David Zerbib [DZ] : Commençons par une question d’ordre général sur la façon dont vous pourriez présenter votre parcours, avec ses aspects composites et éclatés qui le situent de façon revendiquée du côté de l’interdisciplinarité. Quels liens, quelles dynamiques, quels fils conducteurs tissent la trame de votre travail ?
Jacques Rancière S’il y a un fil rouge dans ce que j’ai fait, c’est une tentative pour reformuler une question très simple : comment quelqu’un, à une place donnée, peut percevoir et penser son monde. C’est une remise en cause de la façon dont ce problème était compris sous le concept d’idéologie dans le marxisme ou de méconnaissance chez Pierre Bourdieu. Dans ces deux types de pensée, on pose que les gens ont une manière d’être et de penser déterminée et par leur place et par leur incapacité à situer cette place dans un ordre du monde. J’ai tôt pris une position polémique contre cette vision, mais aussi contre la vision inverse, également en faveur dans les années 1970, celle qui en appelait à une authenticité retrouvée de la parole ou de la pensée populaire contre sa soumission aux idéologies « manipulatrices ». En travaillant sur l’histoire de l’émancipation ouvrière, je me suis rendu compte que celle-ci ne traduisait nullement le passage d’une ignorance à un savoir, ni l’expression d’une identité et d’une culture propres, mais plutôt une manière de traverser les frontières qui définissent les identités. Tout mon parcours a porté sur cette question que j’ai nommée par la suite « partage du sensible » : comment dans un espace donné, on organise la perception de son monde, on relie une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles.
Le partage du sensible.
Ce fil conducteur de mes recherches a débouché d’un côté sur une théorisation de la politique en termes de conflits entre des mondes perceptibles, de l’autre sur une théorisation de l’esthétique en termes de rupture sensible, en termes de définition d’un champ d’expérience en rupture avec les autres champs d’expérience.
Jacques Lévy [JL] : Si l’on essayait d’identifier la ressource non-cognitive de votre impulsion vers la connaissance, celle-ci serait-elle d’abord militante ? Vous avez employé le mot « polémique »…
Jacques Rancière Polémique ne veut pas nécessairement dire militant. Polémique veut dire qu’il s’agit de marquer le polemos, le caractère litigieux de certains partages donnés comme évidents, et d’abord le partage même entre savoir et ignorance. De ce point de vue, militants et savants partagent souvent les mêmes présupposés. Et pour rendre son tranchant à l’émancipation ouvrière, j’ai dû polémiquer aussi bien contre les uns que contre les autres.
Juliette Rennes [JR] : L’une des expressions de ce caractère polémique de votre travail, c’est votre positionnement critique par rapport à un certain usage dominant, consensuel, des mots comme « politique », « démocratie », « république » qui visent, vous le montrez dans La haine de la démocratie, une forme de conservation de l’ordre social. Votre travail est aussi engagé dans des formes de batailles sémantiques.
Jacques Rancière Oui, mais pas au sens où il s’agirait de redonner aux mots leur « véritable » sens ou de s’attaquer à un usage « frauduleux » des mots. Ce n’est pas une affaire de dissimulation, c’est une guerre sur le sens des notions. Il y a une guerre sur le mot démocratie qui est déjà dans le mot lui-même, il y a une guerre sur le mot république, ce sont des guerres de principe. Il y a un insupportable de la démocratie au sens où je la définis, comme capacité de n’importe qui. Cet insupportable, on peut y réagir de deux manières. Il y a la manière soft, qui fixe la démocratie comme un certain type de constitution, où le pouvoir du peuple est limité aux élections et assuré en fait par les représentants ; et il y a la manière forte, qui consiste à opposer « république » et « démocratie », à faire de la république le véritable nom du lien politique communautaire et de « démocratie » le nom d’un mode de vie sociale où chacun fait ce qui lui plait, un régime de la « déliaison » qui a pour conséquence l’avènement du totalitarisme. Cette dernière tendance est très forte aujourd’hui. Le livre de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de la démocratie européenne a valeur de symptôme ; de plus en plus, un discours intellectuel pose la démocratie comme le pouvoir des individus-consommateurs qui menace le bon ordre politique et le lien social. La critique marxienne de la démocratie comme masque de la domination économique est, paradoxalement, reprise dans le discours dominant. Mais c’est pour substituer à la critique du système capitaliste la critique de l’« individu démocratique » à qui l’on attribue le pouvoir du marché. On identifie alors simplement démocratie, individualisme et consommation.
DZ : Un certain nombre de penseurs de votre génération parmi ceux que vous avez côtoyés revendiquaient une posture « engagée ». Comment vous êtes-vous positionné face à cette question de l’engagement des intellectuels, et comment l’envisagez-vous aujourd’hui ?
Jacques Rancière Je ne sais pas très bien ce que veut dire « engagé ». J’ai commencé à travailler dans les années 1960, dans un environnement cognitif très marqué par le marxisme, dans une période où, pour le dire avec les mots de Chris Marker, « le fond de l’air était rouge ». On avait l’impression qu’un grand mouvement de rupture cognitive correspondait à une émancipation. Il m’est resté de cet environnement et de cette période une forme de sensibilité à tout ce qui est possibilité de rupture, au rapport entre rupture cognitive et politique, rupture cognitive et possibilité d’émancipation. Les questions cognitives ont toujours été liées pour moi à des questions d’égalité et d’inégalité.
JL : Vous avez dit qu’il y avait des choses que vous avez gardées de cette période marxiste. À l’inverse, qu’est-ce que vous n’avez pas gardé ?
Jacques Rancière Ce que je n’ai pas gardé, c’est le scientisme dominant, la foi dans une forme de nécessité historique, objective de l’émancipation. Ma position, très rapidement, s’est au contraire appuyée sur l’idée d’une contingence fondamentale de l’ordre existant, sur l’idée que toute émancipation était en quelque sorte un processus contingent. D’où mon éloignement par rapport aux débats sur la modernité, la post-modernité et ma relative indifférence par rapport aux pensées qui déclarent qu’une époque de l’histoire est finie, qu’on entre dans un monde qui est « post-». J’ai aussi très rapidement pris une certaine distance avec l’idée d’une position privilégiée du savant qui décrypte la réalité et en définit les conditions de transformation à partir de là.
JR : Cette critique d’une position privilégiée du savant qui produirait des connaissances nécessaires à l’émancipation est un des points fondamentaux de votre opposition à Pierre Bourdieu…
Jacques Rancière Bourdieu analyse le rapport domination/sujétion en termes de connaissance et d’ignorance. Il partage avec la tradition marxiste l’idée que les gens sont dominés parce qu’ils ne connaissent pas les conditions de leur exploitation. La connaissance du système de l’assujettissement est posée comme une condition de l’accès à la libération. J’ai très tôt dit contre Bourdieu que ce n’est pas la question. On n’est pas assujetti parce qu’on ignore les mécanismes de l’assujettissement. L’histoire de l’émancipation ouvrière m’a montré que la connaissance et l’ignorance se divisent en deux : connaître une situation, ce peut être aussi une manière d’y participer. La possibilité de l’émancipation, au contraire, tient alors au fait d’ignorer un certain type de nécessité qui vous obligerait à vous trouver à votre place. L’émancipation n’implique pas un changement en termes de connaissance mais en termes de position des corps. C’est pourquoi j’ai insisté sur la dimension « esthétique » du problème de l’émancipation. Cependant « esthétique » ne renvoie pas ici à une théorie du beau ou de l’art, mais à un mode d’inscription dans un univers sensible. Au 19e siècle, être ouvrier c’est être pourvu d’un certain corps, défini par des capacités et des incapacités et par l’appartenance à un certain univers perceptif. L’émancipation est une rupture avec cette corporéité, par exemple une rupture entre le regard et les bras. C’est la rupture d’une adéquation entre un certain type d’occupation et un certain type d’équipement intellectuel et sensoriel. C’est en cela que l’émancipation est une rupture esthétique et la critique simpliste que fait Bourdieu de l’« illusion » esthétique le conduit à confirmer à l’inverse que chacun est nécessairement à sa place et que seule la connaissance apportée par les savants peut l’en sortir. La théorie de la connaissance nécessaire à l’émancipation, c’est aussi la théorie du retard infini de l’émancipation : c’est le modèle pédagogique. La distance entre les savants et les ignorants se reconduit ainsi indéfiniment. Par rapport à cette opposition à la sociologie de Pierre Bourdieu, je n’ai pas varié : le fait que Pierre Bourdieu ait pris des positions pendant les mouvements de 1995 desquelles j’étais proche n’a pas changé cet écart. Toute la théorie bourdieusienne de la reproduction et de la distinction reste alignée sur le modèle sociologique classique qui suppose qu’une condition définit nécessairement un certain type de présence au monde, donc un certain type de conscience.
Briser les frontières des compétences sur la carte du politique.
JR : Ce refus du principe selon lequel la connaissance serait un préalable à l’émancipation est aussi une mise en cause d’un certain rôle d’« éclaireur » du savant par rapport aux luttes d’émancipation. Sur quels modèles alternatifs se représente éventuellement le rôle du penseur politique ? Est-ce que l’image du « maître ignorant », par lequel, dans le livre du même nom, vous avez marqué votre refus du partage proprement pédagogique entre les savants et les ignorants, fonctionnerait également pour décrire le travail du philosophe politique dans la cité ?
Jacques Rancière Je ne sais pas si on peut parler d’un domaine de compétence spécifique qui serait celui du « philosophe politique ». Le rôle que je me suis toujours donné est précisément de briser ces types de spécialités, ces compétences qui tendent à reconduire la répartition des rôles contre laquelle elles sont censées lutter. Au fond, qu’est-ce que l’on peut faire quand on écrit sur la politique ? L’un des objectifs est peut-être de marquer la double contingence de la politique et de la pensée : reconfigurer le champ du savoir un peu à la manière dont l’émancipation est la reconfiguration du champ de la perception d’un individu. Briser les frontières qui définissent des territoires, des compétences. Cette position signifie qu’il n’y a jamais de conséquence pratique directe de la théorie, en termes de libération et d’émancipation ; il y a des déplacements qui modifient la carte de ce qui est pensable, de ce qui est nommable et perceptible, donc aussi de ce qui est possible. Si des avancées se produisent, elles doivent être pensées en termes de recouvrement de topographies et non en termes d’application d’un savoir. La politique se définit comme une certaine carte de ce qui est politique, de ce qui est donné à l’intelligence de tous, des problèmes communs, une certaine carte de la distribution des compétences et des incompétences par rapport à ces problèmes communs. Ce que j’essaye de faire dans le domaine de la pensée, c’est de contribuer à la possibilité d’autres cartes de ce qui est pensable, perceptible et, en conséquence, faisable.
JL : Quel rôle joue l’histoire dans cette démarche ? Vous avez publié un livre sur le récit historique, Les noms de l’histoire : on peut l’interpréter pour une part comme une contestation de la prétention de l’histoire à être une science. Cependant, vous ancrez vos analyses sur de solides bases empiriques et vous avez fait vous-même un travail de recherche qui s’appuie sur des méthodes d’historien.
Jacques Rancière Il y a là une double exigence. D’un côté, ces affaires de domination et de libération, de savoir et d’ignorance peuvent et doivent être mises à l’épreuve d’une recherche sur leurs formes effectives, qui brise les fausses évidences des partages philosophiques. Mais il ne s’agit pas simplement de renfort apporté par une discipline à une autre. Il s’agit de briser les séparations disciplinaires parce que c’est la condition même de l’intelligibilité de l’objet. La pratique de l’archive est possible pour n’importe qui. Il n’y a pas besoin pour cela d’être historien, au sens de membre d’une certaine corporation censée disposer de méthodes qui n’appartiendraient qu’à elle. Toute discipline tend à faire prendre pour méthode de recherche ce qui est garde des frontières. Si on accepte cela, on reconduit le partage entre ceux qui sont chercheurs et ceux qui ne seront jamais qu’objets de recherche. Il ne s’est donc pas agi pour moi d’ajouter la compétence de l’historien à celle du philosophe mais plutôt de les remettre toutes deux en question ensemble. Il n’y a pas d’un côté, les sciences positives, de l’autre, les sciences réflexives. La philosophie n’est pas un discours sur, mais un discours entre, un discours qui remet en question les partages entre les territoires et les disciplines. Si l’histoire ou la sociologie sont des sciences, elles le sont d’abord à travers des actes de langage, des procédures discursives qui définissent le territoire même sur lequel elles aspirent à être des sciences. Ce qu’on appelle les objets, les méthodes, les territoires des sciences humaines et sociales sont donc en même temps toujours des décisions de pensée, des décisions qui séparent les actes qui sont de la pensée et ceux qui sont l’objet de cette pensée. Ces décisions passent par des discours, qui relèvent d’une poétique, au sens d’un re-travail sur les possibilités du langage. Pour qu’il y ait de la sociologie ou de l’histoire, il faut que l’on redéfinisse le rapport entre les modes d’être et les capacités de pensée qu’ils impliquent.
Pour qu’on ait pu faire une histoire des larges masses, il faut qu’il y ait eu d’abord cette révolution poétique qu’on appelle la littérature. Il a pu y avoir de la « nouvelle histoire », de l’histoire des mentalités, parce que la littérature avait cassé la séparation entre des gens considérés comme appartenant à l’histoire et d’autres dont la vie n’était pas reconnue comme digne d’être racontée.
Si j’occupe une situation institutionnelle de « philosophe », j’ai essayé de l’utiliser pour promouvoir une pensée de la philosophie non comme réflexion sur les disciplines, mais comme un effort de décloisonnement entre les disciplines. Car ce cloisonnement est toujours en dernière instance une séparation entre ceux qui sont capables et ceux qui ne le sont pas. Or, mon idée fondamentale est que, s’il y a des manières de découper des territoires, les objets de pensée, quant à eux, appartiennent à tous. Ce que j’avais appelé « poétique du savoir », relève de cette volonté de rendre les méthodes des sciences à un territoire qui est celui de la pensée partagée.
JL : Votre critique d’une pédagogie élitiste n’a-t-elle pas pour effet intéressant de démocratiser la responsabilité ? Si chacun est maître de son rapport cognitif au monde, il est aussi comptable de cette compétence que lui donne cette connaissance sur le monde. Est-ce que cela ne vous rapproche pas, paradoxalement, d’un libéralisme tel que celui de John Rawls, dont la conception conteste qu’il puisse y avoir une exemption de l’individu vis-à-vis de lui-même et de la société ?
Jacques Rancière Cette idée de la responsabilité ne fait pas pour autant de moi un émule de Rawls. Sa théorie implique qu’il s’agit de se placer au point de vue de n’importe qui, mais cette capacité n’est pas pourtant la capacité de n’importe qui. C’est encore aux élites qu’il revient de proposer sous le voile de l’ignorance les principes d’une juste distribution. Mais il est vrai que si l’on a une théorie un peu rigoureuse de l’égalité, il n’y a pas d’exemption pour les uns ou les autres.
JL : Vous critiquez le terrorisme sur la société des intellectuels et des « compétents ». Or, les clercs européens n’ont pas d’analogue en Amérique du Nord. D’où une société en effet plus démocratique, moins fermée en principe à l’intervention de « n’importe qui ». Or, cela donne des résultats peu séduisants. L’émergence du populisme et de l’extrême droite en Europe, c’est aussi une sorte de libération des « n’importe qui » face aux discours autorisés des experts.
Jacques Rancière Le pouvoir de n’importe-qui n’est pas identifiable à celui des groupes de pression évangélistes américains. Et il faut prendre la mesure de ce que signifie le développement des mouvements d’extrême droite en Europe, en se gardant de concepts douteux comme celui de populisme. L’émergence de l’extrême droite en Europe est aussi la conséquence d’un rétrécissement de l’espace politique. Elle est corrélative de la montée de la culture consensuelle qui réserve la chose commune à l’alliance entre oligarchies gouvernementales, oligarchies économiques et experts officiels. À sa manière, elle traduit le rejet de cette confiscation de la politique. C’est pourquoi l’union sacrée contre les marges honteuses, comme aux élections de 2002, est tout à fait catastrophique. On luttera contre l’extrême droite par le développement de la sphère de la discussion politique et non par l’union consensuelle derrière l’alliance des oligarques.
DZ : Le consensus, justement pour une certaine philosophie politique contemporaine, c’est le but et l’horizon du débat politique à atteindre au terme d’une discussion rationnelle. À quel niveau votre théorie de la « mésentente » devient-elle incompatible avec le modèle communicationnel de Jürgen Habermas ?
Jacques Rancière Il me semble que ces théories ne sont pas compatibles dès lors que toute théorie communicationnelle présuppose un terrain commun de reconnaissance des problèmes et des capacités à les définir. Ce que j’essaie de montrer, au contraire, c’est que la politique est marquée par la dissymétrie des positions elles-mêmes. La scène de la capacité de tous doit toujours être inventée d’une manière transgressive par rapport à la règle du jeu définie par la compétence officielle qui définit ce qui est problème commun et qui a capacité pour en parler. De ce fait, je pense que toute politique est une lutte entre deux mondes perceptifs. Une lutte entre un monde où les données sont objectivables, où les experts les traduisent en décisions, et un monde où il y a d’abord un débat sur les données elles-mêmes, et sur qui est capable de les définir. Cela ne veut pas dire que la discussion ne joue pas son rôle. Cela veut dire qu’elle a lieu sur la base d’une dissymétrie des positions, que la reconnaissance de ce qui est objet de la discussion et de la capacité des partenaires y est elle-même un objet de controverse, ce qui est à l’opposé du modèle de la délibération rationnelle.
JL : Mais n’y a-t-il pas des limites au dissensus lui-même ? La sphère de la mésentente n’est-elle pas qu’une partie de la configuration de l’idéel dans une société donnée ? N’y a-t-il pas des enjeux de société qui ont fait débat un moment et sur lesquels existe ensuite un consensus, des sujets dont on ne parle plus parce qu’il y a un accord, même si cet accord n’est pas forcément passé par une discussion rationnelle telle que l’entendrait Jürgen Habermas ?
Jacques Rancière Ça n’est pas si évident. Il existe certes sur certains sujets un accord majoritaire. Mais il est le résultat de rapports de force. Et aucun accord n’est jamais acquis : on voit s’exprimer des réactions contre des idées qui semblaient pourtant faire l’objet d’un accord (par exemple sur l’égalité des sexes, l’homosexualité, l’avortement…). Ces réactions ne s’expriment pas seulement par les voies de ce qu’on appelle le « populisme », mais aussi de la culture la plus raffinée, celles de la psychanalyse, de l’anthropologie, du droit par exemple. Le deuxième point, c’est que l’accord éventuel sur un certain nombre d’acquis peut avoir des motivations politiques extrêmement diverses : on peut être pour le droit à l’avortement par féminisme ou par eugénisme.
DZ : Votre pensée coupe à la fois l’individu des déterminismes qui seraient à l’origine de ses positions, et, en aval, refuse de le raccrocher à ce que vous appelez « la pauvre dramaturgie des fins ». Sur ce plan que vous dessinez ainsi, à travers cette métaphore cartographique où toutes les directions semblent possibles, et en tenant compte de ce postulat des conditions aléatoires d’émergence des positions de chacun, comment peut se reconstruire le politique, qui suppose, à un moment, la définition de fins et de buts communs ?
Jacques Rancière Il faut bien avoir à l’esprit d’abord ce qu’on appelle « définir des buts ». Il y a des définitions qui présupposent un sens de l’histoire : il y a trente ans, ce sens menait à la révolution mondiale, maintenant, il mène au triomphe du marché. C’est un pur postulat. Par ailleurs, les fins que se proposent ceux que l’on appelle « hommes politiques », à part le fait de conserver leur propre existence, de persévérer dans leur propre être, il n’y en a pas beaucoup. Leurs fins se définissent par rapport à un certain territoire de ce qui est, qui lui-même dessine un certain territoire des possibles. On peut certes définir des programmes afin d’obtenir misérablement 0,5% de suffrages supplémentaires lors d’une élection. Mais il faut à mon sens changer radicalement cette conception des fins, tout comme celle qui en appelle à de nouvelles utopies ou à de nouveaux messianismes. Ce ne sont pas les fins historiques qui créent des dynamismes de pensée et d’action. Ce sont ces dynamismes qui créent des fins en bouleversant la carte de ce qui est donné, de ce qui est pensable et donc de ce qui est imaginable comme objectif d’une certaine stratégie. Il n’y avait pas en 1788 un horizon de fins immanentes propre à entraîner la révolution. Il y a eu d’abord la constitution d’un certain espace de la décision commune qui a créé de nouveaux possibles et de nouveaux sujets et fins. C’est la création d’une sphère de « pouvoir du peuple » qui définit l’ouverture d’un champ du possible. De même l’émancipation sociale a d’abord été une modification des capacités et des comportements et non un horizon d’attente défini. La question préliminaire est toujours de savoir « qui peut quoi ? ». On voit bien par exemple que toutes les fins actuellement sur le marché sont définies à partir de compétences déterminées, celle des experts et des gouvernants.
Articuler l’affectif et le politique.
JL : Et les fins de l’individu ou de l’acteur ? Comment vous situez-vous par rapport au « paradigme de l’acteur » en sciences sociales, qui reconnaît aux individus des ambitions stratégiques, des intentionnalités politiques, un point de vue sur la société qui n’est pas forcément le résultat de la manipulation par de « grands » acteurs. Comme vous l’avez rappelé tout à l’heure, vous avez contribué à démythifier le prolétariat comme acteur collectif. Cela signifie-t-il que les individus comme acteurs politiques ont une place dans votre pensée ?
Jacques Rancière Je pense qu’il faut sortir de l’alternative entre les grands sujets collectifs du type « prolétariat » et les individus et la combinaison de leurs stratégies individuelles. Pour ma part, cela ne m’intéressait pas de critiquer Bourdieu pour contribuer à une théorie des acteurs rationnels individuels. Pour moi, le problème général est celui de la capacité de n’importe-qui. Cette capacité se concrétise sous des formes collectives. On ne peut pas du tout penser la politique comme simple combinaison des attitudes individuelles. Ce qu’il y a à penser, ce n’est pas des grands sujets ou des petits acteurs, mais plutôt la constitution concrète de la capacité de n’importe qui : cela implique l’action de collectifs, lesquels reposent, bien entendu, sur des individus dotés de capacités à penser le monde par eux-mêmes. Mais la politique a ceci de spécifique qu’elle fait appel à des formes d’énonciation collective.
DZ : Votre travail n’est pas une pensée de l’individu. Mais ne dessine-t-il pas en filigrane ou en négatif, sans jamais l’aborder en tant que tel, une certaine théorie du sujet ?
Jacques Rancière Il y a plutôt une théorie des modes de subjectivation, des formes de construction et de manifestation des capacités. Je ne prétends pas définir le rapport du sujet au collectif par exemple, ni formuler une théorie de la psyché, de la construction du sujet au sens psychanalytique. Je m’intéresse à une pensée de la capacité de n’importe qui et de ce qu’est l’exercice d’une capacité, comment elle se définit et s’exerce.
DZ : Ce que vous introduisez comme variable nouvelle dans l’analyse de ces évolutions dans le débat politique et les rapports de forces, n’est-ce pas celle des facteurs sensibles qui, s’ajoutant à la rationalité discursive, font varier les positions au cours du temps, définissant des modes de sentir et de percevoir différents ?
Jacques Rancière Oui, mais à condition de ne pas opposer des facteurs sensibles et d’autres, intelligibles ou rationnels. Mon idée fondamentale est que toute rationalisation est rationalisation de ce qui est donné comme perçu par n’importe qui. Il s’agit toujours de redistribution esthétique, mais pas au sens d’une sphère propre du sensible. La sensibilité à un phénomène est toujours liée à la manière dont un phénomène est nommé et rationalisé. Aussi bien à propos de questions de mœurs que de travail. Ce que j’appelle le partage du sensible, c’est l’articulation entre des choses qui peuvent être perçues, nommées, pensées. Des « formes a priori » si l’on veut, au sens kantien. Il y a un effort constant de la part de la pensée dominante pour dire qu’il y a un état des choses, des gens qui pensent l’état des choses et d’autres qui réagissent affectivement. Or, s’il y a de la politique, les réactions affectives sont toujours en même temps des réactions rationnelles. Ce sont des rationalités qui se battent entre elles et non la raison contre les affects.
JR : Votre propre discours sur le politique est lui-même investi par un vocabulaire affectif. Le fait d’avoir qualifié comme « haine » le rapport d’un certain monde intellectuel à la démocratie en lui opposant les « passions démocratiques », ou la « joie » de « partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence » (c’est la dernière phrase de La haine de la démocratie), est-ce précisément une forme d’attaque en filigrane contre le discours qui sépare rationalité et sensibilité ?
Jacques Rancière Toute bataille des idées est en même temps une bataille des mondes perçus et donc une bataille des affects. Un des affects dominants de cette haine de la démocratie c’est, par exemple, le ressentiment. On voit bien comment toute une génération qui a été frustrée dans ses espérances de transformation radicale n’en finit pas de ruminer son ressentiment en entretenant cette vision apocalyptique d’une société peuplée de petits individus ne pensant qu’à consommer du coca et des Nike et qui mettent en péril les grandes visions d’avenir dont ils étaient porteurs. Cette vision est marquée par une morosité fondamentale. Celle-ci — c’est un peu la leçon du Maître ignorant — est le propre de ceux qui se pensent supérieurs. Mais ma question ne porte pas directement sur les affects pour eux-mêmes : ce que j’essaye de faire, c’est d’articuler les questions affectives aux grands choix politiques, ceux de l’inégalité et de l’égalité.
Haine de l’esthétique, haine de la démocratie.
DZ : Dans Le partage du sensible, vous écrivez que les débats artistiques sont les derniers lieux où s’est logée la bataille idéologique de type moderniste ou « modernitaire ». L’« esthétique », terme auquel vous prêtez un sens particulier, mais qui est apparu dans le vocabulaire philosophique à la fin du 18e siècle pour désigner une « science de la sensibilité », apparaîtrait aujourd’hui comme une sorte de refuge ou de degré zéro de la politique (décrit ainsi par Jean-François Lyotard, que vous citez : « L’esthétique est le mode d’une civilisation désertée par ses idées »). Or, dans Malaise dans l’esthétique, vous faites le constat d’une attaque en règle contre l’esthétique. Comment expliquez-vous ce parallèle qui se dessine ainsi au fil de vos livres entre « haine de la démocratie » et « haine de l’esthétique » ?
Jacques Rancière Je dresse effectivement le constat d’un tir ordonné et parallèle, depuis une vingtaine d’années, contre une démocratie censée porter en germe le totalitarisme et contre les avant-gardes artistiques assimilées à son fourrier. D’où la nécessité d’une réflexion conjointe sur la signification de la démocratie et de l’esthétique. Celle-ci n’est plus ici comprise comme théorie de l’art ou du beau, mais comme terme apparu pour manifester la rupture d’un certain ordre dans lequel l’organisation des Beaux-Arts (séparant notamment les arts libéraux des arts mécaniques) correspondait à un certain type d’organisation hiérarchique du monde, où les hommes de l’intelligence étaient séparés des hommes de la sensibilité.
Esthétique ici ne revient pas à nier l’incorporation sociale des jugements de goût, comme le condamnait Bourdieu. Il ne s’agit pas de nier le social mais de comprendre comment l’acquisition d’un point de vue esthétique et l’exercice d’un regard désintéressé, comme je l’ai montré dans mes recherches sur l’émancipation ouvrière, s’accompagne d’une redéfinition des possibles. Contemporaine des révolutions américaine et française, l’esthétique apparaît à un point de rupture comme la définition de la capacité sensible de n’importe qui. Celle-ci est parallèle à la définition politique des capacités de n’importe qui par la loi, mais elle propose une autre idée de l’égalité, à l’œuvre non plus seulement dans la loi mais aussi dans les formes concrètes de la vie. De ce point de vue, la polémique anti-esthétique est parallèle à la polémique anti-démocratique. L’esthétique est attaquée tantôt comme désintéressement s’opposant à l’utile et déniant le social, tantôt comme utopie dangereuse de la transformation radicale du monde qui a mené au totalitarisme. Or en concevant l’esthétique tel que je le fais en suivant la signification de la rupture qu’elle introduit, on voit se dessiner un rapport entre art et politique beaucoup plus ouvert. Ainsi peut-on observer aujourd’hui comment le monde de l’art et des expositions devient une sorte de « refuge », quand les scènes propres à la politique tendent à s’effacer. Ces lieux de l’art jouent alors de leur extra-territorialité pour élaborer et faire circuler des modes de perception, de nomination et de pensée du monde qui sont dissensuels par rapport aux pensées dominantes.
DZ : Croyez-vous que ces « substitutions esthétiques » puissent réellement recomposer le politique ?
Jacques Rancière Parler de substitution est déjà un jugement. D’un côté, il y a comme un éclatement des places du politique et, de l’autre, des formes d’activisme artistique ou d’information par le biais de l’art qui sont des éléments de recomposition d’un sens commun. Dans les lieux de l’art, passe en effet de l’information politique, où l’on apprend des choses que l’on n’apprend pas ailleurs, où l’on propose des regards nouveaux sur ce qui est donné ou non, et sur le lien du donné à l’imageable et au pensable. Mais ce mouvement s’accompagne de deux phénomènes négatifs concomitants. D’une part, la complaisance vis-à-vis de modèles critiques surannés supposés comporter une vertu subversive, où l’on feint de croire qu’en reproduisant simplement des formes commerciales ou médiatiques avec un petit écart, on développe une critique radicale des médias et de la consommation. D’autre part, un activisme artistique qui tend vers le service social, chargé par exemple d’aller dans les banlieues pour créer du lien. Il y a là une illusion de recomposition de la société, qui tend à s’inscrire dans le discours dominant, qui nous dit que la société est délitée et qu’il faut la remailler.
DZ : Vous pointez une nouvelle menace, ce que vous appelez le « tournant éthique », qui pèse à la fois sur l’esthétique et la politique.
Jacques Rancière J’appelle ainsi la manière, constatée d’un point de vue théorique, pratique et artistique, de recoder les conflits politiques en termes de destin de civilisation. Cela prend des formes diverses : la transformation des conflits politiques en lutte entre le bien et le mal ; la vision de la société contemporaine comme s’il existait une menace jetée sur la tradition de la transmission humaine par le règne de l’individualisme et la perte du lien social, etc. Sur le plan de l’art, cela se manifeste sous un double aspect : il y a l’aspect consensuel de l’art restaurant les liens sociaux ou redonnant à l’homme une « place dans le monde » ; et il y a, à l’inverse, le dissensus exacerbé, devenu l’affrontement de la catastrophe immémoriale. Je pense à Lyotard avec sa théorie du sublime, qui a transformé la pensée moderniste de l’avant-garde en témoignage de la dette infinie de la créature à l’égard de l’Autre et à tous ces discours qui vouent l’art à la méditation interminable sur le grand crime totalitaire. On met alors la déchirure sublime et le grand drame de civilisation à la place du conflit politique et de l’expérimentation artistique.
JR : Pour finir, un mot, peut-être, sur vos recherches en cours, sur ce qui vous intéresse, ou vous interpelle en ce moment.
Jacques Rancière Je travaille actuellement sur ce que j’appelle le régime esthétique de l’art. C’est pour moi un moyen de casser le concept de modernité, donc de penser autrement ce qui définit proprement une rupture par rapport à la logique représentative classique, ce qui implique de penser en même temps comment se redéfinissent les rapports entre le domaine de l’art et d’autres domaines, notamment la politique. Je travaille en ce moment à une histoire du régime esthétique de l’art, mais une histoire un peu atypique : j’essaie de faire, pour les manifestations multiformes de ce régime, un peu ce qu’a fait Erich Auerbach dans Mimesis à propos de la transformation du rapport de la littérature à la réalité depuis Homère jusqu’à Virginia Woolf. Il s’agirait pour moi de penser la rupture d’une économie du représentatif, du figurable. La difficulté particulière de mon projet est d’essayer de penser cette rupture non au sein d’un seul art, mais de toute une série d’arts et de discours sur l’art, aussi bien à travers une peinture, une chorégraphie, qu’un discours critique ou philosophique.
Né à Alger en 1940, Jacques Rancière a fait ses études à Paris, à l’Ecole Normale Supérieure, où il a participé avec Louis Althusser à l’écriture du livre Lire le capital. Entre 1975 et 1981, il a animé la revue Les Révoltes Logiques. Il a enseigné de 1968 à 2000 dans le département de philosophie de l’Université de Paris-viii, où il est aujourd’hui professeur émérite en esthétique et politique. Il est également professeur invité dans plusieurs universités américaines et collabore avec diverses institutions artistiques en France et à l’étranger. Il a publié une vingtaine de livres, consacrés notamment à la politique (La mésentente, 1995 ; Aux bords du politique, 1998 ; La haine de la démocratie , 2005) , à l’esthétique (Le partage du sensible, 2000 ; Le destin des images , 2003 ; Malaise dans l’esthétique, 2004), au cinéma (La fable cinématographique, 2001) ou à la littérature (Mallarmé. La politique de la sirène, 1996 ; La parole muette, 1998 ; Politique de la littérature, sous presse). Les éditions Horlieu ont récemment publié un livre consacré à son travail, La philosophie déplacée. Autour de Jacques Rancière.