoir conscience du caractère non-viable de la pression humaine sur la planète… et de préconiser une réduction drastique de la population terrestre. Bien entendu, c’est systématiquement l’Autre qui est indigne d’accéder aux ressources ou à la technologie, et qui devient sacrifiable (comme on peut le voir sur la Figure 3). On a ainsi le premier véritable aperçu du pouvoir de séduction des discours écofascistes dans un contexte de crise, présage inquiétant pour les futures crises de l’Anthropocène.
Nous tenons à remercier Jacques Lévy, Fleur Hopkins et Antoine Le Blanc pour les commentaires faits sur ce projet et le partage de multiples sources. Ce travail a reçu le soutien du projet PIA “Lorraine Université d’Excellence”, référence ANR-15-IDEX-04-LUE.