Un ouvrage muséal.
Né en 1936, Georges Perec est une figure emblématique de la littérature francophone. Son œuvre multiforme se déploie à l’interface de la contrainte et du jeu ; des mathématiques et de la langue. À cet égard, Lieux est peut-être son projet le plus ambitieux. Trop ambitieux sans doute, car à la mort de l’écrivain en 1982 il reste inachevé.
Pour l’introduire, j’emprunte à Perec ses mots, tels que couchés sur une lettre du 7 juillet 1969 à destination de son ami Maurice Nadeau et retranscrits sur la quatrième de couverture de l’ouvrage Lieux [1] :
« J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris “ce que je vois” [2] de la manière la plus neutre possible […] ; une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc. Chaque texte […] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans […]. J’ai commencé en janvier 1969 ; j’aurai fini en décembre 1980 ! j’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées ».
Bien que n’ayant pas une « idée très claire du résultat », ni de la manière dont les textes pourraient être mobilisés, Perec entend montrer un triple vieillissement : des lieux, de son écriture et de ses souvenirs. En dépit de son ardeur initiale, l’écrivain ne passera finalement que sept années (et non douze), entre 1969 et 1975 [3], à l’écriture des Lieux, laissant derrière lui 133 enveloppes à la contenance inégale : des textes aux formes (manuscrit, tapuscrit, à l’encre, au feutre, coloré) et aux supports variés (pages de carnets, feuilles volantes, fiches cartonnées) ainsi qu’une multitude de documents iconographiques et discursifs.
Le livre éponyme, paru aux Éditions du Seuil quarante ans plus tard, assemble, ordonne et commente les pièces de ce nébuleux puzzle. Fondé sur un travail archivistique aussi conséquent que minutieux, il n’est donc pas une œuvre du seul Georges Perec mais un ouvrage collectif. L’écrivain en partage la paternité – officielle [4] – avec trois de ses commentateurs.
- Sylvia Richardson, spécialiste de statistique médicale à l’université de Cambridge, n’est autre que la petite-cousine, filleule et ayant-droit de l’écrivain. De seulement quatorze ans sa cadette, elle a notamment collaboré avec lui à l’élaboration d’un pastiche scientifique (Perec et Richardson 1991[1980]).
- Claude Burgelin, professeur de littérature contemporaine à l’université Lyon 2, a préfacé les deux romans perecquiens retrouvés : Le Condottiere et L’attentat de Sarajevo. En outre, il a contribué à l’édition des Œuvres de Georges Perec dans la Bibliothèque de la Pléiade.
- Jean-Luc Joly, professeur de lettres en classes préparatoires, préside l’Association Georges Perec. Il a dirigé plusieurs volumes des Cahiers Georges Perec et est commissaire associé de l’exposition Perec prévue à la Bibliothèque nationale de France, en 2024. Lui aussi a accompagné l’édition des Œuvres dans la Pléiade.
Leur collaboration donne naissance à un ensemble composite : des fragments de réel et de souvenir, transcrits par des matériaux divers, assemblés dans une temporalité distendue – plus de cinquante ans se sont écoulés entre le début du projet et la parution du livre – et présentés dans un double format : papier et numérique.
Ainsi, Lieux est plus qu’une œuvre littéraire, c’est un dispositif muséal qui expose conjointement le sujet (le projet initial) et le méta-sujet (son commentaire). L’objectif poursuivi ici n’est donc pas d’ajouter un niveau supplémentaire à une exégèse déjà touffue – l’ouvrage propose un liminaire (Olender 2022), un avant-propos (Richardson 2022), une préface (Burgelin 2022) une introduction (Joly 2022) mais aussi une multitude de notes de bas de page et, dans sa version numérique, de nombreux documents annexes – mais de prolonger la réflexion entamée par Perec pour l’ancrer dans le champ géographique.
La description du monde – soit la – géo – graphie – est une quête scientifique millénaire et l’œuvre de Perec y contribue indubitablement. Sans nécessairement réclamer le titre de géographe, l’écrivain a tenté d’appréhender le monde en inventoriant les temps et les espaces qui faisaient son quotidien. Cette entreprise, notamment manifeste dans Espèces d’espaces (2000[1974]), Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien (2020[1975]) ou encore dans ses travaux dédiés à la description de l’infra-ordinaire (1989), a d’ores et déjà fait l’objet d’un questionnement épistémologique fin (Lussault 2013[2003]). Pour autant, l’édition des Lieux apporte un éclairage neuf sur la géo-littérature perecquienne. On y lit la construction méticuleuse d’un protocole de recherche, puis sa dissolution progressive dans le cours de la vie.
Dans cette recension, je me propose de montrer en quoi la méthode utilisée par Georges Perec pour capter le réel – que l’on pourrait nommer « épuisement des lieux par inventaire de l’infra-ordinaire » – se révèle un outil extrêmement riche pour les enquêtes de terrain, a fortiori sensibles. Dans cette perspective, je m’appesantirai bien davantage sur les Lieux « réels » que sur les « souvenirs ».
Protocole/libertés.
Lieux est un projet résolument oulipien : un jeu littéraire aux règles mathématiques. Après une première année placée sous le signe de l’arbitraire, Perec s’impose un calendrier d’écriture régi par deux carrés latins orthogonaux de sorte qu’au terme de l’expérience :
- chaque lieu est décrit à chacun des mois en « réels » et en « souvenirs »;
- un lieu n’est jamais décrit en « réels » et en « souvenirs » au cours du même mois ;
- les couples de lieux évoqués en « réels » et en « souvenirs » varient chaque mois.
En dehors de cette rigueur calendaire (qui sera en fin de compte toute relative [5]), les contraintes d’écriture sont minimes. Sur le terrain, Perec se livre à ce que Pétonnet (1982) qualifiera par la suite « d’observation flottante » : une forme de flânerie attentive par laquelle il se laisse imprégner par son environnement sans que son attention ne soit dirigée a priori vers un élément particulier. Perec encourage ainsi une forme d’aléatoire prévu : en ne cherchant rien de précis, il s’ouvre pleinement à la sérendipité de son expérience (Lévy 2011). L’inclination de l’écrivain pour les inventaires et les énumérations (mobilier et immobilier ; vivant et inerte ; nombres et mots ; couleurs et formes) apparaît alors comme une émanation logique de cette posture scientifique.
En outre, son observation flottante est combinée à une tactique de reconduction (Tixier 2015), c’est-à-dire qu’elle se fonde sur la répétition « un peu systématique » des séquences d’observation (Perec 2000[1974], 100). Ainsi, l’écrivain relève et répertorie chacun des éléments constitutifs de ses lieux – jusqu’à les épuiser entièrement. Comme Claude Monet un siècle auparavant [6], Perec utilise le principe de série pour révéler la complexité d’un motif spatial en le modulant au gré des variations de son contexte temporel. Ses méthodes, telles que le carottage spatiotemporel ou l’emprunt de formules mathématiques, n’ont donc pas vocation à complexifier la réalité mais, au contraire, à la déchiffrer.
En outre, chez Perec comme chez Monet, les séries sont aussi des séquences. Ainsi, les « lieux » ne sont pas que des espaces : ce sont des espaces-temps.
Temps/espaces.
En renseignant les temporalités plurielles des lieux (celle de l’observation, celle de la notation et celle de la mise au propre), Perec revendique le caractère évolutif de l’espace et, par là même, la nécessité d’ajouter une seconde dimension – le temps – à notre entreprise de description millénaire.
De manière contre-intuitive, le projet Lieux a donc moins vocation à décrire des espaces qu’à être la « mesure du temps qui s’écoule », mois par mois, sur une période de douze ans (Burgelin 2022, 13). Cette fenêtre temporelle, dégagée à partir de la construction sociale qu’est le calendrier grégorien, permet tout à la fois une faisabilité théorique et la possibilité d’appréhender le vieillissement des lieux. Autrement dit : elle n’est ni trop large, ni trop étroite. Du reste, elle s’ouvre même au-delà du cadre de ce projet puisqu’elle doit permettre la réalisation d’« un vaste ensemble autobiographique, s’articulant autour de 4 livres » – dont seul W ou le souvenir d’enfance (1975) sera finalement achevé et publié (ibid., 11)
Cependant, malgré l’intérêt revendiqué de Perec pour le temps, on peut reprocher aux Lieux (le projet et, dans une moindre mesure, l’ouvrage) une absence de diversité dans les échelles explorées. En effet, la réflexion se cantonne aux mois et aux années sans porter attention aux granularités plus fines : les semaines, les jours, ou les heures. Ces dernières sont, certes renseignées, mais jamais commentées et seul un Lieu, le 124, fait état d’un minutage précis : 11 h 19 [7]. Dans l’absolu, c’est un choix défendable – par analogie, nul ne serait surpris d’une carte détaillant les dynamiques intercontinentales sans porter attention aux nuances intrarégionales – mais il ne semble pas correspondre à la volonté de décorticage affichée dans l’œuvre et, surtout, il ne permet pas de rendre compte de la multiplicité des rythmes (circadiens, sociaux, sociétaux) qui régissent chacun des lieux.
Par ailleurs, l’objectif d’un arpentage temporel homogène est finalement manqué. En matière de mois, on note une nette prévalence du mois de décembre : onze occurrences, dont sept pour la seule année 1974, contre trois à sept pour les autres mois (coefficient de dispersion de 40 %). Idem pour les jours : une surreprésentation du mardi avec seize occurrences contre cinq à neuf occurrences pour les autres jours (coefficient de dispersion de 35 %). Et le déséquilibre est encore plus marqué pour les heures : exception faite du Lieu 11 et du Lieu 138 – le dernier –, la totalité des « réels » correspondent à des observations réalisées entre 6 h et 22 h, dont une écrasante majorité (86 %) entre 10 h et 20 h (coefficient de dispersion de 95 %).
Cette enquête statistique (détaillée en annexe, dans le tableau 2) va dans le sens de la remarque précédemment formulée : les heures sont une tache aveugle de ce projet et, plus largement, de la géographie. En ne prêtant pas attention aux heures, on finit par se référer inlassablement aux mêmes temporalités et l’on oublie que le monde continue de tourner aux heures non-travaillées – le plus souvent intimes ou dormies [8]. Toutefois, Perec évite de rendre une copie totalement blanche sur le sujet. Le Lieu 11 correspond à une observation répartie sur douze heures et deux jours, du mercredi 18 juin 1969, 19 h, au jeudi 19 juin, 6 h 15. Il s’agit du « réel » le plus long mais aussi très certainement du plus intéressant. En seulement quelques heures, on y lit nettement « le temps qui s’écoule » et les changements de rythmes qui en découlent.
Paradoxalement, les temporalités mettent aussi en lumière les limites du protocole de Perec ou, plutôt, les limites de Perec vis-à-vis de son protocole. Au fil du projet, l’écrivain dérive : il délaisse ses Lieux pendant plusieurs mois puis profite d’un moment d’accalmie dans son emploi du temps pour combler ses retards. Mais ses écarts vont croissant si bien que les Lieux se concentrent : ils sont parfois réalisés à une journée d’intervalle (Lieux 78 et 80), voire le même jour (Lieux 102, 106 et 112). Ainsi, en 1974, l’essentiel des « réels » a été rédigé en une poignée de journées réparties entre novembre et décembre tandis que trois observations sont datées de l’année passée (Lieux 99, 100 et 104). Lassé de son protocole par trop répétitif, Perec doute du sens de son projet. Il dit « sa hantise de ne pas noter assez, ou trop, ou mal » (Tixier 2015, 102). Pourtant, c’est la morne constance de l’expérience qui est garante de sa scientificité et permet la réplicabilité dans d’autres contextes spatio-temporels. Toute la force du protocole perecquien réside dans la combinaison entre un protocole strict et des observations « flottantes » (Pétonnet 1982).
En combinant la lecture spatiale à la lecture temporelle, Perec dote son projet d’une troisième dimension : l’intime. En effet, chaque espace-temps est étudié au prisme de sa propre personne. Réciproquement, Lieux permet une plongée dans l’emploi du temps de l’écrivain : dans ses habitudes et ses circuits de mobilité mais aussi dans ses moments de doute ou de joie.
Infra-ordinaire/introspection.
Les Lieux permettent une incursion dans le quotidien de l’écrivain ; de parcourir ses places extérieures autant que son for intérieur. Pour commencer, ce projet est né de la rupture entre Georges Perec et Suzanne Lipinska, en 1969 – de l’aveu de l’écrivain (Lieu 41), le choix de l’Île Saint-Louis est directement lié à ce souvenir. De manière plus générale, les lieux donnent le change à sa personne : ils racontent la vie de Perec en même temps que Perec les raconte. Cela ne surprend guère car l’auteur revendique la dimension autobiographique de son œuvre. Un temps, elle a d’ailleurs pris le titre Soli Loci, en référence à Locus Solus (1914) de Raymond Roussel (Burgelin 2022, 11) mais aussi en évocation homophonique du soliloque, une forme d’entretien avec soi-même.
L’engagement de Perec dans le projet Lieux est d’ailleurs annonciateur de sa seconde psychanalyse, menée entre 1971 et 1975 aux côtés de Jean-Bertrand Pontalis – bien que celle-ci ne soit mentionnée dans aucun des Lieux, « réels » comme « souvenirs » (ibid., 18). L’entreprise de l’écrivain part du constat qu’on ne sait ni voir ni (se) percevoir. En épuisant son espace-temps, Perec se dépouille peu à peu. Il apprend à s’observer, à se décrire et à se connaître, devenant lui-même l’un des sujets infra-ordinaires qu’il s’efforce d’examiner sous autant de coutures que possible. Qu’il s’agisse du monde ou de ses pensées les plus enfouies, la méthode d’investigation est la même : « il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne » (Perec 2000[1974], 100).
Cette volonté d’analyse multicritère et réflexive fait de Perec l’un des précurseurs des approches dites « sensibles » qui infusent le champ de la géographie à partir des années 1970 (Ocquidant 2020). Comme Perec elles portent une attention particulière aux informations sensorielles non visuelles, aux phénomènes de récurrences et de variations ainsi qu’au temps qui passe et aux rythmes (Thibaud et al. 1998). À cet égard, le récit textuel proposé par Perec a plusieurs qualités. D’une part, il est auto-suffisant : c’est-à-dire qu’il ne nécessite pas (ou peu) d’éléments annexes pour être interprété. D’autre part, il permet de rassembler en une même unité des informations issues de l’ensemble des sens ainsi que des ressentis ou des pensées connexes à l’observation. Par ailleurs, Perec renforce la sensibilité de ses textes en les accompagnant de souvenirs physiques tels que des tickets de métro, des tickets de caisse, des emballages de sucre, des billets de cinéma ou encore des négatifs photographiques (Perec 2000[1974], 100). Lieux met un point d’honneur à offrir au lecteur les témoignages de ces présents révolus. Reproduits en couleur et essaimés, ils donnent une consistance aux lieux auxquels ils se rattachent.
Plus largement, la méthode perecquienne subsiste loin après son créateur. Outre leur utilisation dans le champ des ambiances (Chelkoff et Thibaud 1992), les travaux de Perec sont évidemment mobilisés dans les réflexions sur le spatial (Lussault 2007), les rythmes (Gwiazdzinski 2005) ou encore la marche (Lavadinho 2011 ; Kanellopoulou 2015 ; Lanoix 2017). À mon sens, on peut aussi considérer l’écrivain comme l’un des pères de la contre-cartographie. En effet, il fut l’un des premiers à interroger les conventions de description spatiale et à développer – par son « écriture cartographique » (Joly 2005) – de nouvelles manières de représenter, attentives à la complexité et à la sensibilité du réel (Kollektiv Orangotango+ 2018 ; Zwer et Rekacewicz 2021). Pour témoigner de cette filiation, j’invite le lecteur curieux à découvrir les travaux de Larissa Fassler (Fassler et al. 2022), notamment ses itérations autour de la Gare du Nord (2014-2015).
Inachevée/infinie.
On sait la fâcheuse habitude des éditeurs à écumer les archives des disparus à la recherche d’inédits jugés impropres à la publication de leur vivant. Ce n’est pourtant pas ce qui transparaît de cette édition pour le moins originale des Lieux. Au contraire, il faut rendre hommage au travail d’analyse, de contextualisation et de transmission dont elle fait preuve. Proche du commissariat d’exposition, celui-ci permet de comprendre toute la complexité de l’entreprise perecquienne, de la déchiffrer, voire de la dénouer.
Si Perec et ses commentateurs actuels savent que l’épuisement ne peut demeurer qu’à l’état de tentative (Burgelin 2022, 16), l’effort n’en est pas moins salutaire. Bien qu’ils n’aient jamais été portés à leur terme, les Lieux forment un ensemble foisonnant et la richesse de cette édition au double format de parution y fait honneur. Dans la rubrique « Documents » – exclusive à la version numérique de l’ouvrage –, on découvre l’épilogue du projet Lieux tel que porté par Perec : à partir de 1977, l’écrivain entreprend d’ouvrir certaines enveloppes afin de réarranger leur contenu en un matériau autonome. Il en ressortira diverses publications, fondées essentiellement sur les réels : Guettées (1977) ; Vues d’Italie (1977) ; La rue Vilin (1977) ; Allées et venues rue de l’Assomption (1979) ; Stations Mabillon (1980) [9].
Ainsi, la publication des Lieux – et plus encore leur mise en forme numérique – révèle toute la portée du projet initial : sa structure fragmentaire devient une invitation à la combinatoire, à la relecture et à la réinterprétation (Joly 2022). L’œuvre n’est plus inachevée mais infinie.