Thierry Roche explore les relations entre images et anthropologie. Il cherche dans les unes des réflexions pour l’autre ; dans l’autre des champs d’interprétation des unes. Appliquée d’abord à Blow up d’Antonioni (2010) [1], l’enquête se poursuit avec les sources documentaires du cinéma néo-réaliste. Celle-ci prend alors la forme d’une relation épistolaire entre lui-même et le réalisateur Marco Bertozzi (2013) [2]. C’est que la forme du rendu scientifique tient une part importante dans la démarche de l’auteur. Et la dernière mouture de son écriture ne le dément pas : un soliloque à trois, si l’on peut dire, entre le chercheur, l’un de ses doubles – lequel ? – et la ville de Ferrare elle-même – retournons-y – comme lien avec Michelangelo Antonioni, puisqu’il y est né, c’était en 1912.
Considérons donc d’abord le livre lui-même. C’est que l’objet fait sens : s’y succèdent six grands airs parlés et 5 riches récitatifs imagés. Au rythme d’une ville, de tensions en respirations, l’ouvrage s’entend, aussi. Suivant les courants d’air des rues, il se respire, tout aussi bien. Les textes de Roche et les photographies, celles de Guy Jungblut, s’imbriquent. Les uns parlent sans montrer ce que les autres montrent sans parler. Mais les deux dialoguent, résolument. Ils ouvrent, à l’occasion, autant de perspectives dans lesquelles chacun pourra aussi y trouver la sienne. Déjà, on suit les personnages dans leurs déambulations. L’un prépare la communication qu’il doit faire à un colloque ; l’autre, tour à tour faire-valoir et questionneur, prétexte et propos, premier lecteur engagé et spectateur dubitatif, accompagne et la pensée et les mouvements du premier.
Le mouvement : il est celui de la pensée et de l’une de ses origines, si simple à formuler, si difficile à régler. Elle est celle de l’intuition du « chercheur ». Celle de ses idées, venues on ne sait pas toujours vraiment comment et, encore moins peut-être, d’où ? « […] si Ferrare n’est pour ainsi dire jamais présente dans ses films, c’est pourtant dans la configuration urbaine de la cité qu’il faut chercher la construction du regard d’Antonioni. » (p. 11-12). Au fond, si le cinéma d’Antonioni a été marqué par la ville de son enfance, de quelle nature est ce lien ?
« Je voudrais croire malgré tout que sa faculté à regarder le monde est liée à la configuration de la ville. […] Je ne dis pas qu’il suffit d’habiter Ferrare pour développer une acuité visuelle singulière. Mais un certain nombre de références visuelles dans ses films proviennent, c’est mon hypothèse, de son enfance vécue à Ferrare. » (p. 109).
Sans certitude du résultat, c’est donc autour de ce questionnement que se noue la quête démonstrative.
Elle commence « aisément », si l’on peut dire : « Que nous laisse en héritage la ville où nous sommes nés ? » (p. 104). Elle traversera les pas, tant qu’elle ne les orientera pas. La question alimente la pensée, si elle ne l’est pas. C’est que, à chaque marche, à chaque coin de rue, devant chaque mur, à chaque morceau de rempart, mais aussi d’hôtels en restaurants, du fleuve aux terres et jusqu’à la mer, le lieu fait penser. Et l’œuvre d’Antonioni en étend encore le champ : « Il ne suffit pas de naître à Ferrare pour devenir Antonioni. » (p. 163).
Les pensées : réflexions précises et argumentées sur les rapports au temps, à l’espace et donc aux autres, les pensées flottent dans cette souple fermeté des pas, des mots et des images. Exploration d’un auteur cinéaste, expérience d’une ville, de sa matérialité à sa « réalité ajoutée » par l’épaisseur de ses histoires, réflexion sur sa conception, impliquant le passage par ceux qui l’ont conçue et voulue, mais aussi par ceux qui ont écrit dessus, évoquant au passage ses habitants glorieux, ou honteux. Question d’atmosphère, alors : le brouillard, la pluie, le soleil, tous ces éléments participent à la complicité des marcheurs. Chacun venant de son horizon, les deux s’y retrouvent et croient le retrouver : « Le jeune Antonioni a vécu dans cette atmosphère les jours d’automne, lorsque du fleuve montait inexorablement une brume enveloppante. » (p. 161). Du corps, éveillé jusqu’aux extrêmes par ce qui l’entoure, fusent alors les idées. D’Occident en Orient, de mémoires en projets, de pleins en vides, le lecteur suit mots et parcours : « Cette thématique du vide est-elle structurellement et intimement liée à la ville de Ferrare ? » (p. 75). Du coup, mettre ses pas dans ceux d’Antonioni, n’est-ce pas aussi aller à sa rencontre, quitte à ce que celle-ci se fasse sous un jour paradoxal : « À croire que, définitivement, naître à Ferrare est une entrave pour filmer la ville. » (p. 71). Et pourtant, de l’aveu même d’Antonioni : « Je suis Ferrare dans la mesure où je suis l’homme que je suis » (p. 112).
Le texte est précis, savant, référencé et argumenté, et relevé d’autant. Mais il est aussi sensible. Et l’imaginative mise en écriture sert admirablement ces deux versants de l’humanité pensante. À l’heure où l’écriture scientifique s’entiche de sa normalisation bureaucratique, de tels ouvrages rappellent heureusement que les chemins de la création intellectuelle s’usent quand ils sont réglementés. Car, dans ce cas précis, – réflexion dans la réflexion – la fiction narrative n’évoque pas seulement comment naissent les images et les films chez Antonioni. Le faisant, elle suggère aussi, et à l’occasion, comment naissent et se répandent les idées :
« Sa manière de penser le temps et l’espace ne vient pas du bouddhisme bien évidemment, mais en certains endroits du monde, des mots ou des notions se croisent, s’alimentent, se percutent. Dans un sens et dans l’autre. » (p. 176).
Et si, en outre, la recherche tenait, aussi, dans un dialogue, éventuellement une tension, entre les deux visages d’un même soi ? Ici, l’un qui ose, l’autre qui retient ; l’un qui lâche, l’autre qui se cramponne. Mais aussi dans un dialogue qui convoque parfois bien au-delà de soi-même. Et ce n’est pas tout. Car l’on pourra aussi retenir, comme l’une des idées maîtresses de ce discours, cela même qui le façonne. Il n’y a pas d’habiter – pris ici au sens de l’humaine expérience géographique du monde – qui ne soit tout cela à la fois : des mots et des gestes, des idées et des émotions, des odeurs, des couleurs et des bruits, parfois des sons. Des uns et des autres, aussi.
Alors, probablement, la critique du livre commencerait là où il s’achève. C’est que la quête des limites s’analyse. En l’occurrence, l’habiter, aussi, est produit. Cela dit, une telle recherche n’enlèverait rien à tout ce qui vient d’être dit et qui constitue l’originalité et l’intérêt de ce travail.