Instrument de travail privilégié du géographe, la carte est aussi parfois son objet d’étude. L’outil cartographique a ainsi donné lieu à quantité de travaux, concernant notamment ses relations avec les activités de gouvernement et les domaines d’intervention de l’État. Les apports de ces travaux ont été multiples. Ils ont par exemple permis de rompre avec l’apparente neutralité de la technique cartographique et de mettre en doute sa capacité à rendre compte de façon objective de la réalité. Ils ont d’une certaine manière montré la carte sous un jour nouveau, c’est-à-dire comme l’instrument de pouvoir qu’elle n’a jamais cessé d’être depuis qu’elle est au service des gouvernants (Bailly et Gould 1995, Lacoste 1976). Partant de ce constat, certains chercheurs ont cherché à aller plus loin et se sont attachés à décrire le fonctionnement de la carte dans les situations concrètes où elle intervient, en particulier dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement. Ils ont cherché à rendre compte de ses conditions d’élaboration et de ses usages (Lussault, 1995), à évaluer ses atouts et ses limites (Debarbieux, 2002), voire sa capacité à faire face au changement (Lévy, 2002). Ce regain de réflexion sur la carte et ses usages sociaux concerne également le domaine de l’environnement et des risques, où la technique cartographique est amenée à jouer un rôle de plus en plus important. En témoignent l’intérêt récent de certains géographes pour les problèmes posés par la cartographie des risques naturels [1] ou les travaux sur la contribution des cartes à la gestion des inondations (Bayet et Le Bourhis, 2001).
L’objet de cet article [2] est de contribuer à cette réflexion à partir de l’exemple des risques industriels et de leur actualité. Il s’agira en particulier d’analyser les usages qui sont faits des documents cartographiques dans le cadre d’une démarche préventive qui associe en général différents acteurs (services de l’État, représentants des collectivités locales et industriels). Après un rapide retour sur les conditions historiques d’émergence des cartes comme instruments d’administration des risques industriels, nous examinerons la façon dont elles sont fabriquées pour servir à la définition des mesures de prévention. Nous nous intéresserons également aux différentes manières dont elles sont utilisées et, plus précisément, nous verrons comment elles sont mobilisées par les acteurs en situation de négociation et de décision. Cette démarche suppose donc de déconstruire le dispositif cartographique, en tant qu’ensemble de relations associant un support matériel (la carte), un référent spatial (ce qui est figuré), des concepteurs et des récepteurs (Harley, 1989). Dans cette perspective, la carte peut être appréhendée comme un médium de communication, qui permet de transmettre visuellement des informations utiles pour l’action mais qui, dans le même temps, se prête à des manipulations rhétoriques (Jacob, 1992). En matière de risques industriels (mais ce n’est pas spécifique à ce seul domaine d’action publique), la carte relève nécessairement d’une intentionnalité et à ce titre, elle exprime toujours une sélection délibérée de données et d’options graphiques visant un objectif particulier. De ce point de vue, nous verrons que les outils cartographiques mobilisés pour administrer les risques industriels contribuent peut-être moins à consolider la connaissance des phénomènes dangereux ou à garantir l’efficacité des dispositifs de prévention, qu’à faciliter la mise en œuvre de l’action publique.
La carte comme instrument de gestion des risques industriels.
Les cartes et les plans comptent depuis très longtemps (presque deux siècles) parmi les outils ordinaires de la gestion des risques industriels. Depuis le décret de 1810 [3], la réglementation des installations classées prévoit en effet que de tels documents soient joints aux dossiers de demande d’autorisation constitués par les industriels avant la construction et le démarrage d’une nouvelle usine ou d’un nouvel atelier. Cette procédure administrative, dont le principe est resté globalement inchangé depuis le début du 19e siècle, permet de réglementer le fonctionnement de ces établissements, au regard notamment des inconvénients qu’ils présentent pour leur environnement (pollutions, dangers d’incendie ou d’explosion, etc.). Elle fixe en particulier un certain nombre de règles et d’obligations, destinées à prévenir les risques, à préserver l’environnement et la santé des riverains (Lascoumes, 1989). Le dossier de demande d’autorisation et l’arrêté préfectoral pris au terme de la procédure constituent alors les principales ressources des inspecteurs des installations classées, chargés de veiller à ce que les industriels respectent la loi.
Tout au long des 19e et 20e siècles, cartes et plans accompagnent les demandes d’autorisation. Mais ce qui doit y être représenté n’est pas précisé et finalement laissé à l’appréciation des pétitionnaires. Les pratiques révèlent alors une grande diversité de points de vue et de savoir-faire. Certains industriels s’attachent ainsi à faire figurer l’emplacement des machines dangereuses dans l’usine quand d’autres favorisent la localisation de l’établissement par rapport à ses voisins ou aux caractéristiques du relief local. Mais à aucun moment ces plans d’usine et ces cartes de situation ne permettent réellement d’instruire les dossiers du point de vue de la sécurité et de la prévention des risques. S’ils permettent parfois de rendre compte de la façon dont l’établissement s’inscrit dans son environnement, ils s’avèrent le plus souvent incapables d’aider à l’identification et à la représentation des sources potentielles de dangers, ainsi que des lieux ou ces dangers peuvent se produire (Bonnaud, 2002). Les cartes et les plans restent donc des pièces largement inutiles (et inutilisées) qui ne remplissent finalement qu’un rôle modeste dans l’administration des risques industriels.
L’avènement dans les années 1980 de la politique dite « des risques majeurs » marque de ce point de vue un tournant remarquable. C’est en effet à cette époque que la carte gagne en importance pour s’imposer comme un élément central des dispositifs de gestion des risques industriels (Chaline et Dubois-Maury, 1994). Cette « promotion » de la carte est pour une large part la conséquence d’un certain nombre d’évolutions découlant de la directive européenne Seveso [4]. Cela concerne notamment l’introduction dans le droit français de nouveaux principes de prévention comme l’information du public, l’organisation des secours et la maîtrise de l’urbanisation [5]. Ainsi redéfinie, la politique de prévention des risques industriels change sensiblement de contenu et se donne de nouveaux objectifs (Decrop et Gilbert, 1993). Il ne s’agit plus seulement d’œuvrer à la mise en sécurité des installations industrielles dans le cadre des procédures d’autorisation et des activités de contrôle. Il s’agit également d’assurer la diffusion d’informations sur les risques à toute personne susceptible d’être affectée par un accident (information du public), d’organiser les services susceptibles d’intervenir dans la gestion des crises (plans des secours) et enfin, de contraindre le développement urbain dans le voisinage des usines à risques (maîtrise de l’urbanisation). Dans cette perspective, il importe en particulier d’afficher un niveau de risque, de fixer une représentation du danger qui permette de délimiter les périmètres dans lesquels ces mesures doivent s’appliquer. C’est là précisément le rôle qui va être dévolu aux cartes : fournir des informations sur la nature des risques et leurs effets potentiels dans l’espace pour aider les acteurs locaux en charge de la prévention à dimensionner et planifier ces nouvelles mesures.
[6]. Dans cette première étape, elles permettent notamment de mettre en forme des zones de dangers qui, lorsqu’elles débordent les limites des usines, justifient le recours aux mesures de maîtrise de l’urbanisation. En tant que support principal du porter à connaissance que le préfet adresse ensuite aux représentants des collectivités locales (étape 2), les cartes servent également à l’information des acteurs de la maîtrise de l’urbanisation. Elles assurent en quelque sorte la médiatisation de la situation à risque définie par l’administration. À chaque installation industrielle visée par la procédure correspond en effet un document cartographique figurant les zones de dangers associées ainsi que les interdictions et restrictions d’aménagement de l’espace qui nécessiteraient d’être transcrites dans les documents d’urbanisme au terme de la procédure. Les cartes interviennent encore lors de la phase de concertation qui suit la réception par les élus locaux du porter à connaissance (étape 3), mais cette fois comme outils de communication, puis de négociation des zonages réglementaires qui devront finalement être reportés par les maires dans les plans locaux d’urbanisme (étape 4).
On le voit bien en déroulant cette procédure de maîtrise de l’urbanisation, l’usage des documents cartographiques fait corps avec la démarche préventive. À un point tel que le risque industriel ne saurait être défini, discuté, négocié et traduit en dispositifs de sécurité sans ce type de support iconographique qui favorise autant la production d’informations spécifiques que la mise en relation d’acteurs issus d’univers sociaux différents. Les modifications récentes du cadre législatif et réglementaire, introduites par la loi du 30 juillet 2003 [7], confirment d’ailleurs cet essor de la carte en tant qu’instrument de connaissance, de communication et de médiation sociale. S’agissant par exemple des futurs plans de prévention des risques technologiques (Pprt), l’utilisation des documents cartographiques s’inscrit dans une perspective affichée de démocratisation de l’action publique. À la procédure concertée de la maîtrise de l’urbanisation classique succède en effet une procédure plus participative, qui autorise une implication plus grande des élus locaux, mais également des riverains et des représentants associatifs [8]. Dans cette perspective, la carte apparaît toujours comme un moyen de caractériser la situation à risque, de la stabiliser dans une représentation qui soit accessible à toutes les parties prenantes. Mais en véhiculant une image parlante et facilement saisissable du risque, elle s’impose surtout comme un moyen de favoriser l’accès de ces nouveaux acteurs à l’espace public de décision. Car si les dispositifs et les méthodes changent, la carte reste cet outil de représentation et de simplification du réel qui permet à un ensemble d’acteurs, dotés de ressources et compétences variables, de discuter pour produire une décision collective.
La carte comme dispositif administratif de simplification du réel
Depuis quelques années, la production cartographique en matière de risques industriels est aussi abondante que variée. À chaque modalité d’action correspond un type de cartes bien particulier, conçu pour une finalité précise : étude de dangers, autorisation administrative, organisation des secours, information du public ou maîtrise de l’urbanisation. Si toutes ces cartes se distinguent par leur statut, leur forme et l’utilisation qui en est faite, elles adoptent néanmoins un principe de figuration identique : la projection en plan de données d’un espace réel (les installations industrielles en cause et le territoire dans lequel elles s’insèrent) et d’un espace virtuel (le danger). Ce dernier, qui se superpose au premier, est signifié par le biais de périmètres représentant les effets prévisibles d’un ou plusieurs événements accidentels non encore advenus, mais dont la probabilité d’occurrence et/ou la gravité présumée justifient la mise en place du dispositif de prévention considéré.
[9] ». Comme en atteste ce descriptif, le scénario de référence met en scène un accident qui se réalise en général dans les conditions les plus défavorables. Cette mise en scène inclut également une liste de critères relatifs au type d’installation concerné, à la nature de l’accident considéré (perte totale de confinement du stockage par exemple), aux conditions de cet accident (caractéristiques de la fuite, aérologie, quantité de produit en jeu, météorologie, topographie du site, etc.) et aux seuils de gravité (premiers décès, premières atteintes irréversibles, etc.). Ces critères, dits de référence, permettent notamment de modéliser les distances d’effets puis de caractériser et délimiter les zones géographiques affectées, c’est-à-dire les zones de dangers qui seront ensuite affichées [10].
Bien évidemment, les critères de référence retenus ne sont pas arbitraires. Ils sont le plus souvent déterminés à partir des analyses de risques produites par les industriels et de données statistiques relatives à l’accidentologie [11], afin de conférer aux scénarios de référence un caractère de vraisemblance [12]. Mais la définition de ces critères est également le fait de pratiques administratives et de savoir-faire institués de longue date dans les milieux de l’inspection. À cet égard, la référence aux accidents majorants et aux hypothèses les plus pénalisantes renvoie à une approche de type déterministe, développée à l’origine pour les activités de contrôle du nucléaire et adaptée ensuite au cas de l’industrie chimique et pétrolière. Excluant toute considération probabiliste (au moins jusque très récemment), cette approche conduit l’administration à se concentrer sur quelques phénomènes accidentels bien connus, étudiés dans les conditions les plus défavorables en fonction d’un nombre réduit de paramètres. Outre la nécessité de pourvoir à une égalité de traitement selon les installations et les sites (une même installation à Brest et à Lyon doit générer les mêmes zones de dangers), le recours aux scénarios de référence doit aussi s’envisager comme une mesure d’économie dans un contexte de limitation des moyens attribués à l’administration (en termes de personnel notamment) : la focalisation sur l’accident le plus grave évite en effet d’élargir le champ d’investigation à tous les phénomènes accidentels dommageables pour l’environnement. Enfin, du point de vue des inspecteurs en charge de ce travail, l’utilisation des scénarios de référence présente un dernier avantage, celui d’offrir de solides garanties par rapport aux marges d’incertitudes inhérentes à l’analyse de systèmes techniques complexes et à la quantification de phénomènes incertains par nature (Martinais, 1996).
Le recours aux scénarios de référence agit finalement comme un dispositif de simplification dont les modalités opératoires restent fortement déterminées par des contraintes de type administratif. Les zones de dangers construisent ainsi une image des quelques accidents majorants dont les zones d’effets constituent en quelque sorte la limite supérieure des dommages qu’une installation donnée est susceptible de faire subir à son environnement. Cette image ne donne pas à voir les conséquences sur l’espace d’un accident parmi beaucoup d’autres, mais bien l’enveloppe de toutes les zones d’effets des accidents possibles. La production cartographique met donc en relation des phénomènes a priori singuliers, dans un cadre de référence permettant de les penser tous en même temps. Elle assure ce passage d’une infinité d’événements représentables en régularités déterminées et dimensionnantes de ces mêmes événements. Ce faisant, l’écriture cartographique crée une représentation orientée des situations de risque, à travers laquelle s’exprime la vision administrative du problème à traiter et des moyens qui pourront être mis en œuvre pour le résoudre.
La carte comme outil de communication et de verrouillage du champ social.
Telle que définie par les textes d’application de la loi du 22 juillet 1987, la procédure de maîtrise de l’urbanisation suppose l’affichage par les services de l’État de zones de dangers (dites zones Z1 et Z2) qui doivent ensuite faire l’objet d’une concertation avec les élus et les industriels, dans le but de concilier les impératifs de sécurité avec les enjeux socio-économiques du territoire. Ce dispositif de concertation, qui appelle la confrontation de points de vue différents, suppose l’existence d’éléments de référence communs aux divers acteurs concernés. Pour débattre collectivement, il faut en effet s’entendre sur la nature et la définition du problème qui doit être débattu. Et c’est justement la fonction de la carte à ce moment précis : davantage qu’un simple support d’informations portées à la connaissance des collectivités locales et des industriels, elle s’impose surtout comme un outil de communication dans le cadre d’une médiation sociale dont la principale finalité reste l’établissement d’un accord sur les modalités d’inscription des zones Z1 et Z2 dans les plans locaux d’urbanisme (plu).
La profusion des documents cartographiques mobilisés à cette étape de la procédure atteste de la nécessité pour les acteurs de la maîtrise de l’urbanisation d’avoir recours à cet outil pour établir les bases d’un dialogue. Étant donné la difficulté éprouvée par quiconque à se saisir du risque, à pouvoir en restituer les contours, à le contenir dans une définition, à le mettre en mot et en discours, parler de la chose risquée c’est être immédiatement confronté à l’impossibilité de se faire parfaitement comprendre, ou pire, jeter les bases d’un malentendu durable (Coanus, Duchêne, Martinais, 1999). Cette difficulté est d’ailleurs régulièrement évoquée par les acteurs de la prévention qui ont tous, au cours de leur carrière, fait cette douloureuse expérience. Il s’agit donc, dans ces conditions, de fixer une représentation signifiante du risque accessible à tous, de faire en sorte que l’image et le regard deviennent le support du discours. À l’image de la statistique, la carte est ce vecteur qui permet de « discuter l’indiscutable » (Desrosières, 1992), et partant, de construire « l’espace public » qui autorise la mise en débat du risque et de ses modalités de traitement au sein d’un collectif élargi. Dans ce cadre, la carte produit une sorte de sens commun qui permet la circulation de questions intelligibles par tout le monde et de ressources spécifiques pour y répondre. À travers la mise en place d’un système d’informations que chacun s’approprie sans mal, elle garantit la possibilité d’une confrontation entre des principes de représentation et de jugement étrangers les uns aux autres.
Mais cette adhésion collective aux propriétés communicationnelles de la carte ne doit pas masquer le pouvoir particulier qu’elle confère à ses concepteurs : la maîtrise du monde des phénomènes accidentels en même temps que celle de l’espace dans lequel ces mêmes phénomènes doivent être appréhendés et traités. Instituée en langage commun, la carte est en effet un point de passage obligé pour quiconque souhaite défendre son point de vue. Par cet usage partagé, elle instaure une asymétrie évidente entre les concepteurs, qui imposent au collectif une configuration particulière de la réalité, et les récepteurs qui n’ont d’autre choix que d’adhérer à cette configuration pour pouvoir ensuite discuter de son contenu. Cet effet d’imposition exclut de fait toute possibilité de proposer au débat des configurations concurrentes et confine la situation d’échange dans un cadre fixé par les seuls services de l’État : ce qui est discutable, ce sont les limites portées sur la carte, pas les modalités de description qui ont conduit à les fixer. Le support cartographique apparaît alors comme un moyen de verrouillage du champ social, d’autant plus efficace que la pratique dont il procède n’est pas contestée en tant que telle du fait de la nécessité pour les différents acteurs de faire prévaloir leur point de vue, et donc, de disposer d’un argumentaire qui ne peut pas trouver ses fondements ailleurs que dans la carte.
Ainsi que l’a montré Jean-Pierre Le Bourhis à propos des inondations, cet effet de verrouillage est encore renforcé par certaines propriétés sémiologiques de l’outil cartographique, en particulier son pouvoir de figuration, c’est-à-dire sa capacité à faire émerger des regroupements et des clivages, à montrer des relations auparavant invisibles (Le Bourhis, 2003, p. 162). Dans le cas particulier de la maîtrise de l’urbanisation, ce pouvoir figuratif peut s’illustrer de diverses manières. Retenons juste un exemple : l’effet de mobilisation induit par la carte, dans les situations où la représentation administrative du risque (le tracé des zones Z1 et Z2) n’est pas en mesure de provoquer l’adhésion immédiate du public concerné, du fait des enjeux qui pèsent sur la démarche notamment. Le faible pouvoir de conviction du dispositif d’évaluation des risques est alors compensé par la capacité que le sens commun prête à la carte de montrer le vrai en toute circonstance. Indépendamment des conditions de son élaboration, le support cartographique fournit en effet une image parlante du risque qui lui confère de ce point de vue un degré de réalité difficilement contestable. Dans bien des cas, il est en effet possible de constater que l’effet de vérité de la carte l’emporte sur l’incertitude ou l’imprécision du tracé des périmètres. La composition graphique renforce d’ailleurs souvent ce message. En étant représentés sur le même support dans une correspondance de symboles, les routes, les cours d’eau, les habitations et les zones de dangers apparaissent de façon identique à l’œil. Dans ces conditions, le report des entités topographiques et urbanistiques communique son évidence aux périmètres et tend à les naturaliser, à les rendre finalement aussi « réels » que peut l’être tel ou tel bâtiment public dans telle ou telle rue. Le choix de l’échelle, qui accentue l’effet de recouvrement des périmètres sur l’espace urbain (plus la zone de risque est petite, plus l’échelle est grande), dit également l’importance qui doit être accordée au risque dans une logique préventive.
La carte comme outil de légitimation.
En tant qu’outil de communication, la carte est au cœur des échanges, au cours desquels les zones Z1 et Z2 affichées par les services de l’État sont redéfinies pour être traduites en zones de protection rapprochées et éloignées (zpr et zpe), c’est-à-dire en zonages réglementaires qui devront, au terme de la procédure, s’imposer aux documents d’urbanisme des communes concernées.
Dans cette configuration sociale particulière, l’outil cartographique est à la fois une ressource (en tant que source principale d’information), un vecteur de médiation (en tant que seul support possible pour établir les bases de la discussion) et l’objet même de la négociation : ce qui se discute, c’est ce qui est figuré sur la carte, c’est-à-dire la position du trait qui délimitera in fine les zones de restriction du droit à construire.
L’observation des groupes de travail constitués à l’occasion des procédures de maîtrise de l’urbanisation montre que ce statut composite du document cartographique définit à lui seul les modalités de mise en œuvre de l’action publique. Par l’entremise de la carte s’établit en effet un champ relationnel polarisé par un unique objet (le périmètre et son pendant réglementaire), à l’intérieur duquel les représentants de l’administration doivent assurer la présentation de l’information et gérer, dans une perspective clairement affichée de conciliation des intérêts, les réactions suscitées par l’affichage des zones de dangers. Dans cette phase de négociation, la carte rend possible le consensus puisqu’elle fixe pour toutes les parties le même horizon et assure les conditions d’un dialogue possible. Mais dans le même temps, elle autorise l’expression de désaccords puisque ses destinataires peuvent, avec certitude et sans autre effort que celui du « voir », appréhender la nature même de la démarche préventive et mesurer ses conséquences les plus immédiates, en termes de contraintes d’urbanisme et de développement industriel notamment. En effet, quoi de plus évident pour un élu par exemple de se rendre compte, sur la base des zones de dangers qui lui sont présentées, que son projet de zac ou d’aménagement du centre-ville de sa commune se situe au cœur d’une zone où la construction n’est plus possible ?
Ainsi, c’est en s’appuyant sur les cartes que les élus ou les industriels trouvent les ressources suffisantes pour asseoir leurs revendications et remettre en cause tel ou tel périmètre en fonction des enjeux qui motivent la négociation. Pour ce faire, ils mobilisent en général leur connaissance fine du territoire et de l’environnement industriel, l’histoire des accidents lorsqu’elle paraît en mesure de contredire les tracés retenus par l’administration, les éléments techniques dont ils disposent, voire la comparaison avec d’autres documents cartographiques conçus pour d’autres usages (information du public, plans opérationnels de secours, etc.), dans d’autres contextes ou à des époques antérieures. Cependant, la critique éventuelle s’attache uniquement à la forme des périmètres et non pas à la fonction politique et sociale de la représentation cartographique, objet toujours légitime dans son principe. Comme le dit Michel Lussault à propos de l’utilisation des documents iconographiques dans les politiques d’aménagement, « tout ce qui est mis en image est visible, regardable avec sérieux, c’est-à-dire à considérer dans toute sa réalité y compris dans celle de proposition fantaisiste, irréalisable ― l’irréalisme et la fantaisie étant toujours celle de la chose figurée et jamais celle de la figure et de la figuration. La remise en cause ne concerne donc que le contingent visualisé, le référent ― une des variantes possibles de l’espace projeté au regard ― et non point le principe de vérité de l’icône » (Lussault, 1996, p. 102). Même lorsqu’elle fait l’objet de contestations, la carte est toujours montrée et perçue comme média de vérité, et de ce fait, garantit la possibilité d’un réel débat contradictoire sur les modalités de mise en œuvre de la maîtrise de l’urbanisation. L’effet de vérité consubstantiel à l’image est cette propriété de la carte qui, en situation de négociation, crédite l’ensemble des parties d’une autorité suffisante pour juger de la recevabilité des périmètres, contester leur tracé et, le cas échéant, formuler des propositions alternatives plus respectueuses des intérêts en présence.
Mais si l’usage de la cartographie remplit bien une fonction de légitimation pour les acteurs impliqués dans la négociation des périmètres, l’observation des groupes de travail montre que ce processus reste constamment sous le contrôle des services de l’État. Cela signifie concrètement que les modifications portées aux zones Z1 et Z2 et la définition concomitante des zpr et zpe ne tiennent compte des enjeux socio-économiques que dans certaines limites, dont les agents administratifs gardent la maîtrise. Cette maîtrise s’opère notamment par l’intermédiaire d’un certain nombre d’opérations pratiques, appuyées là encore sur les cartes et destinées à certifier l’estimation première des dangers dans un contexte où les intérêts défendus par les élus et les industriels constituent généralement des arguments de poids.
Un premier type d’opération consiste à renforcer le pouvoir de conviction des documents cartographiques mobilisés dans la négociation en limitant la présentation des éléments techniques sur lesquels ils sont fondés à quelques indications sommaires : installations concernées, scénarios étudiés, critères de référence et distances de dangers affichées pour la maîtrise de l’urbanisation. Les hypothèses retenues, les méthodes employées, les approximations effectuées et toutes les incertitudes inhérentes à la démarche d’évaluation sont alors savamment occultées ou réduites à la portion congrue, de telle sorte que l’estimation des dangers ne puisse être facilement remise en cause au premier coup d’œil. Et lorsque cela doit quand même se produire, il suffit de mobiliser un ou deux exemples d’accidents remarquables et bien connus de tous, ayant produit des dommages dans des proportions semblables aux estimations portées sur la carte, pour réduire à néant les velléités contestataires des participants et réaffirmer par la même occasion le caractère réaliste des zones de dangers affichées.
Les tracés défendus par les services de l’État gagnent également en crédibilité par le redéploiement, en situation de négociation, des informations contenues dans la carte et des connaissances particulières qui ont été mobilisées au moment de son élaboration. Un des moyens fréquemment utilisés consiste à restituer dans le détail le déroulement d’un scénario accidentel correspondant à une installation bien identifiée dans le paysage industriel (un stockage par exemple), en insistant tout particulièrement sur ses manifestations les plus spectaculaires, la dangerosité éprouvée des produits qu’il met en jeu et la description imagée des effets sur l’homme ou les habitations voisines. Par ce type de récit, les techniciens administratifs cherchent évidemment à produire un effet dramatique pour inciter le public visé à relativiser ses exigences et rétablir de lui-même l’ordre des priorités de la démarche préventive. Mais c’est aussi l’occasion de mentionner, sur la base d’un exemple parlant, les savoirs spécifiques qui justifient les options retenues pour le tracé des périmètres. Cela concerne notamment la configuration des installations industrielles, le fonctionnement des procédés de fabrication, les mesures de protection mises en œuvre par les exploitants, la topographie et les particularités météorologiques du site, la plus ou moins grande proximité avec certains éléments sensibles du voisinage (quartier d’habitation, école, hôpital, autoroute, etc.). Cette mise en scène de savoirs spécialisés relatifs à l’environnement industriel permet alors aux services de l’État d’établir un lien explicite entre la situation de risque figurée sur la carte et le contexte local auquel elle se réfère, et partant, de limiter la portée des objections concernant le caractère irréaliste des périmètres, telles que peuvent les formuler les élus ou les industriels en quête d’arguments pour revendiquer une réduction drastique des zones Z1 et Z2.
La carte est un leurre mais un leurre bien utile.
Suite à la catastrophe d’azf de septembre 2001, la cartographie réglementaire a fait l’objet de nombreuses critiques (Barthélémy 2001, Essig 2002). Certaines d’entre elles ont porté sur les conditions d’élaboration de ces documents, jugées peu « transparentes ». D’autres ont relevé que les conséquences de l’explosion sur le voisinage de l’usine Grande Paroisse n’avaient que peu de rapport avec les zones de protection définies dans le cadre de la procédure de maîtrise de l’urbanisation. Accusé de ne pas être en mesure de donner une représentation juste des risques en présence, l’outil cartographique est alors associé au déficit d’efficacité des dispositifs de prévention qui, à l’usage, se révèleraient particulièrement inadaptés aux situations « réelles ».
Mais là n’est pas le rôle des cartes. Comme nous l’avons montré, la véritable fonction de la cartographie n’est pas de dire le vrai, mais seulement de paraître vraie. C’est-à-dire que son efficacité n’est pas réductible à la représentation objective de la réalité. Elle tient davantage à ses propriétés cognitives et communicationnelles qui seules rendent possibles la confrontation de principes de représentation et de jugement étrangers les uns aux autres, et donc, au bout du compte, l’établissement d’un accord sur la nature des mesures à adopter. La constitution d’un espace de débat sur les modalités de mise en œuvre de la politique des risques industriels suppose en effet l’existence d’éléments de référence communs aux divers acteurs concernés. La carte est ce vecteur, cette forme de langage qui permet de mettre en forme la réalité sur laquelle il faut agir, pour définir collectivement les problèmes à traiter et les moyens de les traiter. En ce sens, la carte n’a pas pour fonction de représenter avec plus ou moins d’exactitude une situation de risque donnée. Elle ne sert pas concrètement à fixer la connaissance des phénomènes dangereux de l’industrie chimique et pétrolière. Elle permet juste aux acteurs concernés de faire face à une situation qu’ils savent dangereuse par ailleurs en leur donnant les moyens de discuter, de débattre et in fine, de décider. La carte est donc bien cet élément central du dispositif de prévention qui facilite la mise en œuvre de l’action publique mais qui ne garantit en rien son efficacité.
Résumé
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Helga-Jane Scarwell, Magalie Franchomme, Contraintes environnementales et gouvernance des territoires, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004.
Notes
[1] Voir en particulier les rencontres annuelles organisées sur ce thème par la commission « Géographie physique, environnement et risques » du Comité national français de géographie (Cnfg).
[2] Une première version de cet article a été présentée au colloque Contraintes environnementales et Gouvernance des territoires, qui s’est tenu à Lille les 23 et 24 septembre 2004 (Scarwell et Franchomme, 2004).
[3] Ce décret est relatif aux manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux. Depuis, cette législation a été actualisée par deux fois, en 1917 et en 1976 avec la promulgation de la loi sur les installations classées pour la protection de l’environnement (Icpe).
[4] Directive du Conseil n° 82/501/CEE du 24 juin 1982 concernant les risques d’accidents majeurs de certaines activités industrielles.
[5] Ces dispositions phare de la politique publique de prévention des risques industriels sont instaurées par la loi du 22 juillet 1987 relative à l’organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l’incendie et à la prévention des risques majeurs.
[6] L’étude de dangers est un document technique qui contient des informations précises sur la nature des risques qu’une installation industrielle fait courir à son environnement humain. Depuis la loi de 1976, l’étude de dangers est l’un des principaux documents qui conditionne les prescriptions de l’arrêté préfectoral d’autorisation.
[7] Cette loi, qui fait suite à la catastrophe d’Azf de septembre 2001, est relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages.
[8] Sur ce point, on se rapportera utilement à la première version du guide PPRT qui expose les principes d’élaboration de ces documents. En ligne sur le site du ministère de l’Écologie (janvier 2006).
[9] D’après le guide Maîtrise de l’urbanisation autour des sites industriels à haut risque, publié en octobre 1990 par le secrétariat d’État auprès du Premier ministre chargé de l’Environnement et de la Prévention des risques technologiques et naturels majeurs (service de l’environnement industriel).
[10] Concernant les risques liés aux installations de gaz toxiques, un exemple d’application fournit par le guide précité est rédigé comme suit : « la rupture guillotine d’un piquage de 40 mm, en phase liquide, entraînant le rejet continu de chlore pendant 3 minutes, conduit à la détermination d’une zone enveloppe de 3940 m de rayon ».
[11] L’accidentologie répertorie les informations disponibles sur les accidents survenus par le passé. Elle s’appuie en général sur des bases de données.
[12] C’est pourquoi les scénarios de référence sont parfois appelés scénarios maximums historiquement vraisemblables ou smhv.
Auteurs
Emmanuel Martinais
Géographe et chargé de recherches au laboratoire Rives de l’École nationale des travaux publics de l’État, (umr Cnrs 5600), ses recherches portent depuis quelques années sur la prévention des risques industriels et les conditions de mise en œuvre de cette politique publique au plan local. Il a notamment dirigé une recherche consacrée aux suites de la catastrophe d’azf et à ses diverses implications, sur les plans juridiques et réglementaires, techniques mais également politiques.