En prônant l’élargissement du soi au Soi, en célébrant la valeur intrinsèque de toute chose, Arne Næss oublierait-t-il l’homme ?
Augustin Berque souligne le caractère problématique de l’ontologie développée par le philosophe norvégien. De fait, l’homme ne risque-t-il pas de se sentir bien à l’étroit dans une existence vouée toute entière à la réalisation de Soi ? Si toute entité organique, voire tout élément de la nature, possède une valeur intrinsèque, l’homme ne pourrait se targuer d’aucune prérogative particulière. Or les neurosciences tendent à intégrer toujours plus l’homme dans l’ensemble du règne animal ; l’homme n’en éprouve pas moins des besoins et des aspirations spécifiques.
À mon sens, cette ontologie sans sujet ne traduit pas un oubli de l’homme de la part d’Arne Næss. S’il est vrai que celui-ci n’a pas été un philosophe de salon, il reconnaît lui-même avoir toujours eu des difficultés à s’engager et à échanger avec ses semblables (2009, pp. 52-53). De fait, l’écologie profonde entend favoriser la diversité des points de vue et des modes de vie mais, dans cette perspective, la réflexion d’Arne Næss est focalisée sur l’individu ou, à la rigueur, sur des communautés organiques. L’écologie profonde n’oublie pas l’homme mais peine à le penser au sein d’une société différenciée.
Ces réserves amènent à souligner la difficulté à faire de l’écologie profonde une utopie concrète, à transformer l’intuition originelle en projet de société. De ce point de vue, face à l’urgence et à l’importance de la crise écologique, l’écologie profonde peut apparaître comme un ensemble de considérations au mieux touchantes, au pire spécieuses et inutiles.
Dès lors, doit-on faire d’Arne Næss une caricature de lui-même, à l’image du philosophe sénile décrit par Jean-Christophe Ruffin dans son roman Le parfum d’Adam, imaginant des solutions draconiennes aux problèmes de son temps sans se préoccuper de leur application éventuelle ?
Pourtant, comme le relève Augustin Berque, l’écologie profonde a amené de nombreux individus à interroger et à infléchir leurs pratiques quotidiennes. On ne peut donc réduire l’écologie profonde à son caractère non opératoire ; il s’agit d’une utopie qui, en tant que telle, renseigne sur le présent et donne une direction pour l’avenir. Elle est porteuse de sens car révélatrice d’une quête de sens qui viserait à rendre intelligible et, surtout, à dépasser la crise écologique.
Cette dimension utopique permet de comprendre pourquoi, malgré les réserves formulées à l’encontre de l’écologie profonde, des pratiques louables sont suscitées par elle. La pensée et l’existence quotidienne d’Arne Næss incitent à donner une interprétation subjective de l’écologie profonde dont le retentissement est indéniable. Est-ce suffisant au regard de la crise écologique ? Par son intention comme par ses limites, l’écologie profonde illustre l’une des principales difficultés de la pensée et de l’action écologique : être à la hauteur de la crise écologique en articulant l’individu et la société.
Illustration : Arne Næess. © Erlend Aas, Afp/Getty Images.