On peut sans aucun doute se réjouir du fait que, depuis quelques années, l’interdisciplinarité ait fait une entrée significative dans le champ des sciences sociales, indiquant par le fait même une bifurcation dans les relations que des disciplines ou des pratiques scientifiques pouvaient entretenir entre elles. Des actions de recherche conséquentes lui ont même été (et lui sont encore) consacrées en France, visant à la fois à mieux en identifier les modalités et à la promouvoir [1] puisqu’elle présenterait l’intérêt de dépasser les clivages disciplinaires, d’ouvrir des regards croisés sur des objets singuliers de savoir permettant de mieux appréhender leurs logiques. Néanmoins, l’usage de la notion n’est pas à l’abri de risques et d’ambiguïtés qui ont été relevés et analysés, en particulier de ne pas voir correspondre, à un usage abondant voire exponentiel de l’expression, une réelle capacité de production renouvelée de savoirs ou de méthodes, risquant de la faire basculer dans le registre de l’incantation.
Les auteurs du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés avaient sans doute cette préoccupation en vue, lorsque, préférant parler davantage de « diversité organisée », ils relèvent par exemple qu’avec le cas de la définition d’un mot comme le « lieu », « il n’est pas interdit de penser que les quatre points de vue qui concourent à la définition apparaîtront pour l’essentiel comme un ensemble de contributions complémentaires à une question difficile. C’est en tout cas dans cette perspective que le recours à la diversité de l’inspiration est la plus substantielle afin de montrer que bien des problématiques appellent des réponses ouvertes et diverses. Nous avons fait en sorte que, dans la plupart des cas, les notions proches soient traitées par des rédacteurs différents qui apportent chacun leur point de vue, complémentaire de celui des auteurs connexes. Ainsi conçue, la variété relève moins de la confrontation que de la conjugaison d’approches différentes, de la mise en tension des mots par la diversité des idées. Toutefois, si nous [nous] sommes gardés de proscrire toute variété, nous avons voulu que toutes les démarches, par petites touches ou grand coup de brosse, participent à une construction commune qui se révèlera, au-delà des sensibilités personnelles et des courants de pensée, cohérente. » (Lévy, Lussault, 2003, p. 13).
Longue (in)citation qui laisse entendre que la définition des mots est également affaire de pratique interdisciplinaire à condition que celle-ci soit « disciplinée », mesurée à l’aune de certains principes minimaux, rejoignant de fait sur ce point toutes les réflexions convergeant sur la mise en œuvre d’une « interdisciplinarité minimale » (Lepetit, 2001), d’une pratique discrète présentant des aspects très divers et parfois assez originaux. Deux publications nous paraissent précisément aller également dans ce sens, alors même qu’elles sembleraient a priori se situer aux antipodes l’une de l’autre puisqu’elles concernent pour l’une la réalisation d’une réflexion quelque peu théorique sur le statut de la notion de territoire en sciences sociales, l’autre s’attachant de manière très pratique à présenter différentes techniques d’analyse des espaces urbains tels qu’ils sont parcourus et vécus par leurs usagers.
Un trait commun semble pourtant bien pouvoir être tracé entre ces deux ouvrages, celui de la mise en œuvre originale d’une interdisciplinarité jamais nommée comme telle et qui s’articule efficacement autour d’objets de savoirs, espaces urbains et territoires en l’occurrence. Considérons donc chacun d’eux respectivement et dans leur conjugaison, en vue de montrer ce qu’ils donnent à penser non seulement sur des pratiques d’interdisciplinarité mais également d’épistémologie même de celles-ci.
Territoire à Grenoble, territoires disciplinaires.
Un ouvrage sur le territoire…encore ! serait-on enclin à penser au regard du nombre considérable de débats, colloques et publications en tout genre auxquels ce terme quasiment fétiche a pu donner lieu et qui interrogent régulièrement tout autant son origine, sa pertinence, que ses différentes significations. C’est néanmoins un autre cheminement plutôt original et stimulant que suit Le territoire en sciences sociales, se faisant du même coup ouvrage-hommage à l’un de ses coordinateurs décédé avant sa publication, Michel de Bernardy.
[2].
On y trouvera onze contributions organisées en trois temps (« Des disciplines, des pratiques et des équipes de recherche », « Itinéraires et propositions singuliers », « Mises en perspective ») et qui mènent une véritable enquête à deux niveaux. Une première catégorie d’auteurs vise en effet à reconstituer l’émergence du mot « territoire » à travers des pratiques de recherche diversifiées vues de l’extérieur c’est-à-dire localisées et inscrites dans des contextes socio-économiques bien particuliers (Bernard Debarbieux, Alain Faure notamment), alors qu’une seconde retrace davantage de l’intérieur l’appropriation qu’ont pu en faire certaines disciplines (Jean-François Augoyard, Yves Chalas, Pierre Belli-Riz). Les deux dernières contributions souhaitent quant à elles pousser jusqu’à son terme la démarche de réflexivité puisqu’elles se proposent d’évaluer la portée de l’ensemble des contributions, d’en réaliser une synthèse.
L’émergence et la circulation d’un terme dans un contexte local.
En premier lieu, l’histoire du « territoire » y est faite correspondre à celle de laboratoires et de personnalités singulières dans un milieu singulier, Grenoble. Le lecteur peut suivre les fluctuations du terme à travers plusieurs rétrospectives qui retracent les différents contextes dans lesquels se constituent des groupements de recherches. Bernard Pecqueur et Nicole Rousier montrent ainsi comment la mise en place d’un groupe « Développement et Territoire » dans un laboratoire d’économie territoriale est étroitement liée à une interrogation beaucoup plus générale qui a eu lieu dans les années 1980, suite à la crise des modèles de développement. Au cours de cette période, qui est marquée en France par la décentralisation, le territoire vient à point nommé rejoindre une nouvelle manière alors très en vogue de penser l’organisation de l’espace, celle du « développement local ».
Le terme émerge ainsi comme une notion à mi-chemin entre « système productif local » et « district industriels », au moment même où commencent à se multiplier des études visant à adapter les lieux de productions aux mutations suscitées par la globalisation (politique de la Datar par exemple, p. 31). À cet égard, on soulignera particulièrement la grille historico-conceptuelle de l’espace que proposent les deux auteurs p. 22, qui relie les manières de concevoir l’espace (« hypothèses) aux différentes périodes (« contexte économique ») et aux attendus en matière d’aménagement auxquelles elles correspondent.
Le regard porté par Alain Faure, Françoise Gerbaux et Mireille Pongy se fait quant à lui plus ethnologique lorsqu’ils retracent les variations de leur laboratoire, le Cerat [3]. Ils font découvrir au lecteur les mutations de ce qui fut tout d’abord un centre de documentation en les raccordant au contexte de la fin des années 1970 caractérisé par une tentative d’autonomisation du local vis-à-vis de l’État central. Cette évolution se serait traduite en particulier avec l’émergence de nouveaux thèmes de recherches, dans des thèses ciblées sur les espaces et pouvoirs locaux. En réalité, les fluctuations intellectuelles à la convergence desquelles ce laboratoire se situe expriment à leur manière les mutations de l’action publique et l’adaptation des vocabulaires à ces nouvelles réalités (proximité, participation). Pour autant, les auteurs avancent que cet investissement des questions territoriales y présente une certaine figure avant-gardiste, le terme ayant un statut incertain voire contesté dans les disciplines se préoccupant des phénomènes politiques.
L’approche par les trajectoires individuelles ouvre également une autre focale sur ces phénomènes de circulation. La socio-analyse succincte réalisée par Bernard Debarbieux éclaire le lecteur sur le rôle éminent joué par des acteurs engagés, souvent géographes et véritables « apôtres » humanistes, qui promeuvent un terme (p. 46) dont ils voient l’intérêt de permettre la reconnaissance de la dimension vécue d’un espace. Cette sensibilité trouve alors une série d’assises concrètes dans une galaxie de recherche très liées dans un premier temps au terrain local grenoblois (montagne) mais par la suite, en se théorisant, va progressivement s’exporter vers d’autres horizons (villes, régions..). Le territoire deviendrait alors pour l’auteur une sorte noyau cognitif local, un objet autour duquel vont se nouer des relations entre différentes disciplines.
Tâtonnements, certification, remises en cause.
L’ouvrage permet par ailleurs, autre intérêt, d’entrer dans la « fabrique » de disciplines à partir de l’analyse des usages que celles-ci ont pu faire du terme et de montrer en particulier comment leur constitution est affaire de bricolages, de confrontations et ne suit pas forcément un processus très linéaire.
En ce sens, la juxtaposition des horizons y est particulièrement efficace parce qu’elle place côte à côte des démarches très différentes (le lien entre l’architecture et l’économie territoriale n’étant a priori pas évident) et entre lesquelles pourtant se décèlent des logiques communes, en particulier une pratique du contournement : le détour par le territoire permettrait ainsi à des disciplines de redéfinir leurs objets.
C’est ce qui transparaît notamment du propos de Augoyard lorsqu’il s’attache à recomposer le long travail d’arrachement que révèle le glissement des métaphores en usage dans le laboratoire du Cresson [4], de « l’espace architectural » des années 1970 à la notion contemporaine « d’ambiance » en passant par celle « d’environnement construit ». Une mutation qui correspond en réalité au souci croissant de dégager l’architecture d’une hégémonie de l’œil rationnel en vue de lui faire explorer d’autres dimensions moins saisissables et davantage subjectives comme la perception sensible. C’est un tel changement de perspective que la porosité du terme hybride de territoire aurait permis de réaliser tout en conservant une position « d’ombre » (p. 53).
Son analyse fait par ailleurs surgir des emprunts, des fabrications de vocabulaires qui se sont forgés avec l’ouverture à d’autres disciplines (« motifs », « figures », « effets ») et des bricolages performants, adaptés à de nouvelles problématiques qui accordent une place centrale aux langages d’usagers.
Le territoire est ainsi, pour l’équipe de recherche du laboratoire, l’occasion de renouveler complètement son approche de l’espace à partir d’un angle pragmatique. Cette idée est complétée par Pierre Belli-Riz, architecte qui y soulève également, dimension moins scientifique ! l’intérêt commercial d’une notion (p. 123) omniprésente en architecture et pourtant jamais vraiment problématisée en tant que telle.
Enfin si les récits de parcours individuels sont moins convaincants (il n’y en a en réalité… qu’un seul, celui de Michel De Bernardy), ils restent cependant instructifs sur les hésitations, les arrangements et les tests de notions (« gisements culturels »), sur la certification et la légitimité que peuvent acquérir certains concepts lorsque des chercheurs se trouvent impliqués dans des processus de recherche-action ou d’animation locale. Peu convaincants, parce que la démarche bifurque également pour prendre une tonalité qui se situe parfois assez en décalage par rapport aux autres contributions. On du mal à saisir le statut des « propositions », notamment lorsque Chalas incite rendre substituables l’un à l’autre et réciproquement les termes de ville et de territoire, déclarant que « la ville est partout. Là où il y a un territoire, grand ou petit, public ou intime, naturel ou artificiel, il y a de la ville » p. 165). Un propos d’ailleurs contesté dans le même ouvrage par Henri Chamussy qui s’interroge quant à lui sur la réelle opérationnalité du terme en géographie.
Une réelle singularité ?
Paradoxalement, l’ensemble du propos qui stimule les réflexions d’ordre épistémologique à l’intérieur de disciplines souvent peu enclines à l’exercice, est néanmoins marqué par deux absences. En premier lieu, il manque de manière étonnante un volet minimal à cette hyper-réflexivité : celui d’un décentrement du contexte strictement grenoblois dont les participants décomposent avec tant d’efficacité les ressorts et la mécanique historique. Effervescence locale, « effet de lieu » (évoqué par Debarbieux), certes, mais celui-ci est-il à ce point unique, exclusivement spécifique au monde grenoblois ? On aurait pu s’attendre à une évocation un peu plus soutenue des cas de Pau (cité de manière fugace p. 41), de Genève ou Lausanne, par exemple, qui correspondent à des contextes tout aussi consistants d’apparition du même terme et d’articulation de disciplines, parfois davantage centrés autour de personnes clé (Gui Di Méo…).
Puis, sur le plan même de cette pratique d’interrogation déployée dans un cadre interdisciplinaire, on serait enclin à regretter quelque peu un manque d’ambition par rapport aux efficaces instruments de mise en question et d’interrogation sur l’interdisciplinarité en tant que telle que les participants ont élaborés au cours de ce séminaire et dont ils ne semblent pas prendre conscience [5]. Plus qu’à redoubler au final les différents propos des contributeurs pour les enrichir, ou à réaliser un appel quelque peu irénique à ce qu’autour du territoire chaque discipline finisse par trouver sa place (Anne-Cécile Douillet), il aurait été souhaitable que soit formulée une invitation moins « territorialo-centrée » à poursuivre la réalisation de telles généalogies de fond articulées autour d’autres termes et contextes disciplinaires. À ce que soient soulevées, également, les inquiétudes ou les insatisfactions que suscitent aussi les dépendances voire les nettes accointances entre interrogations disciplinaires et incitations de la part d’institutions qui semblent aller de soi pour presque tous les participants. Une perspective résolument critique qu’en l’occurrence Alain Faure exprimait précisément, dans une note infra-paginale il est vrai, quant à l’évolution (et au rôle crucial) des financements fléchés sur le territoire (p. 100), évolution liée à son utilité et pour autant pas forcément synonyme de consistance…
L’espace urbain en expériences (de recherches).
Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, l’ouvrage collectif consacré à L’espace urbain en méthodes n’est pas constitué uniquement comme un panorama de « recettes » prêtes à être transcrites termes à termes dans une quelconque recherche sur le monde urbain, mais également conçu comme une occasion particulière pour des disciplines variées de soulever une série d’interrogations d’ordre à la fois épistémologique et théorique vis-à-vis d’elles-mêmes.
Au premier abord, le registre semblerait très différent du précédent recueil puisque son contenu est très peu théorique et pourtant l’espace urbain y joue un rôle très similaire au territoire, celui de révélateur d’une interrogation interdisciplinaire sur des pratiques méthodologiques, d’objet-prétexte qui pousse des pratiques disciplinaires à expliciter leurs manières d’aborder la ville et ses phénomènes sociaux comme un terrain expérimental, qu’il s’agisse de « bricolages » ou d’instruments clairement balisés et stabilisés.
Le recueil oscille entre architecture, urbanisme, ethnologie, linguistique et sociologie pour s’articuler autour de dix contributions de chercheurs, enseignants et consultants. Tous participent aux activités de laboratoires ou d’organismes situés à Grenoble, Paris, Nantes ou Lyon, lui conférant par-là même, en apparence, une tonalité assez franco-française, à l’exception de Lorenza Mondada (Université de Bâle). Le lecteur s’y voit proposé une série de méthodes de travail sur les matériaux à la fois matériels et sociaux dont se compose l’espace urbain et classées en quatre catégories : « observer », « accompagner », « évoquer », « s’entretenir » correspondent ainsi à autant de manières de faire apparaître cet espace, à le retourner dans tous ses sens et sont toutes sous-tendues par l’idée plus ou moins explicitée, que le support matériel de la ville est inséparable des activités et des pratiques qui le forment.
Le « vagabondage raisonné » qu’il engendre, pour reprendre l’expression de Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud dans leur présentation introductive, est d’autant plus appréciable qu’il rend accessible à qui le souhaite une vaste gamme d’univers et d’instruments disciplinaires encore trop peu connus et mésestimés par les sciences sociales en France ainsi que par les praticiens de l’aménagement urbain.
On notera en premier lieu l’ampleur du rôle dévolu par les différents textes à la parole, aux langages et à tous les modes d’expression, gestes, attitudes et comportements, une prise en considération qui laisse entrevoir la tentative d’un double dépassement de frontières.
Premièrement, celle qui est établie entre le sens et le sensible, entre les normes et le sensoriel. Il y a là peut-être un des aspects des plus stimulants du recueil qui consiste à renouveler de part en part les problématiques de la perception apparues dans les années 1970, en investissant et exploitant le régime du sensible pour le traiter comme un langage, comme un acte de mise en forme et de mise en sens, de manifestation d’une fabrique d’intelligibilité des matières urbaines par des individus. C’est le cas notamment des « parcours commentés » (p. 106) conçus par Grégoire Chelkoff et Jean-Paul Thibaud – méthode très imprégnée des suggestions de l’ethnométhodologie anglo-saxonne -, des pratiques de « réactivation sensorielles » qu’elles soient celles des « entretiens sur écoute réactivée » (Jean-François Augoyard) ou de « l’observation récurrente » élaborée par Pascal Amphoux, toutes destinées à faire surgir en direct ou en différé le senti et le ressenti, le vécu.
L’exposé de ces technologies est du même coup l’occasion pour la plupart des auteurs de réaliser une interrogation plus profonde sur ce que c’est que décrire, sur le statut même des descriptions réalisées par les individus et les chercheurs eux-mêmes (Thibaud, p. 85). On insistera sur cette incitation, qui peut être retenue avec profit pour des recherches ayant souvent tendance à considérer cette étape comme une évidence.
D’autre part, il faut souligner comment certaines contributions vont même jusqu’à faire voler en éclats la scission communément acquise et redoutablement incorporée entre le langage (objet de la sémantique) et l’acte (objet de la pragmatique) que traduit précisément le terme de « praxéologie » construit depuis un certain temps par Mondada (2000) et dont elle reformule ici les principaux tenants et aboutissants. Face aux interrogations totalement insolubles que l’on retrouve de manière récurrente dans les sciences sociales sur les relations entre enquêteurs et enquêtés, sur les interférences du chercheur avec les situations qu’il observe, sur les questions qu’il doit poser pour ne pas « influencer » son interlocuteur et plus généralement aux systèmes d’oppositions (neutralité / implications, vrai / faux) auxquels ces questions renvoient, la démarche praxéologique pratique l’apaisement. Elle considère l’entretien comme un moment de conjonction d’intervenants à prendre dans toute son ampleur productrice, comme un « événement interactionnel » (p. 197) au cours duquel se négocient, se définissent, s’ajustent et se structurent de manière conjointe des catégories descriptives de l’espace urbain, dans l’échange entre plusieurs interlocuteurs. En fait, c’est la matrice générale dans laquelle se retrouvent les différents auteurs qui est propice à ce dépassement, celle d’une approche par les situations privilégiant une observation dynamique des réalités en train de se constituer, des « actes en train de se faire » (Emmanuelle Lévy, p. 49).
Décrire et comprendre, de la désectorialisation…
La variété des techniques de description de ce que les individus font, défont et refont à travers leurs actes laisse par ailleurs émerger le souci latent des auteurs d’échapper à toute vision sectorielle et partiale qui fait passer au cœur de la fabrique des bricolages de méthodes, préoccupation synthétisée par Amphoux : « l’approche doit être multiple et cumulative […] pour limiter l’arbitraire de l’interprétation, il faut croiser des interprétations différentes […] il est évidemment intéressant de redoubler ces possibilités de recoupement en multipliant plusieurs corpus différents » (p. 151). On notera qu’il ne s’agit pas d’une simple déclaration d’intention, mais d’un principe qui se traduit au moins sous deux aspects.
En premier lieu, par le caractère très expérimental de la plupart des techniques qui n’hésitent pas à s’écarter des chemins balisés pour tester, redéfinir, se complexifier, bref, qui se livrent à tout un jeu de savants bricolages savants, de galvaudages d’adaptation et d’arrangements disciplinaires comme le montre par exemple l’étude des trajets-voyageurs : « tout comme le font nos voyageurs, notre méthode s’est faite « en marchant ». Bien entendu elle emprunte à d’autres méthodes répertoriées (méthode éthologique, méthode d’analyse du cours d’action utilisée par les ergonomes). » (Lévy, p. 49).
Puis, avec la définition de notions convergentes comme celle d’ambiance, récurrente tout au long de l’ouvrage, qui permet de relier le matériel et le social, de restituer dans un même geste les paramètres strictement physiques d’un espace et les expériences polysensorielles qui en sont réalisées. C’est ce que tente Chelkoff en établissant une distinction et une complémentarité, un peu ardue à suivre pour le néophyte, entre « forme », « formant » et « formalité » (p. 111), introduisant ainsi une structure tierce entre le strictement physique et le social, celle de l’engagement dynamique d’une matière (« diffusion de la lumière »…).
En fait, ces combinaisons de méthodes expriment bel et bien une pratique minimale d’interdisciplinarité qui, quoique souvent très peu réflexive (l’objectif étant d’abord et avant tout… pragmatique ! c’est-à-dire de disposer d’instrument qui « fonctionnent ») met en œuvre à sa manière une attitude de décloisonnement, lequel ne signifie pas consensus, bien au contraire. En particulier, sur un plan épistémologique, le lecteur pourra être frappé de la contradiction forte entre des visions que synthétise efficacement Mondada entre des « conceptions représentationnalistes » et « interactionnelle » (p. 198). Les unes pensent pouvoir accéder plus finement et de manière plus complète à la réalité des choses en accordant une confiance totale aux contenus des propos tenus par les individus (Amphoux), les autres en prennent congé pour privilégier les actes en tant que tels : « les dires sont traités comme des actions : ce que l’on observe dans le contexte social, c’est moins la langue que l’activité linguistique » (Mondada, p. 198).
…À la décontextualisation ?
En conclusion, on pourra certainement regretter la trop faible présence des histoires de la constitution en tant que telle de ces instruments, qui apparaissent parfois comme allant-de-soi et présentés sous leur caractère strictement abouti, d’une mise en perspective historique des méthodologies telle que la réalisent en particulier Elisabeth Pasquier et Jean-Yves Petiteau. Leur contribution est à cet égard la seule qui permette au lecteur de saisir comment une méthode, en l’occurrence celle à la fois originale et complexe des « itinéraires », s’est expérimentée et affinée sur pas loin de… vingt ans d’expériences de chercheurs, loin, très loin, donc, des effets de vogue. Tout d’abord, dans le contexte d’une recherche sur la ville de Cholet (1975), puis d’un appel d’offre du Plan urbain du Ministère de l’Équipement sur les mutations péri-urbaines (1981), qui concernera des bourgs d’estuaires entre Nantes et St Nazaire. Ensuite, d’une autre recherche, toujours réalisée dans le cadre du Plan Urbain, portant sur les morphologies sociales et urbaines (1989), qui fournira une occasion d’exportation de la démarche (Montréal). Enfin, en 1993 et 1994 au cours de recherches consacrées aux jardins familiaux (1993) et aux liens sociaux dans un quartier d’habitat social (1994), toutes deux menées à Nantes. De manière symétrique à la ville de Grenoble précédemment citée, n’y aurait-il pas là également expression d’une sorte d’« effet de contexte » spécifique à cette ville dans la manière de travailler et penser les milieux urbains ?
Paradoxalement par ailleurs, et il ne s’agit pourtant pas d’un aspect négligeable, ces méthodes se forgent pour la plupart au contact d’objets urbains plus ou moins prédéfinis qui apparaissent comme des universels plats à deux niveaux.
D’une part, celui de la contexture même des matériaux urbains et de leur historicité, des types de résistances et de prises historiquement constituées et socialement maintenues, mais également des pratiques en tant que telles qui là encore, sont présentées comme des évidences : « les trajets voyageurs », les « lieux d’expositions », « les pratiques citadines »…
Elles sont rendues d’autant plus ambiguës avec l’usage de certaines expressions comme celle de « compétences des citadins à l’épreuve » (p. 116). À aucun moment on ne peut en effet repérer une interrogation sur les conditions mêmes de possibilité de ces pratiques ou sur l’épaisseur des espaces (de normalisation pour la plupart). On comprend bien que le milieu urbain apparaisse simultanément aux pratiques mais cela n’implique pas de fait d’exclure ces deux niveaux, l’ensemble des textes montrant par ailleurs une fois de plus comment la méthodologie n’est jamais une épure et reste inextricable d’une foule de présupposés théoriques [7].
Le primat absolu du contextuel sur le structurel, l’effacement quasi-total du régime général des pratiques observées qui traverse la plupart des contributions est un parti pris très net, peut-être inconscient, mais qui, tout en étant pleinement justifiable, reste néanmoins contestable et aurait mérité dans la plupart des cas d’être largement explicité, particulièrement lorsque le souci affiché était, selon les termes de Pascal Amphoux, de chercher « à révéler et à comprendre des comportements ordinaires » (p. 153).
Au final, les deux ouvrages permettent de formuler dans leur rencontre une triple suggestion quant aux pratiques interdisciplinaires : d’ouverture de champs de recherche, d’évaluation des hybridations entre disciplines et institutions et de dépassement de clivages.
La reconstitution des système de relations que des disciplines ont pu constituer entre elles engage à réaliser une exploration fine de la combinaison assez subtile des logiques disciplinaires, d’identifier et de caractériser des modèles locaux d’émergence et de configuration des savoirs tantôt articulés autour de lieux physiques précis, tantôt davantage liés à des notion-clés (ambiances, territoire…) ou encore à de fortes personnalités. Un champ de recherche qu’en ce sens l’ouvrage sur le territoire participe pleinement à faire entrevoir.
Dépasser certains clivages, en l’occurrence celui qui résiste encore très nettement entre sciences dures et sciences molles, correspond sans doute à la réalisation la plus convaincante qu’accomplissent autant pour la question du traitement de l’espace ou du territoire, les laboratoires travaillant sur les ambiances architecturales et urbaines. Ils n’invitent en effet pas seulement à « socialiser » ou « subjectiviser » des pratiques assez techniques mais également à réinscrire l’expérimental au sein des sciences sociales, à en faire des sciences de l’expérience, qui font des expériences avec des protocoles, des éprouvettes etc. au même titre qu’un chercheurs de laboratoire.
Enfin, nettement plus dans un cas que dans l’autre, Le territoire en sciences sociales comme L’espace urbain en méthode montrent l’intérêt du raccordement des histoires de pratiques scientifiques, de leurs objets et de leurs méthodes, non seulement aux contextes sociétaux dans lesquels ils s’inscrivent, aux manière plus générales que les sociétés ont de se concevoir elles-mêmes et dans leur organisation, mais également des incitations extérieures, des terrains pratiques d’expérimentations sur lesquelles elles peuvent se trouver mises à l’épreuve. Plus qu’à renvoyer à leur « utilité », cette constitution des savoirs disciplinaires à travers leurs engagements pratiques soulève, plusieurs auteurs le font remarquer, la question de leur efficacité, du réel intérêt ou non de ce passage pour le renouvellement et l’enrichissement de leurs problématiques, d’une pratique parallèle d’évaluation à laquelle plusieurs contributions en l’occurrence semblait appeler.
Michel de Bernardy, Bernard Debarbieux (dir.), Le territoire en sciences sociales. Approches disciplinaires et pratiques de laboratoires, Grenoble, Publications de la MSH-Alpes, 2003. 246 p