Échanges et dialogues, en matière éthique et religieuse, renvoient à des types de discours particuliers (du point de vue de la signification, de la pragmatique et de l’intersubjectivité). En aucun cas, il ne suffit d’énumérer les conditions générales et logiques du discours pour être certain d’avoir saisi les rapports spécifiques du langage et de cet objet qu’est l’éthique, avec son cortège d’angoisses et de tremblements. Sur ce jeu saturé que l’on nomme désormais, à tort ou à raison, « communication », il importe par conséquent de s’arrêter longuement, ne serait-ce que pour mettre à jour les rapports concrets entre le discours et son objet, entre le discours et la rhétorique, entre la stylistique et les effets de sens, et surtout entre les interlocuteurs, puisqu’il n’existe pas d’éthique qui ne contienne une part d’adresse à l’autre.
Cela étant, depuis le 18e siècle, se déploient dans les milieux philosophiques, des analyses extrêmement attentives à ce volet de l’adresse à l’autre et de ses modalités, dans les conditions de la modernité, c’est-à-dire surtout attentives au type d’universalité qui se joue dans ces rapports langagiers horizontaux ou immanents aux êtres humains. Le rapport ainsi en question n’y a jamais été nommé « communication », ainsi qu’on le pratique de nos jours. Il prenait le nom de « communicabilité », ce qui, on en conviendra, ne signifie pas la même chose [1]. Voltaire, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau, le marquis de Condorcet et Immanuel Kant, pour n’en évoquer que quelques-uns, sont parmi les philosophes qui ont fait triompher ce thème, en le rattachant à la dimension du jugement. Et dans toute son ampleur, notamment parce que, depuis Socrate, chacun sait que pour philosopher, il convient de se demander pourquoi et comment engager une parole réciproque dans son époque, et ce que la parole a à y faire ?
Pour une autre part, le projet critique, esquissé par Kant, ne s’est évidemment pas achevé avec lui. Il n’était pas indécent de penser qu’il fallait poursuivre l’analyse historique de la culture occidentale moderne. C’est précisément dans ce cadre que s’inscrit le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855). Il entreprend la description de sa situation historique et l’analyse de la structure de la parole au sein de cet espace. La tension qu’il observe dans les pratiques du langage l’incite à adopter une perspective située à l’écart de ce qui s’accomplit couramment. C’est ainsi qu’il en arrive à déborder le champ instrumental de la rhétorique en posant le problème de l’intermédiation langagière, désignée ici par le terme « communication » (Meddelelses, en danois). De surcroît, engagé plus largement encore dans un conflit avec l’Université, l’École et sans doute aussi la philosophie de Gwf Hegel, il prend à revers les croyances de son époque concernant le langage. Mais il ne se contente pas de dénoncer l’absurdité d’une approche logique ou sèche du langage. Il cherche à s’appuyer sur un autre modèle de parole pour redonner de la chair au langage : le modèle de la chaire (protestante).
L’ouvrage, inachevé, pour ne pas dire à peine entamé, était répertorié et connu, quoique non publié de son vivant par l’auteur. Le projet tenait à la nécessité de « faire un petit cours de 12 leçons sur la dialectique de la communication ». La traduction ici présentée a été accomplie en 1980. Elle sort à nouveau aujourd’hui, chez un autre éditeur.
La lecture de l’ouvrage réserve peu de surprises, mais permet d’éclaircir quelques points, quant à l’usage de la notion de « communication » surtout. Y est très sensible, le fait que Kierkegaard ne parle pas de la parole à partir de la philosophie scolaire ou universitaire. Ce n’est pas seulement que la philosophie de Kierkegaard veuille s’intéresser à un objet qui concerne tout un chacun. C’est plutôt que la philosophie y est conçue comme une activité de pensée peu disciplinaire, préoccupée des affaires du monde, sans lieu institutionnel et même en rupture de ban (Kierkegaard, rappelons-le, est écrivain et rentier). En revanche, elle demeure critique : elle décerne à l’époque le titre « d’âge des radoteurs » (us et usure de la parole), elle se rebelle contre cela, et contre la figure de plus en plus dominante du journaliste en particulier (trait commun des romanciers du 19e siècle, Honoré de Balzac, Émile Zola, sinon au Schmok de Gustav Freytag, etc.). Elle renverse même l’interrogation sur la communication éthique en une éthique interrogative.
Mais plus largement, une opération fondamentale court tout au long du livre, celle de savoir s’il existe un auditoire universel (pensable par exemple sur le modèle de la latinité). Ayant désigné les quatre paramètres de la communication : objet, émetteur, récepteur, communication (contenu ou message) [2], il se rend rapidement compte du risque d’interpréter ces éléments de façon trop linéaire et de faire croire que toute « communication » réussit parce que la même quantité d’information est émise et reçue (par un auditoire neutre). Une seule voix sur la ligne, une parole continue et une audition attentive ? Contre cette norme finalement autoritaire, il préfère donc s’inquiéter de l’aspect pluridimensionnel ou polyphonique de l’échange (dans un auditoire complexe et dispersé avant que la parole ne le fédère). Fidèle, en cela, à lui-même, puisque du point de vue du langage, Kierkegaard s’est toujours intéressé à deux personnages, Socrate et le Christ, sur le plan de la structure de leur discours (ni vide, ni enfermé et unilatéral) : on trouve mêlés, chez l’un et l’autre, des conversations de rue, des propos de banquets, des rencontres éphémères en dehors des villes, des plaidoyers, des démonstrations logiques, etc. Les deux locuteurs sont brefs, tout en faisant flèche de tout bois. Et ils questionnent d’avantage qu’ils ne répondent. Là est le ressort, moins d’une communication [3] que d’une dialectique de l’interaction langagière.
Søren Kierkegaard, La Dialectique de la communication [vers 1848 et post mortem, 1855], Paris, Rivages, 2004. 112 pages. 7 euros.