Note de cadrage.
Depuis plus de vingt ans, j’ai sur le métier un livre intitulé Anthropologie de l’enchantement, qui devrait paraître un jour aux Éditions du Seuil. Mon idée est de fonder ce livre sur des récits d’expériences d’enchantement plus ou moins réussies dans différents univers sociaux. Au cours de l’été 2006, j’ai eu l’occasion d’écrire une dizaine de ces récits, dont celui-ci, qui concerne un colloque auquel j’ai participé en 2002 au Centre culturel international de Cerisy-La Salle (CCIC) [1]. Le colloque portait sur les sociabilités intellectuelles telles que les rencontres de Pontigny puis de Cerisy les ont incarnées depuis cent ans. Une des organisatrices du colloque, Édith Heurgon, par ailleurs co-directrice du CCIC depuis 1977, m’avait demandé d’intervenir sur la « communication non verbale » de Cerisy. Elle avait lu un texte dans lequel Wendy Leeds-Hurwitz et moi analysions les postures des participants au colloque de Cerisy sur Gregory Bateson en 1984, sur la base de photographies prises par l’artiste belge Régine Mahaux (Leeds-Hurwitz et Winkin 1992, p. 61-76). L’idée était de reprendre ce thème et de le développer dans le contexte d’un colloque sur les sociabilités. Je décidai de faire une analyse « à chaud » en utilisant la même méthode, des photographies silhouettées et commentées. Le texte qu’on va lire est le journal de cette expérience, dont les résultats ont par ailleurs été présentés dans les actes du colloque (Winkin 2005, p. 287-305).
Il s’agit donc d’une narration aussi simple que possible du déroulement d’un colloque, jour après jour. Je cherche à restituer de manière assez pointilliste l’ambiance si particulière de Cerisy, qui n’est jamais loin pour moi de correspondre à ce que j’ai appelé un « enchantement », c’est-à-dire un moment de suspension de l’incrédulité, fondé à la fois sur les efforts des organisateurs et sur le travail de dénégation des participants [2]. L’objectif est de faire entendre la petite musique de Cerisy, qui se répète colloque après colloque, immuable, un peu surannée, mais tellement précieuse.
Précieuse, en ce sens que Cerisy est un lieu unique au monde, miraculeusement préservé depuis des décennies, qui permet de respirer et de réfléchir loin du monde pendant une semaine. Qui permet aussi à l’anthropologue de la communication d’observer dans des conditions expérimentales presque parfaites comment des humains font pour vivre un temps sur une île qui ressemble à nombre d’égards à celle d’Utopie.
Retrouvailles.
Rien n’a changé. J’arrive en patinant dans le gravier blanc, passe sur le petit pont et me faufile à l’intérieur du château par la porte ouverte à demi. Je traverse la salle où sont exposés des livres (sous vitrines) et des photos d’anciens colloques (aux murs). Ce ne sont peut-être plus les mêmes livres ni les mêmes photos que la dernière fois, mais leur arrangement n’a pas bougé. Tout va bien. Coup d’œil sur la cloche posée sur la petite table à gauche avant d’entrer dans le couloir : elle est toujours bien là. Passage au secrétariat : le livre d’or est à sa place, à gauche devant la première fenêtre. La bibliothèque expose les dernières publications, et le petit bureau est toujours aussi bien rangé — comme si les colloques de Cerisy se géraient sur un coin de table avec une grande feuille quadrillée, un crayon (pour cocher les arrivées) et une gomme (pour les désistements). L’accueil n’est pas particulièrement démonstratif, mais il est entendu que je suis « de la maison ». De fait, chaque fois que je reviens à Cerisy, je me sens tout de suite chez moi, comme si je venais me réinstaller dans une résidence d’été pleine de souvenirs. Entre 1983 et 2002, j’y suis venu sept fois. Même si les « décades » durent plutôt huit jours que dix jours depuis quelques années, j’ai quand même passé l’équivalent de deux mois de ma vie dans ce château normand. Et je pourrais encore décrire chacune des chambres que j’ai occupées ; moins sa localisation dans le château que la disposition des meubles, que la vue sur le parc, en particulier celle du matin, lorsque la rosée scintille sous le soleil, que la proximité des grands hêtres, qui frémissent doucement à la hauteur des fenêtres. À chacun de mes séjours, j’ai retiré un plaisir extrême de mes heures de lecture et d’écriture dans ma chambre comme de mes petites escapades dans la campagne des environs. À me demander si je ne ferais pas mieux de venir quand il n’y a pas de colloque. Mais une dame de la cuisine m’attend pour me guider jusqu’à ma chambre.
En montant l’escalier, je suis curieux de découvrir cette « chambre Carrière » qui m’a été allouée, non seulement pour des raisons esthétiques, mais aussi pour des raisons sociologiques. J’ai toujours eu le soupçon que la qualité de la chambre est fonction du statut au sein du colloque (le directeur en a toujours une très belle), de la reconnaissance dont on jouit dans le milieu intellectuel et de l’estime personnelle portée par les propriétaires des lieux. En entrant dans la chambre, je me dis que si mon baromètre est fiable, mon avenir est radieux. L’espace est vaste, bien éclairé par deux grandes fenêtres, dont l’une donne sur le petit pont en contrebas. Sur le minuscule secrétaire, on a glissé une rose fraîche dans un vase fin. La scène dégage une impression de délicieuse fragilité, en contraste avec le lit et l’armoire, massifs comme seuls peuvent l’être de vieux meubles normands. Le parquet n’a vraiment rien de flottant non plus ; il est constitué de larges planches comme je les aime sombres et sonores. Le cabinet de toilettes est impeccable ; reste à me soucier de la douche, toujours au diable Vauvert à Cerisy. Comme le veut la tradition, il n’y a pas moyen de fermer sa porte à clé. La confiance doit régner.
Le rassemblement auquel je participe en cette fin du mois d’août 2002 est un peu particulier ; c’est en quelque sorte un métacolloque, puisqu’il porte sur les colloques de Pontigny et de Cerisy depuis 100 ans. Dans le programme qui m’a été remis au secrétariat, je repère les noms de quelques « légendes vivantes » : Kostas Axelos, Christian Bourgois, Jacques Derrida, Alain Robbe-Grillet… Je découvre également qu’une « soirée » m’a été attribuée, heureusement à deux jours de la fin du colloque, sur le thème « Communiquer à Cerisy ». Comme d’habitude, je n’ai encore que quelques notes et quelques idées, en comptant beaucoup sur l’inspiration que suscitent en général de tels échauffements collectifs. Pour l’instant, je voudrais juste me glisser dans mon rôle d’observateur participant et laisser venir les choses.
Dans le grenier, vendredi 23 août, en début de soirée.
La cloche retentit à travers le château. C’est l’heure de monter au grenier. Des chaises pliantes ont été disposées en cercles concentriques au milieu de la grande pièce. Au premier rang, quelques fauteuils, que personne n’ose occuper dans un premier temps, à l’exception de Maurice de Gandillac, haute figure des lieux, presque centenaire, mais toujours bon pied bon œil. Sa fille Catherine l’accompagne et veille sur lui. « Le premier soir au grenier » est un grand classique des colloques de Cerisy. On y assiste toujours, même si l’on est venu à plusieurs reprises et que l’on connaît par cœur l’histoire du château et de sa transformation en centre culturel par Anne Heurgon-Desjardins à partir de 1952.
Ce soir, la famille est au grand complet. Édith Heurgon, qui est à la barre depuis 1978, ouvre la séance par quelques paroles ; elle explique qu’en raison de l’objet du colloque, toute la famille a été invitée, afin que les « jeunes générations » commencent à comprendre ce que représente le CCIC (Centre culturel international de Cerisy-la-Salle). Sa sœur aînée, Catherine, debout au dernier rang, nous rappelle d’une voix forte qu’il est interdit de fumer dans le château et plus particulièrement dans le grenier. La phrase est rituelle : les « anciens » l’attendent, comme ils attendent la première des mille et une passes d’arme entre les deux sœurs, qui vont sans doute émailler ce colloque, comme tous les autres. L’époux de Catherine, Jacques Peyrou, déplie encore quelques chaises avant de prendre la parole à son tour sur les prochaines étapes de la restauration du château. Les autres membres de la famille — une demi-douzaine d’enfants et d’adolescents ainsi que deux couples de parents — écoutent, mais ne disent mot. Nous sommes à notre tour invités à nous présenter. C’est un moment attendu ; il serait inconcevable à Cerisy que l’on reçoive un badge en plastique avec son nom, comme dans les congrès scientifiques. Il faut donc placer des noms sur les visages dès le premier soir (« ah, c’est lui, Machin ! »), car plus le temps passera et plus il sera inconvenant de demander à un voisin de table ou à son interlocuteur lors d’une pause de rappeler son nom, surtout s’il a déjà fait son intervention dans les jours précédents. À l’issue de cette tournée de présentation, la maison offre à boire : de petits verres alignés sur quelques tables du fond de la salle ont été remplis de calvados et chacun est invité à se servir. C’est alors que les premiers vrais échanges vont avoir lieu : « je ne vous avais pas reconnu », « je ne savais pas que vous viendriez », « je suis tellement heureux de vous revoir », etc. Je note au passage que le tutoiement ne s’impose pas aussi vite que dans le milieu universitaire. On peut se vouvoyer longtemps à Cerisy.
La composition du public de ce colloque est assez inhabituelle ; on y trouve non seulement des universitaires, mais aussi des journalistes culturels et quelques « curieux ». On y repère des figures historiques des sciences humaines comme de jeunes doctorants.
Quelques habitués des lieux descendent dans les caves. Il est de tradition à Cerisy d’y jouer au ping-pong ou d’y discuter avec une bière en main. Mais le frigo est presque vide ; il faudra attendre qu’une collecte permette d’aller faire des provisions au village. Dans certains colloques, rien ne bouge avant plusieurs jours et c’est Jacques Peyrou qui assure discrètement le suivi ; dans d’autres, l’alchimie collective se déclenche très rapidement, pour des raisons qui me sont toujours restées mystérieuses. Ce soir, je remonte dans la salle à manger avec quelques participants dont c’est le premier colloque de Cerisy. Ils sont dans l’attente que « quelque chose se passe ». L’univers très ritualisé de Cerisy les amuse et les énerve à la fois ; ils ne parviennent pas à faire comme s’ils y croyaient, alors que les vieux briscards y arrivent apparemment avec le plus grand naturel. Nous décidons de cacher la cloche pour voir ce qui va se passer demain matin. Très potache, tout ça, mais on a les crises qu’on peut.
Samedi 24 août.
La cloche n’a pas été retrouvée. Cela n’empêche personne d’être présent au petit déjeuner, qui se prend dans la salle à manger attenant aux cuisines, au fond du rez-de-chaussée. En fait, il s’agit presque d’un réfectoire de monastère, avec ses longues tables pour au moins vingt personnes et ses bancs à enjamber (et à tenter de remettre sur une parallèle à la table). J’entre et je salue quelques personnes, mais je n’y mets pas beaucoup d’effort. Si les repas de midi et du soir sont des temps forts de tout colloque de Cerisy, le petit déjeuner est déstructuré à souhait. Chacun se sert de café et de lait, placés en bout de table, et va s’asseoir où il peut. Personnellement, je m’installe là où il reste du pain non grillé, du beurre et de la confiture, quitte à manger tout seul à une grande table. Je sais que personne ne s’en formalisera ; la tolérance est très grande en début de journée envers les mal réveillés, les bougons, les silencieux. Il me semble que la tolérance serait moins forte à l’égard de ceux qui déploieraient les signes d’une grande vitalité matinale, physique ou verbale. Je n’ai jamais vu personne en survêtement, serviette-éponge autour du cou le matin (ni à d’autres moments de la journée, d’ailleurs — Cerisy n’est pas un lieu très porté sur le sport).
La déstructuration du petit déjeuner à son avantage : il est plus aisé d’approcher certaines « grandes vedettes » le matin qu’à tout autre moment de la journée. Il suffit souvent de venir très tôt ; nombre d’intellectuels de haut vol se lèvent à l’aube pour lire ou pour écrire dans le silence du jour naissant. Ils sont les premiers au petit déjeuner. La seule difficulté de l’installation auprès d’eux est de ne pas renverser de café sur la nappe au moment où l’on enjambe le banc pour s’asseoir. Je me dis ainsi que j’aurais pu aller me glisser dans le cercle qui s’est déjà formé autour de Derrida, mais qu’aurais-je pu lui demander, sinon, le cas échéant, de me passer le beurre ?
À défaut de cloche, Édith Heurgon appelle les participants à se retrouver dans la bibliothèque pour le premier exposé. On se presse lentement pour entrer dans la salle, dont la double porte, jamais ouverte à double battant, agit presque comme un sas d’agence bancaire ne laissant passer qu’une personne à la fois. En fait, la plupart des sièges de la bibliothèque sont très inconfortables, à l’exception du grand fauteuil placé à droite de l’estrade, réservé à Édith Heurgon, des deux grands canapés à trois places du premier rang, dont une place revient de droit à Maurice de Gandillac, et des petits canapés collés le long des fenêtres. Les petites chaises à fond de paille croisée coupent les jambes et soutiennent mal le dos ; elles imposent qu’on fasse régulièrement basculer le poids du corps d’une fesse sur l’autre pour éviter l’ankylose. Il est presque impossible de croiser et de décroiser les jambes, tant les chaises sont proches, du moins dans les premiers rangs. Or les derniers rangs n’offrent qu’une faible visibilité sur les conférenciers ; on les évite sauf dans le cas où l’on prévoit déjà de sortir par la porte arrière pendant un des exposés pour se décontracter ou discrètement fumer une cigarette. C’est dire s’il est crucial d’arriver à temps dans la bibliothèque, surtout à la première conférence du premier jour, parce que les territoires restent attribués à leurs premiers conquérants pendant quelques jours. Si je parviens à m’asseoir tout de suite dans un canapé latéral (en acceptant de me faire parfois marcher sur les pieds par les retardataires, de voir mon carnet happé par leur passage et d’avoir de temps à autre l’obligation d’ouvrir et de fermer la fenêtre derrière moi, en fonction des variations de température dans la pièce), je suis tranquille pour trois jours au moins. Bien entendu, en arrivant, il ne faut pas se précipiter sur le canapé ou y jeter son carnet pour se le réserver. À Cerisy, une exquise urbanité doit prévaloir en toutes circonstances ; il faut donc arriver à hauteur de la place convoitée, se retourner vers la personne qui vous suit, lui offrir d’abord la place, en espérant qu’elle la refuse, ce qui est le plus souvent le cas, et s’y installer. Plus simplement, il suffit de venir quelques minutes avant l’appel, choisir sa place en toute tranquillité (seul l’orateur du jour est parfois déjà installé sur l’estrade, en train de réviser ses notes), y déposer son carnet et ressortir. Il ne faut pas en effet être découvert, déjà assis à une des meilleures places, par ceux qui arrivent tôt après l’appel. Bref, ce matin, je me retrouve au deuxième rang, sur une chaise, mais avec la possibilité de croiser mes jambes entre les canapés du premier rang. Pas trop mal, mais la pause-café est la bienvenue.
Tout le monde s’agglutine sur le petit pont, au point qu’il devient très difficile d’y circuler, alors que la terrasse est presque vide et qu’il n’y a personne sur la pelouse, située à trente mètres du château. On se croirait dans le brouhaha d’une sortie de lycée. Tout se passe comme s’il fallait marquer sa solidarité en restant proche les uns des autres, comme s’il ne fallait pas prendre le risque de rater la conversation intéressante du moment. Il est effectivement possible de passer d’un petit groupe à l’autre, sauf dans le cas de discussions entre dieux de l’Olympe, qu’on laisse entre eux. Les plus jeunes ne sont pas laissés sur la touche ; au contraire, ils sont souvent invités à rejoindre les groupes lorsqu’ils se tiennent à l’écart, encore hésitants sur la conduite à tenir. C’est cela aussi l’urbanité cerysienne, même si se cachent parfois derrière celle-ci des intentions moins nobles…
Je remonte dans ma chambre pour récupérer un meilleur stylo. J’entends les conversations qui montent depuis le petit pont. Je me penche par la fenêtre : j’ai trouvé le thème de mon intervention. Je peux photographier les « chorégraphies interactionnelles » qui se déroulent sur le pont, les silhouetter et les analyser dans une perspective goffmanienne. Il ne me reste plus qu’à ne pas oublier de remonter dans ma chambre dès que les pauses démarrent, et à trouver le moyen de faire développer mes photos d’ici jeudi soir.
Le déjeuner à Cerisy offre un autre bel exemple de chorégraphie. Les dames arrivent des cuisines les unes derrière les autres, chacune avec une soupière, se placent en début de table et entrent au même moment dans les rangées pour servir chacun des convives. Il en va de même pour les autres services. On sent qu’elles ont une très grande expérience : jamais une main qui tremble, un légume qui s’échappe, un convive oublié. Et pendant tout le repas, ceux-ci ne cessent de parler avec animation; sans doute toutes les conversations ne portent-elles pas sur les interventions qu’on vient d’entendre, mais toutes ne relèvent pas non plus du « small talk ». Comme dans la plupart des colloques, les vrais échanges se font en dehors des plages programmées. Mais cette intensité dans l’engagement intellectuel produit assez vite chez moi des réactions de saturation et de fuite : je décide ainsi de sécher l’après-midi pour aller me promener seul dans la campagne des environs.
Après avoir pris le café sur la terrasse avec tout le monde, je remonte dans ma chambre, change de chaussures, glisse livre et carnet dans un sac, redescends d’un air dégagé, passe par la porte arrière du château et sors de la propriété par la petite grille au fond du parc. Ni vu ni connu. Personne ne pourrait évidemment me dire quoi que ce soit, mais il y a comme un plaisir de péché à filer ainsi à l’anglaise, en volant du temps au colloque. J’adore cette campagne normande très verte, très douce, faite de prairies et de chemins creux, même si le macadam s’y fait de plus en plus envahissant, comme partout en France rurale. L’après-midi se passe à marcher, manger des mûres dans les haies, m’arrêter ici et là pour lire et écrire. Je n’ai presque pas envie de rentrer au château.
Le soir, au dîner, personne ne me demande où j’étais passé. Les convives sont pris par le faste particulier du repas, qui se termine par une spectaculaire omelette norvégienne. C’est encore un « rite » de Cerisy : les cuisinières se présentent et sont applaudies. La conscience qu’un colloque de Cerisy doit sa réussite au respect d’un certain nombre de « rites » est très forte, à la fois au sein de la famille organisatrice et dans le groupe des réguliers, qui y tiennent énormément. On dirait un vieux village du Club Med, du moins si j’en crois ce que j’en ai lu.
Dimanche 25 août.
La cloche a réapparu. Tant mieux, la blague commençait à tirer en longueur. Il est difficile de réaliser qu’on est dimanche ; les activités gardent le même rythme, matin comme après-midi. Le temps à Cerisy se déroule de manière curieuse. Les journées se déroulent selon un programme si uniforme que l’on en vient rapidement à hésiter : c’est dimanche, aujourd’hui, ou lundi ? Il n’y a aucune horloge dans le château, mais les horaires sont stricts, fermement rappelés par la cloche. Il n’est pas question que le déjeuner, en particulier, prenne du retard. Alors que les discussions de fin de matinée sont à leur apogée, une première sonnerie annonce qu’il est temps de conclure ; quelques minutes plus tard, une seconde sonnerie fait sortir tout le monde de la bibliothèque. Et si ce n’est le cas, un des membres de la famille signalera qu’il ne faut pas, par courtoisie, faire attendre les dames de la cuisine. Et de presser les bavards à se masser dans la salle à manger et à s’asseoir.
Seul le dîner du dimanche soir est un peu différent : pour permettre aux dames de rentrer dans leur famille, comme on nous l’explique, le dîner se présente sous la forme d’un buffet. Et comme le temps est beau, des tables ont été disposées dans la cour arrière du château. Toujours ce service impeccable et invisible : les chambres sont toujours faites avant midi (tout en respectant le désordre laissé par les occupants), les fauteuils du jardin retournent toujours à leur place, sagement alignés à l’entrée, les bouteilles et canettes abandonnées le soir ont disparu le lendemain matin [3]. Il ne nous reste qu’à refaire le monde, l’esprit dégagé de toute contingence matérielle…
Lundi 26 août.
Je sens une effervescence particulière dans l’air. Des têtes nouvelles sont apparues au petit déjeuner. Quelques personnes sont allées marquer leur place. C’est que la matinée est occupée par Kostas Axelos, qui doit parler de « Heidegger à Cerisy », et par Jacques Derrida, qui se propose de voir en Cerisy une « contre-institution ». Je parviens à prendre place dans le premier des petits canapés latéraux, avec une vue directe sur Jacques Derrida, assis au bout du deuxième rang, et non à la table des orateurs.
À l’issue de l’intervention d’Axelos, Catherine Peyrou, assise au fond de la salle, se lève et pose la question sacrilège, qu’elle seule, en sa qualité de maîtresse des lieux, a le droit d’énoncer, alors que tout le monde l’a sans doute en tête : « Comment n’osez-vous pas dire que Heidegger était un nazi ? » Silence gêné dans la salle. Édith Heurgon, assise à côté d’Axelos en qualité de présidente de la séance, reste impénétrable. Je me dis qu’elle doit vouer sa sœur aux gémonies. J’observe attentivement Derrida : le coude droit appuyé sur le dos du grand canapé, il regarde le plancher, comme s’il était totalement absorbé dans ses pensées ; à aucun moment, il ne redresse la tête vers Catherine Peyrou ou Kostas Axelos. Celui-ci répond à celle-là d’un énigmatique : « Le Christ n’est pas responsable de l’Inquisition ». Edith Heurgon donne alors tout de suite la parole à « Alain » (Touraine), qui reformule les choses de manière plus classique : « Y a-t-il un lien nécessaire entre l’œuvre et l’engagement ? » L’atmosphère se décrispe un peu. Derrida ne dit toujours rien. Catherine Peyrou s’est rassise. Je me dis qu’elle doit exulter du bon coup qu’elle a porté à sa sœur. Pause-café.
Je me retrouve dans un petit groupe comprenant notamment Axelos. Soudain, Derrida arrive, fait un signe à Axelos, qui quitte aussitôt le cercle, laissant son interlocuteur suspendu dans le vide, au milieu de sa phrase. Je l’aide à atterrir en douceur, en prenant la parole à sa place. Chacun se le demande, mais n’ose le dire : vont-ils quitter le colloque en signe de protestation ? Derrida et Axelos marchent ensemble dans le gravier blanc, bientôt rejoints par Touraine, qui était allé téléphoner sur la pelouse, à l’endroit où il y a du signal (c’est un des autres miracles de Cerisy : il n’y a pas de signal dans le château, quel que soit l’opérateur). Je sens le moment historique : je remonte dare-dare dans ma chambre et photographie la scène. Les trois hommes sont en intense conversation, seuls, à l’abri des oreilles indiscrètes. Il n’y a en effet personne dans un rayon de dix mètres. Je note dans mon carnet : « Étrange situation que ces trois dieux loin des hommes qui n’osent les approcher ».
Coup de cloche. On reprend — et les dieux reviennent parmi nous. Nous sommes sauvés. Derrida semble très en forme, comme si rien ne s’était passé, ouvrant son intervention par un éblouissant feu d’artifice sémantique à partir de l’expression « je me réjouis » (jouir/oui/ouïr) et du mot « réjouissance » [4]. La salle est subjuguée. Elle reste suspendue aux lèvres de Derrida, qui parlera pendant plus d’une heure, et répondra ensuite généreusement aux questions posées.
Au cours du déjeuner, il n’y en a évidemment que pour lui et la façon magistrale dont il a dissipé le malaise du début de matinée. Je me souviens qu’au cours de la décade consacrée à Prigogine en 1983, un intervenant avait dit qu’un colloque « était de l’histoire des sciences en temps réel » ; je sors la formule à table, non pour éblouir mon parterre, mais parce que je ressens comme tous les participants que « quelque chose » de très spécial vient de se passer, qui restera dans les annales [5]. Sans doute, l’euphorie dans laquelle nous baignons est-elle le contrecoup de la tension très vive suscitée par l’intervention de Catherine Peyrou et la réponse « béatifiante » de Kostas Axelos, mais la virtuosité de Derrida dans sa construction de la notion de « contre-institution » et sa grâce rhétorique y sont également pour beaucoup.
Du coup, je n’ai plus envie de m’échapper du château ; j’assiste aux interventions de l’après-midi, pourtant bien fades, et je vais écouter en soirée la charmante causerie de Jacques Peyrou sur la famille Desjardins. J’ai l’impression de faire partie d’un être collectif, qui se déplace d’une salle à l’autre en faisant corps.
Mardi 27 août.
C’est ce matin ou jamais. Il faut que je prenne mes photos à la pause-café. Un car va emmener les participants à Saint-Lô cet après-midi, où je pourrai faire développer mon film en une heure. Plus j’observe le petit pont, plus je me dis qu’il est bien un des lieux fondamentaux du dispositif de Cerisy. La façon dont deux personnes se placent à chaque pause en sentinelle de part et d’autre de l’entrée, les groupes qui se constituent de manière très prévisible à partir d’une ou deux personnes assises sur le parapet, les dislocations de ces mêmes groupes par accroissement très progressif des distances entre leurs membres… Tous ces menus mouvements me fascinent.
Tout se passe comme prévu. J’ai notamment obtenu une longue séquence d’une quinzaine de photos qui s’ouvre sur deux personnes sortant du château et qui se ferme sur le départ des deux derniers « interactants ». Entre ces deux photos, la participation aux conversations monte jusqu’à treize personnes. Il ne me reste qu’à silhouetter les photos sur des transparents et à organiser ma présentation.
Le soir, nous sommes invités par des membres de la famille Peyrou à une séance de « jeu de l’ambassadeur » dans la bibliothèque. Nous nous y rendons, il va sans dire, sans grand enthousiasme. Nous ne voulons pas vexer la famille, mais nous avons l’impression d’avoir passé l’âge. Pour moi, ce jeu me rappelle mes dimanches au patronage Saint-Antoine de ma ville natale de Verviers quand j’avais entre 7 et 14 ans. La bibliothèque a été réorganisée pour accueillir les deux équipes. Les divans ont été placés au milieu de la salle, dos à dos ; les chaises forment des demi-cercles ; seul le grand fauteuil est resté sur l’estrade. Dominique Peyrou, le fils de Catherine et Jacques, s’y installe pour remettre les mots aux « ambassadeurs » des deux équipes. Les mots sont en fait des personnages célèbres, qu’il faut découvrir à partir des mimes des émissaires muets.
Les premiers mots sont laborieux ; nous assistons même à une dispute entre membres de la famille qui ne sont pas d’accord entre eux sur certaines règles du jeu. Mais peu à peu, tout le monde s’échauffe ; les ambassadeurs reviennent en courant, s’agitent pour nous faire découvrir le personnage, trichent un peu en énonçant son nom sur les lèvres — il faut absolument battre les autres. Je suis éberlué ; voici quelques dizaines d’intellectuels de haut vol en train de s’engouffrer sans plus la moindre résistance dans un jeu d’enfants. Comme dans toute bonne séance de dynamique de groupe, quelle que soit la niaiserie initiale du jeu, les participants se lâchent, et c’est à partir de ce moment, bien sûr, qu’ils s’amusent vraiment. Je me souviens de cette expression de Dell Hymes, « breakthrough into performance » (Hymes 1975, p. 11-74). Il parlait de ses vieux informateurs Chinook qui ne lui parlaient plus de légendes ; ils les vivaient à nouveau ; ils incarnaient les personnages de leur histoire. Ici aussi, il y a comme un « breakthrough », une percée, un passage à l’acte, et une « performance », une échappée hors de la personne consciente d’elle-même vers un personnage qui la protège tel un masque. À la fin du jeu, tout le monde applaudit. Tandis que nous remettons la salle en ordre, la conscience de soi reprend le dessus, et les sourires entendus se multiplient entre nous. Personne ne dira « au premier degré » qu’il s’est bien amusé ce soir en jouant aux ambassadeurs. Heidegger y avait-il joué lors de son séjour de 1955 ?
En rentrant le soir dans ma chambre, je feuillette le catalogue de l’exposition « De Pontigny à Cerisy ». Je tombe sur une photo où deux participants à la décade de 1926 (Questions sur la vie de l’esprit. L’empreinte chrétienne. À quoi reconnaissable ? Disparaît-elle ?) posent en « improvisant une danse vaguement espagnole », dit la légende. Ainsi, nonobstant tout le sérieux de cette décade sur la vie de l’esprit, deux participants ont « fait les andouilles » en 1926 comme nous ce soir. Personne ne leur aura retiré une once de crédit intellectuel, pas plus qu’aucun d’entre nous ne sera moqué pour son mime frénétique dans le jeu des ambassadeurs.
Mercredi 28 août.
Les communications se succèdent, se terminant toujours sur le regret d’avoir dû abréger ; les questions n’en finissent pas, toujours précédées de «je serai très bref»; les réponses sont aussi longues, toujours précédées de « deux secondes », lancé au président de séance. Le colloque est dans son rythme de croisière, dans son ronronnement de machine bien huilée, à peine secouée de temps à autre par une brève intervention de Catherine Peyrou.
Rencontre souriante, lors de la pause de l’après-midi, avec Christian Bourgois, qui se souvient apparemment de chacun de ses auteurs. Nous parlons du livre de Jean-Marie Piemme, La Propagande Inavouée, paru en « 10/18 » en 1975. Il me donne l’impression d’en avoir relu les épreuves hier soir.
Le soir, je peaufine mon intervention. J’ai placé mes silhouettages sur transparents ; j’ai recopié mes citations favorites de Goffman et de Sapir ; j’ai un plan, des hypothèses et des données, tout va bien. L’effet catalyseur de Cerisy a fonctionné comme je l’espérais.
Jeudi 29 août.
De fait, mon « animation », comme l’a appelée Édith Heurgon, se déroule parfaitement bien. J’avais disposé les chaises du grenier en cercles concentriques dans un axe inhabituel, qui avait fait comprendre aux participants que « quelque chose de spécial » allait se passer. Debout à côté de mon rétroprojecteur, très soutenu par un public bon enfant, au premier rang duquel le délicieux couple Anne et Georges-Emmanuel Clancier, je me suis débridé dans mes « micro-analyses » des interactions sur le petit pont. Chacun essaie de se reconnaître dans les silhouettes et s’amuse de mon analyse à chaud. À l’issue de la séquence de questions-réponses, je me sens des ailes, souriant aux anges… Les comédiens qui rentrent dans les coulisses après une représentation réussie doivent éprouver le même sentiment d’euphorie.
Vendredi 30 août.
Au petit déjeuner, quelques personnes m’interpellent avec des » on n’ose plus aller sur le pont » ou « va falloir vérifier d’abord que vous n’êtes pas en train de nous observer ». Je réponds en riant. La sociabilité est bien une affaire de conventions, mais aussi de petites connivences entre personnes qui partagent une expérience comme un secret collectif. Combien de fois au cours de ce colloque n’a-t-on pas évoqué les « rites de Cerisy » ? Après l’intervention de Derrida, la « ré-jouissance » était de mise. Les tables rondes de la journée amplifient encore ce phénomène parce qu’elles sont comme des caisses de résonance de certaines interventions antérieures: « Comme le disait Dupont », « pour reprendre l’expression de Dupont ». Une impression de construction collective ou d’amplification du savoir en résulte.
On sent que la fin du colloque approche. Certains intervenants partent dès ce midi. D’autres, comme Alain Robbe-Grillet, arrivent seulement, mais ne restent que le temps de leur contribution. Dans une table ronde, le mot le dit bien, la parole tourne en rond et finit par se mordre la queue : c’est le cas de celle de cet après-midi, qui recycle tous les poncifs sur la fin (ou l’avenir, peu importe) des intellectuels ; la vibration créatrice du début de la semaine s’est arrêtée.
Mais il y a un chant du cygne : la « fête » inscrite au programme pour la dernière soirée se déroule dans les salons du premier étage et, contre toute attente, prend comme un feu qui décide de manger ses bûches. Un participant se révèle bon pianiste ; une autre, étonnante comédienne. L’atmosphère est joyeuse sans qu’il faille forcer la note. Les bavardages se poursuivront, paraît-il, jusqu’à l’aube.
Samedi 31 août.
Il n’y a déjà plus grand monde au petit déjeuner : nombre de ceux qui sont venus en voiture se sont éclipsés hier soir. C’est un peu la demi-journée de trop ; il n’y a plus rien à dire, sinon que c’était un bon colloque. Mais l’événement inattendu est offert par les jeunes membres de la famille Heurgon, que l’on avait parfois vus dans la salle. Invités à prendre la parole en dernier lieu, ils montent sur l’estrade et se disposent en chorale. Ils ont concocté une chanson, dont ils distribuent le texte aux dernières personnes présentes. Étonnamment verte et drôle, cette chanson ne fait pas rire grande tante Édith, mais grand-mère Catherine, qui venait juste d’évoquer « l’étable à vaches transformée en usine à colloques », devait l’adorer. Je parierais qu’elle a participé à sa rédaction.
Le déjeuner se prend dans la bousculade. Un autocar doit emporter un certain nombre de participants à la gare de Coutances pour un train direct vers Paris. Pas question que ce car parte en retard, nous précise Édith Heurgon. Des valises vont et viennent, des participants s’embrassent, s’échangent des cartes, se prennent en photo. Au moment où le car s’ébranle, les dames de la cuisine apparaissent, qui avec une poêle, qui avec une louche, et saluent les participants avec des gestes lents. C’est le dernier rituel cerisyen, joué à la fois au premier et au second degré, sinon au troisième, comme tous les jeux de geste et de langage qui se déploient en ce lieu.