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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Invisibilité sociale, l’humanité sans qualité.

Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, 2006.

Cet ouvrage a également fait l’objet d’un compte-rendu croisé publié dans la rubrique Confluence.

« [Il] savait qu’il n’occupait pas une place suffisamment importante pour être un souffre-douleur. Il faisait partie du bataillon des invisibles ».

Kate Atkinson, C’est pas la fin du monde, Paris, 2002.

Un million de personnes habitant dans des taudis en France aujourd’hui, 40 000 nouveaux cas de maladies professionnelles par an, entre 200 000 et 400 000 personnes expulsables sur le territoire français, 2,5 millions de femmes à domicile, 400 000 gens du voyage, 15 ou 20 000 prostituées, 3 millions de personnes touchées par les opérations de rénovation urbaine, 1,2 million de Rmistes, 27 000 enseignant-chercheurs non-titulaires, 800 000 stagiaires, 1,5 million de ménages surendettés, 600 000 personnes âgées… Les statistiques ne manquent pas dans l’ouvrage dirigé par Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard pour rendre compte des personnes oubliées, négligées car peu ou mal prises en compte par la puissance publique. En effet, rien de réellement novateur dans l’énoncé des catégories « d’invisibles » mais l’attrait et l’originalité ― indéniables ― de cet ouvrage résident d’abord et surtout dans l’analyse qui conduit à relier le sort de ces populations très hétérogènes pour en souligner le trait commun : des individus se situant dans l’incapacité d’être reconnus en tant que membres d’un groupe, éléments du monde social. A priori, on serait tenté de discuter les catégories retenues dans la première partie de l’ouvrage : si certaines sont déjà largement étudiées et documentées par les recherches en sciences sociales, d’autres pourraient utilement y être ajoutées (les déménagés, les femmes enceintes [1], les isolés,…). Mais, en réalité, l’objectif premier du travail des auteurs n’est pas d’établir une énumération exhaustive, du reste difficilement réalisable, des personnes en situation d’invisibilité sociale. Il s’agit ici moins de faire apparaître de nouvelles catégories d’analyse pour les sciences sociales que de souligner un déficit d’intervention publique en matière de suivi et en amont de catégorisation des populations en situations difficiles, bref, de « repenser la question des usages sociaux des dispositifs d’action publique et des institutions » (p. 15).invisibilite-sociale-lrsquohumanite-sans-qualite-1

[2]. Selon lui, les orientations récentes de la discipline se partagent en deux catégories majeures. D’une part les thématiques répondant à une forte demande sociale (sociologie du travail, délinquance, immigration…), et de l’autre des groupes émergents qui « défrichent des terrains vierges » (p. 463) comme sur les rapports de genre, les relations interethniques… Les thèmes les moins traités demeurent ceux de l’analyse des classes sociales et de la stratification sociale. Une évolution qu’il attribue à la dévalorisation du terme de « classe » dans le langage savant et aussi à l’affaiblissement de ce concept d’analyse. La science serait donc partie prenante de la production du phénomène d’invisibilité sociale. Les auteurs dénoncent une sociologie, selon eux, prisonnière de catégories d’analyse trop rigides et appauvries. « Des « objets durcis » selon l’expression d’Alain Desrosière reprise par C. Auscure et L. Néro (p. 490). Pour autant, moins qu’une remise en cause, il s’agit d’enrichir les catégories sociologiques classiques, de les réinterroger davantage au regard de l’hétérogénéité des situations, de la diversité et de la pluralité des trajectoires sociales actuelles.

Cependant les raisons de l’invisibilité semblent plus complexes. Prenant acte de cette diversité croissante, certains tels Henri Rey évoquent « la fragmentation des identités collectives » (p. 549). La frontière insider-outsider hier encore réduite à une ligne de fracture très nette s’est transformée en une vaste zone grise où coexistent des statuts multiples ; autant d’obstacles à la solidarité et au maintien d’un sentiment d’appartenance et donc de visibilité sociale.

Les auteurs proposent d’appréhender les raisons de l’invisibilité sur trois niveaux : le premier concerne les « outils et mesures ». Ils y soulignent l’inadéquation des outils dont disposent les chercheurs pour étudier les populations les plus difficiles à saisir dans leur banalité. Ce sont aussi les évolutions disciplinaires qui sont mises en cause avec, selon S. Beaud, une forme de réduction des objets traités au détriment de la sociologie, qui se laisse dessaisir de l’économie comme de l’aspect politique. Danièle Lochak, dans son article traitant de l’invisibilité au niveau juridique, explique l’ambivalence (valable pour d’autres disciplines) d’une dialectique où existent « une invisibilité dans le droit et une invisibilité […] par le droit » (p. 499). Ainsi, par son refus de reconnaître les inégalités sources d’invisibilité, le législateur non seulement ne donne pas les outils pour les combattre mais, de facto, il les conforte.

Le second niveau d’analyse, « fausses représentations et imaginaires biaisés » permet de souligner la place du discours dans le phénomène de l’invisibilité. Pour Xavier de La Porte, les médias se situent au cœur de l’invisibilité par leur pratique privilégiant davantage les statuts (le visible sur un mode spectaculaire, les « bobos » par exemple) que les catégories fondées sur un critère chiffré, ici les revenus (les « travailleurs pauvres »). Didier Lapeyronnie quant à lui argumente dans le sens d’une dénégation du social dans l’explication des phénomènes actuels. Il évoque à ce propos un discours qui relèverait de la « naturalisation » (R. Barthes) des situations sociales et qui occulterait de fait leur genèse sociale autrement dit « la volonté, plus ou moins affirmée ou revendiquée, de ne pas accepter d’explication sociale » (p. 523). Jean Ruhlmann propose, et cela va bien dans le sens de l’ouvrage, de critiquer le caractère « surplombant » de la catégorie d’analyse vaste et floue des classes moyennes. Elles ne bénéficieraient pas, et c’est le propre des invisibles, d’un « noyau d’identification » qui permettrait de les saisir sur un plan politique, symbolique et scientifique. Plus de vingt années après le « deux Français sur trois » de Giscard d’Estaing, le concept de « classe moyenne » resterait toujours aussi efficace pour annihiler tout sentiment de classes sociales.

C’est autour de la question de l’individualisme propre à la société libérale que se structure le dernier niveau d’analyse proposé, « question sociale, gestion sociale ». Partant du constat que les inégalités s’accroissent au sein des groupes sociaux, les auteurs argumentent dans le sens d’une hétérogénisation du groupe des précaires (peut-être ici un peu trop rapidement assimilés aux invisibles ?). Cette dispersion qui tend parfois à l’isolement (Laurent Ott et Dominique Labbé) conduit à une mise en cause (sous-jacente) du fonctionnement du système politique, notamment en matière d’aide sociale. Les auteurs, en soulignant les incohérences et les effets pervers des mesures récentes en matière d’aide sociale ou d’encadrement des populations défavorisées, démontrent l’importance pour les décideurs d’avoir recours à des experts, universitaires ou non, dans l’aide à la décision. Ainsi, Nicole Maestracci dénonce les positions souvent délicates et contradictoires dans lesquelles les injonctions gouvernementales placent les travailleurs sociaux. Elle souligne que « le travail social peut ainsi apparaître comme le lieu de la gestion impossible des contradictions politiques publiques » (p. 616). Une argumentation qui s’achève sur un article de François Sicot particulièrement convaincant et qui résume bien la tendance dénoncée tout au long de l’ouvrage portant sur « la psychologisation rampante de la société » et sur la responsabilité individuelle comme trébuchet social.

Conclusion : en trompe-l’œil.

Ni obligatoirement pauvres, ni véritablement exclus, ni forcément opprimés « Les invisibles ne sont donc pas les nouveaux prolétaires » (p. 11).

Plutôt qu’une classe sociale, ils apparaissent ici comme une somme d’individus voire d’individualités. Dans un pays qui, hier, fonctionnait sur la base d’appartenance à des groupes, des communautés, mettant en avant des valeurs d’entraide et de solidarité, nous sommes passés à une situation d’émulation et de mise en concurrence des individus. L’holisme durkheimien s’efface devant l’individualisme contemporain. Dans son Désenchantement du monde, Marcel Gauchet suggère « un épuisement du règne de l’invisible ». Du desserrement de ces invisibles contraintes que constituaient les champs du sacré, serait née l’émancipation individuelle moderne rendant les hommes ― consciemment ― responsables et auteurs de leur destin. Nous sommes passés du règne de l’invisible contraignant, le sacré, à la société de l’invisible excluant, les oubliés. Ces hommes et ces femmes seraient invisibles parce que se trouvant au mauvais endroit, au mauvais moment, dans une mauvaise situation. Autant d’éléments relevant, pour beaucoup, d’une responsabilité individuelle. Cette interprétation, les auteurs de l’ouvrage la récusent.

Si ceux-ci se proposent de répondre et d’analyser une situation qu’ils qualifient d’urgence sociale, on peut également s’interroger sur les enseignements que nous apporteraient une rétrospective du concept d’invisibilité. En effet celui-ci est historiquement présent des deux côtés du spectre du pouvoir et de la reconnaissance. Les personnes décrites dans la France invisible ne mettent en avant ni des situations ni des mécanismes nouveaux ; en revanche ce qui est novateur c’est le traitement réservé à ceux qui ne se montrent pas, ou plus exactement à ceux qui n’ont pas les moyens de se faire entendre. Le Becoming Visible des féministes anglo-saxonnes n’exprimait pas autre-chose. Au final les auteurs n’évoquent que très allusivement les invisibles qui souhaitent l’être et le rester (C. Auscure et L. Néro) dans la discrétion de leur entre-soi souvent aisé [3]. La France invisible analysée dans l’ouvrage est plutôt une France inaudible. Par ailleurs, on aurait aimé ― en dépit du titre de l’ouvrage ― que les auteurs proposent quelques pistes de réflexion dans une perspective internationale et notamment européenne tant il est avéré que cette question de l’invisibilité n’est pas, dans son existence, une exception française.

Le travail de S. Beaud et alii, engagé, novateur et un brin polémique, assume aussi bien sa fonction civique que scientifique. Pour les auteurs, l’ambition est d’impulser un nouvel élan aux recherches en sciences sociales en encourageant tant l’ouverture que l’éclectisme des moyens de communication, de diffusion et de collaboration. Car, au-delà des hésitations intrinsèques à chaque discipline à dépasser des noyaux durs de recherche, c’est une posture qui est promue ici, celle non seulement de la transdisciplinarité mais aussi de la démocratisation des savoirs et de la recherche définie comme un bien public relevant du domaine de la res publica.

Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, Paris, Éd. La Découvert, 2006.

Résumé

« [Il] savait qu’il n’occupait pas une place suffisamment importante pour être un souffre-douleur. Il faisait partie du bataillon des invisibles ». Kate Atkinson, C’est pas la fin du monde, Paris, 2002.Un million de personnes habitant dans des taudis en France aujourd’hui, 40 000 nouveaux cas de maladies professionnelles par an, entre 200 000 et ...

Bibliographie

Notes

[1] Celles-ci font l’objet d’études particulièrement riches en géographie et sociologie dans les pays anglo-saxons. Se référer notamment aux travaux de Robyn Longhurst (2000-2005).

[2] Max Weber, Wissenschaft als Beruf, traduit et cité par Isabelle Kalinowski, La science, profession et vocation, Agone, Marseille, 2005, p. 53.

[3] Les Ghettos du gotha de Michel Pinçon et Monique Pinson-Charlot, Éd. du Seuil, 2007.

Auteurs

Solène Gaudin

Agrégée de géographie, doctorante à l’Université Rennes 2, au laboratoire Reso (Rennes Espaces et Sociétés) et Ater à l’Université Rennes 1. Elle travaille actuellement dans le cadre de sa thèse sur les politiques de rénovation urbaine et leurs conséquences sociales. Ses recherches portent particulièrement sur la recomposition des systèmes de lieux des ménages et les effets sur les pratiques spatiales d’un changement résidentiel contraint. Article à paraître : « Murs après murs : Les jeunes face aux politiques de rénovation urbaine ― L’exemple de la démolition dans les quartiers d’habitat populaire », Revue Sociétés et jeunesses en difficulté, n°3, Espace et résidentialisation, 2008.

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Sérendipité.

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