Les nouvelles technologies de l’information et de la communication occupent désormais une place essentielle dans la circulation de l’information et dans l’accès à la connaissance. Elles offrent de nouvelles opportunités pour le dialogue des cultures et pour l’accès à un savoir toujours plus riche. Cependant elles suscitent, comme toute révolution technologique, de nouvelles inquiétudes. Il s´agit des menaces qui pèsent sur le respect des cultures et des langues et du risque d’uniformisation culturelle. En effet, la barrière langagière et les risques de prédominance d’une seule langue de communication représentent un des défis majeurs pour les réseaux électroniques.
Face à ces perspectives, j’ai jugé intéressant de mener une réflexion sur ce thème de la diversité culturelle et linguistique sur Internet. Le présent article vise ainsi à attirer l’attention sur les enjeux de la défense et de la promotion du plurilinguisme sur les réseaux électroniques. Les ntic sont-elles un facteur d´homogénéisation culturelle ou de préservation de la diversité ? L’apparition des réseaux électroniques a-t-elle amplifié les effets de la mondialisation ? Le risque d’homogénéisation s’est-il accru avec Internet ? Devant ces interrogations et ces inquiétudes, il est opportun de réfléchir positivement pour résoudre ces problèmes, ou atténuer la gravité de ces menaces. Internet est une toile qui exclut théoriquement la domination d’un pouvoir central, comment profiter de ce matériel technologique pour le mettre au service de l’humanité en favorisant le plurilinguisme, source d’enrichissement du patrimoine humain ? Comment renforcer le plurilinguisme dans ce monde virtuel ?
À l’ère des réseaux et de la société de l´information, nombreuses sont les tendances qui menacent la diversité culturelle et linguistique, en particulier sur Internet. Ce dernier pourrait être conçu comme l’instrument technique adéquat pour l’extension de la mondialisation, puisqu’il abolit les frontières spatio-temporelles. Par ailleurs, Internet peut favoriser la liberté d’expression, l’appropriation du savoir et la compréhension de l’autre, mais peut aussi contribuer à l’uniformisation culturelle, et à l’exclusion des langues et cultures minoritaires.
La langue est le véhicule privilégié de la culture. La disparition aujourd´hui des langues minoritaires est une grande menace pour l’humanité. Elle est due, entre autres aux pressions économiques (certaines langues sont considérées comme non-viables commercialement, n’ont aucune représentation standardisée dans l’environnement numérique) et sociales (1/5e des langues parlées dans le monde ne possède qu’une forme orale). « 3 000 langues en moins en 2100 » : c´est Le Monde qui l’annonce dans son édition du 31 décembre 2005. Le rythme de disparition des langues s’accélère. D’ici un siècle, la moitié des langues parlées actuellement dans le monde auront disparu. Environ 97% de la population parle 4% des langues du monde. À l´inverse, presque 96% des langues ne sont parlées que par 3% des terriens. Et 10% ont moins de 100 locuteurs. Ces chiffres rassemblés par des experts mandatés par l´Unesco, témoignent d’une diversité linguistique effarante.
Actuellement, près de 90% des contenus accessibles sur Internet sont disponibles dans approximativement 12 langues ; cela exclut de fait les autres langues du monde estimées à 6 000, et par conséquent ces locuteurs ne peuvent pas participer à l’édification de la société de l´information. Consciente de ces enjeux, l’Unesco a pris un certain nombre d’initiatives, telle l’initiative de B@bel destinée à promouvoir le multilinguisme dans la société de l’information. Ce projet utilise les tic dans le but de préserver la diversité linguistique et culturelle, et de protéger les langues en danger. Cette initiative lancée en 2002, vise deux objectifs : promouvoir le plurilinguisme sur la toile afin de démocratiser l’accès aux différents contenus et services pour les utilisateurs du monde entier, et défendre la diversité linguistique et culturelle, empêcher la ségrégation des langues et protéger les langues en danger de disparition. Cette initiative est basée sur plusieurs lignes d’action : développement d’outils multilingues en ligne pour promouvoir les langues minoritaires et développer des cours de langues en ligne : adaptation des systèmes d’indexation multilingues des sites web, thesaurus, normes, lexiques et outils terminologiques existant dans l’Union européenne, à l´Unesco, à l´Iso, à l´Onu, etc. et dans d´autres langues, y compris les langues locales ; le renforcement de l’interopérabilité, l’appui à la mise au point d’outils de traduction automatique et à l’application des travaux des écoles de traduction aux pages web ; aide aux bibliothèques, aux archives et aux musées pour la numérisation de leurs collections et leur mise à disposition en libre accès dans plusieurs langues ; l’élaboration de politiques et règlements nationaux et internationaux : promotion de l’emploi de nombreuses langues sur les réseaux d’information, de l’enseignement en ligne des langues étrangères, etc.
C´est un projet qui concerne les pouvoirs publics, les entreprises, les ong et la société civile. C’est un projet pour l’humanité qui mérite d´être multiplié partout dans le monde.
Internet, chance ou risque pour les langues minoritaires ?
La présence des langues dans le domaine des tic n´est pas égalitaire. Ce déséquilibre est dû, entre autres, à l’analphabétisme (dans les endroits où le taux d’analphabétisme est le plus élevé, il est plus difficile d’avancer vers les nouvelles technologies), le manque de moyens, d’équipements matériels et d’infrastructures, le déficit de compétences techniques,…
Selon des statistiques publiées par des organismes indépendants, notamment Funredes, l’anglais représente 45% sur la toile contre 13,37% de langues latines (résultats absolus 2003). En ce qui concerne les utilisateurs de l’Internet, 37% d’internautes dans le monde sont de langue anglaise, 8% Espagnol, 4% Français, 4% Italien, 3% Portugais, 7 % Allemand. À la lumière de ces chiffres, il semble que le paysage linguistique sur Internet est tout à fait inégalitaire.
Cette étude a mis le point sur la nécessité de la promotion des pages existantes plutôt que seulement vers la production de nouvelles pages. La mise en place d’une politique de sensibilisation et d’incitation à la production est aussi importante. Malheureusement cette étude n’a pas pris en considération les langues partenaires (du Sud et d’Asie francophone), pour lesquelles la méthode utilisée ne permet pas en ce moment d’établir des mesures. Cela peut être également expliqué par le taux inférieur d’internautes africains et asiatiques, chose qui nécessite une politique efficace sur la réduction du fossé numérique en l’accompagnant d’une éducation pour obtenir des internautes conscients des enjeux et capables de produire des contenus dans leurs langues, et qui conviennent à leurs besoins.
Si on se réjouit de la croissance constante de la présence des langues latines sur la toile, on ne peut que s’inquiéter de voir les langues des pays du Sud ne figurer dans aucune statistique et être pratiquement absentes du web.
Ces langues seront-elles destinées à disparaître du seul fait qu’elles ne s’intègrent pas dans les tic ? Ou peut-être à cause de leur inadaptation au système de codage numérique ? La disparition de ces langues est une perte humaine irremplaçable, selon Daniel Pimienta, dir. Funredes (Association Redes & Desarrollo) :
« Le patrimoine linguistique mondial se réduit aujourd´hui à 6 000 langues. Deux langues disparaissent chaque jour. Ces pertes étant irrémédiables, la préservation des langues existantes constitue l’un des piliers de la diversité culturelle. Une langue peut alors exprimer plusieurs cultures, aussi sa disparition peut-elle avoir des effets diversement préjudiciables » (« La diversité culturelle et la pluralité linguistique dans la société de l´information », 2002, p. 6 ).
En réalité, Internet représente à la fois une chance et une menace pour la diversité culturelle et linguistique. D’un côté, il amène le danger de la suprématie de l’anglais, langue maternelle du web. Cette hégémonie de l’anglo-américain sur la toile est due, entres autres au fait que cette technologie soit née et développée aux États-Unis, donc, il n´est guère étonnant que ce médium ait commencé par être essentiellement anglophone, mais cette situation commence à se modifier ; les premiers logiciels et protocoles de transport, de stockage de l’information et de codage furent conçus dans un environnement anglais ; le nombre grandissant d’internautes anglophones, etc. D’autre part, ce réseau offre une chance de survie aux langues et cultures minoritaires. En effet, il permet de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, il leur donne l’occasion de s’exprimer en pleine liberté et autonomie. Il suffit d’avoir la ferme volonté d’accorder une place à ces langues, et de savoir surtout comment reconstruire des espaces de survie sur Internet. C’est un espace ouvert à toutes les initiatives individuelles ou locales, dans lequel chaque peuple, en particulier les minorités ethniques doit être en mesure d’exprimer ses singularités et ses sensibilités. Internet doit être utilisé pour affirmer et promouvoir la diversité culturelle et linguistique et favoriser le dialogue des cultures dans le respect des identités.
Comment promouvoir le plurilinguisme sur Internet ?
Le plurilinguisme est garant de la diversité, mais sa réalisation est tributaire de plusieurs facteurs. D’abord, avant de se lancer dans n’importe quelle opération pour la promotion du plurilinguisme sur Internet, il faut préparer les esprits à cette noble mission. Cet objectif ne se réalisera sans une ferme conviction de la nécessité de se mobiliser pour promouvoir la diversité culturelle dans le monde numérique avec la même motivation qu’on le fasse dans le monde physique. Car c’est un enrichissement pour les sociétés et pour l’humanité. Donc, il faut sensibiliser les gens et surtout la jeunesse à utiliser cet instrument technique pour diffuser leur patrimoine culturel qui reflète leurs identités culturelles, les encourager à produire des contenus dans leur propre langue et valoriser les initiatives locales exemplaires. Une fois les esprits motivés, on passera à l’action dans différents domaines :
– Dans le domaine technique : il s’agit de renforcer les mécanismes d’interopérabilité plurilingue, c´est à dire l’appui à la mise au point d’outils de traduction automatiques, le perfectionnement des outils de traitement linguistique et les techniques d’accès plurilingue à des sources d’information, le développement des outils de recherche (annuaires et moteurs de recherche) adéquats, leur perfectionnement continu assure la coexistence des différentes langues sur Internet, le développement de logiciels de traitement des langues en voie d’extinction, la mise au point de thésaurus et de systèmes d’indexation multilingues, l’élaboration en ligne d’encyclopédies multilingues, la numérisation des fonds culturels plurilingues, ces bases de données peuvent être largement partagées et utilisées par le biais de l’Internet.
– Dans le domaine éducatif : développer l’usage des différentes langues du monde parmi les utilisateurs de l’Internet. Pour cela, chaque pays doit définir au sein de ses programmes éducatifs une stratégie d´apprentissage des langues. Cela permet de limiter les services de traduction puisque les utilisateurs seront des polyglottes, capables d’utiliser les contenus d’Internet dans diverses langues. En outre, l’E-learning ou la formation à distance offrent une autre opportunité pour l’apprentissage des langues en ligne. Des multiples cours de langues sont offerts par divers portails sur le net. Il est aussi intéressant d´encourager l’élaboration de sites web multilingues au niveau des écoles (récompensés par un prix du site web par exemple), la formation à la création de contenus est aussi primordiale.
– La coopération internationale : une coopération internationale efficace en matière de respect de la pluralité linguistique et culturelle sur les réseaux est indispensable.
Certes, la promotion du plurilinguisme sur la toile nécessite des moyens financiers énormes (matériel informatique, logiciels de traduction, formation des utilisateurs,…), d’où la nécessité de créer une caisse de solidarité numérique. Il s´agit également de la normalisation et des politiques d’adressage et de nommage qui doivent tenir compte de la spécificité de tous les pays, il faudra alors veiller à insérer ces normes dans des accords de dimension internationale. Car on ne peut imaginer le respect de la diversité culturelle et linguistique sans outils juridiques appropriés, sans concertation entre les États. Le renforcement des synergies entre les États pour favoriser et démocratiser l’accès des publics défavorisés et isolés aux tic et leur donner l’occasion d’exprimer leurs cultures est nécessaire.
Au terme de ces réflexions, on peut conclure qu’Internet favorise le multilinguisme, mais sous certaines conditions. La diversité culturelle et linguistique peut être maintenue grâce aux ntic, à condition de mettre ces dernières à la disposition de tous les peuples, en particulier, les plus dispersés, et ce en adoptant une politique pour favoriser et démocratiser l’accès à cette technologie. Le cyberespace est une aire d’expression de nouvelles formes culturelles qu’on pourra préserver pour les générations futures. Ce n´est pas le système technique lui-même qui fait du réseau un lieu de vie, mais ceux qui créent et produisent des contenus.
La diversité culturelle et linguistique est un objectif concret, légitime et fondamental. Elle doit être retenue comme principe essentiel guidant les organisations internationales pour le 3e millénaire, non seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour des motifs d’harmonie culturelle nécessaire au développement des peuples du globe.
Image : Joan Miró, Chiffres et constellations Amoureux d’une femme, 1941.