Entreprendre la rédaction d’une biographie correspond rarement à un geste innocent. Quelle confiance accorde-t-on à la postérité, dans ce cas ? Ériger un monument à quelqu’un passe évidemment pour une volonté de faire connaître une œuvre. Mais le public passe-t-il vraiment de la biographie à l’œuvre ? Le fondement de ce geste n’est donc pas seulement scientifique. Le biographe ne peut se dispenser de se demander comment il enterre (intellectuellement) un personnage, avant que l’oubli ne fasse son œuvre. C’est d’ailleurs une leçon que chacun peut tirer de ses propres lectures. Mais simultanément, il ne faut pas être dupe : la possibilité de lire telle ou telle œuvre, actuellement, renvoie effectivement aussi au travail de tous ceux qui ont eu le talent de rédiger des biographies intellectuelles, de raconter telle ou telle anecdote, ou d’obtenir le consentement d’untel pour qu’il raconte ce qu’il sait. C’est donc comme si nous voyions, sous nos yeux, basculer les limites du racontable (ou non). Tournis aussi de noms connus et de révélations.
Mais les sciences sociales (psychanalyse, sociologie, histoire, au tout premier plan) ont-elles changé ces données ? Telle est la question que nous pose, malgré lui sans doute, cet ouvrage, dont aucune version n’était encore disponible en langue française.
Premier biographe du philosophe GFW. Hegel (1770-1831), dont il fut l’élève et l’ami lointain, Karl Rosenkranz, dans cette Vie de Hegel (1844), nous propose à la fois le premier témoignage explicite et formalisé portant sur la vie privée et publique du philosophe (à propos de laquelle les informations parfois lacunaires ont été complétées largement et corrigées depuis par d’autres biographes : Horst Althaus, Kuno Fischer, Wilhelm Dilthey, Jacques d’Hondt, etc., mais aussi à d’autres égards Franz Rosenzweig) et une interprétation de ce en quoi doit consister une biographie.
De la vie de Hegel, ne disons rien. Le lecteur se reportera aisément à cet ouvrage, dont se servent depuis longtemps tous les commentateurs français parlant allemand, nous transmettant au fil des années, avant que paraisse cette traduction bien tardive, les renseignements désormais disponibles à peu près partout.
Une biographie, en revanche, qu’est-ce à dire ? Un exposé informé des avatars de la vie privée et publique d’un personnage, une analyse des rapports entre la vie de l’auteur et son œuvre, une apologétique (surtout en temps de critique féroce du maître, après son décès), une transmission de documents de première main (puisés dans les cahiers laissés à l’abandon), un parcours d’époque, voire une histoire d’un moment spécifique de la culture ? Ou peut-être tout cela à la fois ! Rosenkranz, en tout cas, n’évite pas ces questions. L’ouvrage est tissé de tous ces éléments, et surtout de ces fameux documents auxquels il est le premier à accéder, dont il recopie la teneur dans son ouvrage et qui disparaîtront ensuite. C’est par conséquent grâce à lui, et à sa conception intellectuelle de la biographie, que nous devons de pouvoir lire de nos jours des documents maintenant perdus (à lui transmis par la famille qui a fait le choix de le nommer « biographe »). Le biographe aurait-il donc une fonction d’archéologue ?
Il est cependant d’autres questions que se pose Rosenkranz et qui tiennent cette fois au concept même de biographie. L’auteur est persuadé que la vie de Hegel peut se résumer d’un seul tenant et peut nous mettre sous les yeux une « belle » totalité. Pas de scission ni de rupture dans cette existence, mais un développement graduel, un continuel progrès de l’homme dans son intégralité. Or, s’agissant de Hegel, la question est d’autant plus décisive que nous avons pris l’habitude de morceler sa vie et son œuvre, en France en particulier, en fonction des lectures de nos propres philosophes : Alexandre Kojève qui réduit Hegel à la seule Phénoménologie de l’Esprit, Jean Hyppolite qui cherche la structure de l’œuvre, etc. Cette question est encore plus redoutable au regard du penseur de la contradiction. Enfin, elle est délicate à aborder surtout du fait de l’ambiance confuse dans laquelle nous pensons désormais et qui tend à la défiance envers tout système téléologique tenu d’emblée pour « totalitaire ». A dire vrai, qu’il le veuille ou non, Rosenkranz ne peut s’empêcher de travailler au moins sur des séquences (« stratégiques », diraient les bio-sociologues actuels, en ce qu’elles rythment une existence à partir des trajectoires conceptuelles, urbaines, et sociales) : Stuttgart, Tübingen, Iéna (Jena), Bamberg, Nuremberg (Nürnberg), Heidelberg, Berlin. Autrement dit un rythme quasi-biologique : Lehrjahre, Wanderjahre, Meistjahre (« années d’apprentissage », écririons-nous volontiers en pastichant Goethe, années d’ascension et années de maturité ou de magistère).
Bien évidemment, la biographie n’est pas sans conséquences sur l’idée transmise du personnage. Comment transformer un individu dont la vie en fin de compte est si peu héroïque, dont « l’existence est de la plus haute simplicité », mais du moins auteur d’une pensée qui dès cette époque est réputée dans le monde pensant, en un personnage historique, ou plutôt une individualité ? Faire de sa vie la concrétisation de sa pensée, tel est le fil conducteur suivi par Rosenkranz. « L’histoire d’un philosophe est l’histoire de sa pensée », voilà ce qu’il convient de conclure. La formation du système de pensée recouvre l’existence, sans faille. Presque un roman ! Ce à quoi nous ne croyons plus, nous qui travaillons après « l’ère du soupçon » et qui avons dénoué les paradoxes d’une formation conçue systématiquement de manière téléologique. En somme, d’entrée de jeu, selon Rosenkranz, il importe d’affirmer la nécessité d’une évolution, dans laquelle le travail ne fera rien d’autre que de confirmer les germes déjà présent dans une enfance dont témoignent quelques parents. Dès l’enfance, dit-on en effet, lisant Tite-Live, Hegel élabore cette pensée précocement réfléchie qui lui permettra de poser ensuite le concept d’histoire. En attendant, chacun participe au jeu : Rosenkranz en tout cas, n’est pas le dernier, lui qui ramène sans cesse la vie de Hegel au concept d’histoire. Hegel est le héros de sa propre histoire, pour ne pas dire qu’il est le vrai héros de ce moment de l’histoire (précédent l’époque du Vormärz [1]). Il est « classique » donc, dès 1844, et Rosenkranz se fait fort d’abattre ceux pour qui Hegel « est un bousilleur inculte et grossier » (en l’occurrence, le second biographe de Hegel, Rudolf Haym).
C’est une façon de rappeler, aussi, que Hegel lui-même n’est pas sans avoir théorisé le geste biographique. Il a énoncé son concept de biographie tenant pour subordonnés les détails spéciaux, les subtilités microscopiques. Il affirme en effet : « L’intérêt de la biographie paraît être en opposition directe avec un but universel, mais elle-même a comme arrière-plan le monde historique dans lequel l’individu est impliqué » (cité dans la Vie de Hegel, « Préface »). Et, en effet, faut-il tomber dans la chronique ou le journalisme ? Diogène Laërce (3e siècle après JC), en son temps, comme le rappelle Rosenkranz, avait largement fourni le grenier philosophique de toutes les historiettes et déclarations relatées autour de lui et fait souvent tomber son lecteur dans la distraction, les anecdotes et la curiosité. Certes, il y a toujours quelque chose de l’enquêteur chez le biographe, il fouille, cherche, découvre, combine, et met ainsi en forme tout ce qu’accomplit un homme « grand et bon ». Mais, exaltation, énergie spirituelle puisée dans les manuscrits dépouillés, dévotion au maître, tels sont plutôt les ingrédients de la profession.
En un mot maintenant, il faut dire combien cet ouvrage est précieux (tout autant qu’il est bien conçu, sous la forme de cette édition commentée). Pour de nombreuses raisons : pour la connaissance de la vie de Hegel : un peu (moins que les biographies plus récentes, mais de première main) ; pour la connaissance de l’émergence de l’idée classique de biographie : beaucoup (avec ce concept classique de linéarité, de téléologie) ; pour la connaissance des sectateurs de Hegel (et des querelles intestines des post-hégéliens) ; et pour de nombreuses autres raisons dont celles qui concernent les descriptions d’époque : l’éducation reçue sous le coup de l’idéologie des Lumières (les études de Hegel), mais aussi les mœurs intellectuelles de Hegel (recopier les textes sur des cahiers de note), ou les anecdotes célèbres (l’arbre de la liberté planté près du Stift de Tübingen), et les relations avec les étudiants, etc.
Cela étant, par-dessus tout, on ne peut lire cet ouvrage qu’en songeant à la fois aux autres biographies de Hegel et aux apports à la théorie de la biographie, de nos jours, en provenance des sciences sociales.
Karl Rosenkranz, Vie de Hegel et Apologie de Hegel contre le docteur Haym [Georg Wilhelm Friedrich Hegels Leben, 1844 et Apologie Hegels gegen Hern Dr. Haym, 1858], traduit de l’allemand et annoté par Pierre Osmo, Paris, Gallimard, 2004. 736 pages. 37 euros.