L’actualité de l’individu (la notion et le problème) et par conséquent les publications sur ce thème (individu, individualisme, individualité) sont moins importantes ces dernières années, qu’il y a quelques temps (ndlr : cf. notamment les articles publiés par EspacesTemps.net dans la traverse « L’individu comme ressort théorique dans les sciences sociales »). Car il n’est pas indécent de rappeler au lecteur que de très vifs débats ont eu lieu dans les années 1980-1990 autour de cette notion et de cette réalité socio-philosophique, débats qui avaient pour motif, un peu dérivé, la supposée « montée de l’individualisme » en puissance (Alain Renaut, Jürgen Habermas, Luc Ferry, …). La réplique critique, élaborée à l’époque par de nombreux philosophes (Michel Foucault, Jacques Rancière,…) à l’encontre des précédents, était de savoir si cet individualisme correspondait à une vérité de la société actuelle ou s’il s’agissait d’une figure inventée pour justifier a contrario les discours républicains portant sur l’urgence de reconstruire du lien social et des repères à l’encontre du développement de ce qui devenait un individualisme.
Laissons cela de côté, mais comme le lecteur s’en apercevra vite, les auteurs des contributions proposées dans cet ouvrage ont chacun l’âge d’avoir suivi ces débats, et d’avoir déjà publié des contributions sur ce thème, dont les traces demeurent lisibles dans les articles ici publiés.
Cela dit, le point de focalisation de cette publication, l’individu contemporain, exige une précision. Cet individu est-il toujours individualiste ? La constante des textes présentés va à une réponse négative. L’individu contemporain a changé de mœurs par rapport à jadis. Il est désormais un sujet fragile, multiple, réclamant de passer pour le sujet de ses expériences. A condition, bien sûr, qu’il ait une certaine latitude pour en conduire. Car, dans le même temps, les auteurs remarquent qu’en pénétrant dans la sphère du travail, l’individu moderne peut déprimer ou s’enfermer dans la honte de ne pas pouvoir mener sa tâche au sein d’entreprises qui le placent devant des difficultés de plus en plus nombreuses. De même, fait remarquer un autre auteur (Pascal Michon), en renvoyant aux travaux d’Alain Touraine, l’individu peut se placer sur la défensive, et efficacement. Résistance personnelle, refus, rejet des rôles imposés, des normes, des contraintes, l’individu-sujet peut se lancer avant tout dans une « lutte pour la survie face à l’énorme pression de l’économie, de la consommation, de la culture de masse et du communautarisme ». Il est alors fragile, menacé d’écrasement, et tenté, le cas échéant, par des conduites mortifères.
Avec un peu d’attention, on remarque d’ailleurs que le titre de l’ouvrage se garde bien de réduire la question à une unique perspective. Il s’agit bien d’identités. Et d’identités dans des sociétés « liquides ». Présupposé assez largement partagé par les auteurs, la thèse de Zigmunt Bauman sert d’arrière-fond au déploiement des exposés. Elle permet en tout cas, avec efficacité, de sortir définitivement de l’assimilation encore trop fréquente entre individualisme et égoïsme. Sur ce plan, l’article d’Alain Caillé fait le point avec brio. Il rappelle d’abord que la question de l’individualisme est née dans une opposition (justifiée ou non peu importe ici, précise-t-il) au « holisme ». Puis il amplifie les références, en distinguant : un individualisme méthodologique (Raymond Boudon), un anti-individualisme méthodologique (Emile Durkheim), un individualisme anti-utilitariste (Jean-Pierre Dupuy), un individualisme libérateur (Gabriel Tarde) et un individualisme autodestructeur (Alain Ehrenberg), un individualisme naturaliste universaliste (celui des Lumières) et un individualisme constructiviste (moderniste). Ces individualismes, souligne-t-il, n’entretiennent entre eux aucun lien de coextensivité nécessaire. Ils sont, écrit-il joliment « indéterminés et ondoyants ».
Tout à fait éclairante se trouve être, à cette occasion, la remarque faite par Claude Calame, que nous avons toujours tort de négliger le discours positif dominant de l’individualisme. Il consiste à expliquer ceci : de tout temps, l’aspiration des individus à se réaliser comme tels, à manifester leur moi authentique a été bridée, aliénée, par des règles sociales barbares et des croyances religieuses insensées. En ce sens, toutes les sociétés du passé ont été peu ou prou « totalitaires ». L’histoire est alors celle de la libération de l’individu, de toutes les entraves qui l’enserraient jusque-là. Cette libération s’est opérée grâce au triomphe conjoint de la démocratie et du capitalisme, l’une produisant la libération politique et l’autre la libération économique. Certes, ce discours est fictif, une reconstruction par l’auteur et pour les besoins de sa démonstration. Mais après tout, cette manière de personnifier et de faire parler l’individualisme a de l’intérêt si elle fait comprendre les enjeux devant lesquels nous nous trouvons.
Moins convaincante est, sans aucun doute, la tentative conduite par Michel Wieviorka de dresser un panorama des différentes figures du sujet, dans la pensée des 40 dernières années. D’abord parce que les données recueillies sont approximatives pour la plupart. Elles organisent des rapprochements largement aventureux. Ensuite, parce que la reconstruction, notamment pour les lecteurs qui n’en connaîtraient pas la teneur, de l’opposition entre philosophie du sujet et structuralisme est toujours un peu courte de vue, dès lors qu’on fait de ces deux « théories » des opposés symétriques. Or, il existe bien, au cœur du structuralisme, une théorie du sujet, mais ce dernier au lieu d’être donné à soi est produit.
Deux des auteurs prennent une autre voie. Philippe Corcuff et François Dubet s’intéressent plutôt à une approche des processus de subjectivation dans la constitution des individus contemporains. Par subjectivation, entendons les processus de distanciation vis-à-vis des rôles sociaux endossés, se cristallisant dans un sens dit ordinaire de sa propre authenticité. Encore aurait-il convenu d’esquisser à ce propos une traduction dans l’ordre de la philosophie politique des ressources issues de ces travaux. Ce qui n’est pas accompli dans cet ouvrage.
De tout cela, en fin de compte, il ne reste que peu de choses, puisqu’on a parfois l’impression d’entendre ces propos pour la nième fois. Sauf à s’inquiéter pour la première fois de ces questions, le lecteur averti n’y trouvera pas matière à renouveler sa pensée.
On finit par acquérir la certitude que les raisonnements socio-politiques entretenus autour de l’individualisme procèdent de la manière suivante : ils inventent l’apparence de « nouveaux » phénomènes sociaux repérés (individualisme, désaffection de la politique, absence d’attention au lien social) entièrement interprétés dans un discours adéquat à une focalisation sur l’Etat et son devenir actuel. Ensuite, la logique du discours se déploie ainsi : une fois l’individualisme posé, on peut le donner pour une forme de décomposition de la démocratie, par fait de refuge des individus dans la consommation (en un mot, un succédané de la thèse d’Alexis de Tocqueville). Ce fait est mis en corrélation avec l’idée selon laquelle, à l’encontre de cet individualisme, il convient de reconstruire urgemment le lien social. Puis, dans un troisième temps, on exalte l’individu des Lumières, qui, dit-on, savait être citoyen, tout en promouvant une démocratie ouverte, et en s’appuyant sur les Déclarations des droits de l’homme. Conclusion du propos : il faut donc revenir en arrière, revenir à la bonne démocratie, celle des Lumières, en restaurant le lien social perdu de nos jours.
A ce raisonnement, il est aisé de rétorquer que l’examen des faits ne dit pas tout à fait cela. Les émeutes des banlieues, les manifestations des chômeurs, les nouveaux mouvements sociaux ne prouvent pas du tout une aspiration individualiste séparatrice.
Par conséquent, il ne serait pas indécent de reprendre la question autrement, d’en changer en tout cas les termes pour partie, si l’on suit l’article de François Dubet. En réalité se déploie sous nos yeux plutôt une individualisation des êtres humains, néanmoins sans articulation à un champ d’action. Cette individualisation, par fait d’histoire, procède évidemment aussi de la consommation et des médias et elle a pour gain d’aider à distordre, voire à défaire, les médiations antérieures (famille, religion, institutions communautaires affaiblies, croyances plus personnelles, sexualités plus individuelles avec recherche d’une satisfaction individuelle immédiate) enfermantes. Ce processus d’individualisation ne promet aucun résultat uniforme. Il hésite constamment entre verser du côté du pouvoir en tombant dans l’individualisme ou passer du côté de la révolte pour s’ajointer à un champ d’action social et historique.
La suite de cette histoire s’écrira sûrement, dans les salons ou dans la rue…
Claude Calame, Identités plurielles de l’individu contemporain, Textuel, Paris, 2008.