Pour les médias occidentaux, la Russie redevient une dictature. La démocratisation de la décennie Eltsine, très relative à leurs yeux, leur apparaît comme une parenthèse refermée par Vladimir Poutine. Le pouvoir de la vaste Russie renouerait ainsi avec le passé. « Despotisme » et « immensité » seraient « naturellement » associés à « Russie ».
Dans un célèbre ouvrage, Zbigniew Brzezinski (1997), influent conseiller de la présidence américaine, a d’ailleurs construit une doctrine politique fondée sur cette association. Pour lui, la Russie ne peut être à la fois une démocratie et un empire (au sens d’« immensité »). Pour y garantir la démocratie, il faut donc pousser la Russie à « rompre avec son passé impérial » (p. 157), c’est-à- dire à revenir à ses frontières d’avant 1654, et « accepter la pluralité géopolitique », à savoir l’indépendance des pays baltes, de la Biélorussie, de l’Ukraine, du Caucase (p. 158), et, bien sûr, leur entrée dans l’Otan.
Brzezinski ne démontre pas le lien de causalité qu’il postule entre « immensité impériale » et « despotisme ». La Russie impériale ayant constamment opprimé, et son propre peuple, et les peuples voisins, il voit probablement l’histoire comme une longue leçon de choses rendant toute démonstration superfétatoire. Ce lien déterministe mérite cependant examen. On trouve en effet chez les politistes, à propos du Canada, autre État immense et multiculturel, l’affirmation inverse : « Le Canada est tout simplement trop vaste pour être dirigé par un État très centralisé » (Kymlicka, 1997, p. 794). Pourquoi « immensité » rime-t-elle avec « despotisme » en Russie, si elle rime avec « subsidiarité » au Canada ? Quelle est donc la réalité du lien « immensité-despotisme » ? Il est nécessaire de remonter à l’époque où il s’est établi dans les esprits à propos de la Russie et d’examiner comment il a évolué au cours des temps [1].
« Despotisme » et « Immensité » : une genèse simultanée.
Le tournant du 16e siècle.
Après sa destruction par les Mongols, en 1240, la Rous de Kiev [2] se divisa en principautés. Le titre de Grand Prince fut dorénavant attribué par le khan des Mongols (ou Tatars), installé à demeure, sur les bords de la Volga. À partir de 1328, ce titre est toujours revenu au prince de Moscou, qui en a profité pour renforcer son domaine.
C’est autour du 16e siècle que se produisit le changement d’échelle qui associa le pouvoir de Moscou à la notion d’immensité. Ivan III avait hérité en 1462 d’un territoire de 430 000 km2, donc d’une taille « européenne ». À sa mort, en 1505, ayant conquis les terres de Novgorod, il léguait un pays de deux millions de km2. Son fils, Vassili III, le porta à 2,8 millions de km2, une surface égale à celle de toute l’Europe occidentale. Son petit-fils, Ivan IV, donna sa caution à la conquête de la Sibérie, à partir de 1558. À sa mort, en 1584, la Grande Principauté couvrait cinq millions de km2, soit une surface plus importante que tout le reste de l’Europe réuni. Elle était devenue un « État-continent » qui n’était plus à l’échelle européenne.
Coïncidence historique, la chute de Constantinople, en 1453, avait plongé les théologiens russes dans la perplexité. Comment comprendre que Dieu ait laissé la ville de César, son « Lieutenant sur terre », capitale de l’Empire romain, tomber aux mains des Infidèles ? La réponse trouvée fut que la « deuxième Rome » avait été punie par Dieu de l’apostasie de Florence [3]. Moscou, dont le prince était le dernier souverain orthodoxe libre, les quatre patriarcats de la chrétienté orientale étant tombés sous domination musulmane, se trouvait de la sorte investie d’une mission divine et historique. Philotée de Pskov écrivit ainsi, au début du 16e siècle, qu’elle était devenue la « troisième Rome », et que son souverain pouvait prétendre au titre de « César », Tsar, en russe. Ce royaume devait être le dernier avant l’avènement, que l’Église orthodoxe voyait imminent, du Royaume de Dieu (Lotman, 1990, p. 310).
Ivan IV franchit le pas en se faisant couronner tsar en 1547. C’est lui qui théorisa la fonction. « Second Christ », « Lieutenant de Dieu sur terre », le tsar était destiné à accomplir les desseins de la Providence, et à abriter sous son autorité l’ensemble de la chrétienté orthodoxe (Besançon, 1967). Le corollaire de cette onction divine était un pouvoir absolu qu’aucun humain ne pouvait juger. La soumission sans limites de tous allait donc de soi. Ce despotisme sans bornes théorisé par Ivan IV s’apparente-t-il réellement au pouvoir de l’Empereur de Constantinople, dont il prétend s’inspirer ?
Depuis 1243, les 18 Grands Princes de Russie du Nord-Est (de la Rous de l’époque) qui se sont succédés jusqu’à Ivan III ont tous reçu leur pouvoir du khan. Seule la prise de Kazan, en 1552, mit un terme à ce « joug mongol ». Aux Rurikides ont succédé les Romanov à partir de 1613 et jusqu’en 1917. Ces dynasties du Nord-Est de la Rous ont donc été soumises au khan pendant près de la moitié de leur existence (309 ans, de 1243 à 1552, sur 674, de 1243 à 1917). Cette sujétion fut maximale entre les 13e et 15e siècles : les conventions entre le khan et le Grand Prince étaient conclues oralement, sans aucun contrat écrit. Il n’y avait aucune limite à l’arbitraire du khan et le prince devait s’humilier en s’allongeant sur le sol à ses pieds. Ce mode de contrat politique fondé sur « le rapport personnel et la dépendance totale envers un pouvoir totalement arbitraire » (Slobodskoï, 2005, p. 218) fut reproduit par les Grands Princes, qui en firent le mode de fonctionnement de leur État.
Ainsi, entre les 13e et 15e siècles, alors qu’en Europe occidentale s’imposait le contrat écrit, s’affirmaient les embryons de société civile, c’est le « pouvoir de la steppe » qui s’ancrait en Russie (absence de droit écrit, relation personnelle, arbitraire sans limite). Le concept de tsar conçu par Ivan IV, qui reprend les trois mêmes caractères, semble donc, pour beaucoup d’auteurs (Besançon, 1967 ; Ropert, 1992 ; Heller, 1997 ; Malia, 2003) plus proche du pouvoir du khan que de celui, codifié, de l’Empereur romain d’Orient.
Au 16e siècle, la Grande Principauté est donc devenue un État-continent en même temps que son maître lui attribuait une mission divine, et la dotait, en ce nom, d’un régime de fer n’accordant pas de place à l’individu. La concomitance n’est toutefois pas une preuve de relation de causalité. Pourquoi la Russie a-t-elle divergé de l’Europe occidentale qui, à la même époque, construisait, elle aussi, d’immenses empires, mais où l’humanisme s’épanouissait ?
Certains invoquent les conditions naturelles de plaines ouvertes, dans lesquelles la cohésion sans faille de la société derrière le chef aurait constitué la seule protection face à la menace d’anéantissement (Clermont, 1993, p. 19). De la Mongolie à la Pologne, les steppes de la grande plaine russe, le « Grand Boulevard de l’Eurasie », n’offrent en effet pas d’obstacle montagneux sur lequel appuyer une défense. Les fleuves, amaigris et semés de gués en été, couverts de glace en hiver, n’arrêtent aucune cavalerie. Pour faire face, autour des princes du Nord-Est, dans la partie forestière de la grande plaine, où les cavaleries sont en difficulté, tout ce qui allait dans le sens de la cohésion aurait été valorisé, tout ce qui allait dans le sens de l’autonomie individuelle aurait été banni.
La proposition peut sembler marquée au sceau de l’éthologie, mais l’historiographie russe insiste sur le fait que l’Europe occidentale a connu sa dernière vague de destruction par un agent extérieur au 10e siècle, et que, depuis, elle a pu se développer à loisir. Cette situation de protection, à l’abri des chocs encaissés par la Russie, est aussi notée par des auteurs occidentaux (Grataloup, 1996, p. 161). La Rous, elle, a été frappée par les Pétchénègues au 11e siècle, puis les Polovtsiens au 12e, avant d’être détruite en 1240 par les Mongols, dont les khans interdirent toute construction en pierre pendant deux siècles. Les Tatars de Crimée incendièrent encore Moscou en 1571, emmenant 100 000 prisonniers en esclavage. Les steppes fertiles qui s’étendent entre la Moscovie et le mer Noire restèrent le dikoïe polié (la « plaine sauvage »), inhabité jusqu’à ce que la victoire de Catherine II sur les Tatars de Crimée à la fin du 18e siècle, permette d’y vivre en sécurité.
Gérer l’immensité.
En 1530, la Russie couvrait déjà 2,8 millions de km2, mais ne comptait que 6,5 millions d’habitants. On n’y dénombrait que 160 villes, presque toutes de moins de 5 000 habitants, alors qu’à la même époque, le Saint Empire en comptait 3 000 (Souchtchii, 1994, p. 170). Dépourvues de toute autonomie, elles n’avaient aucun rôle dans la structuration de l’espace russe.
Pour contrôler l’espace, depuis le 14e siècle, les Grands Princes avaient progressivement mis la noblesse à leur service : de plus en plus de nobles ne possédaient les terres qu’en pomiestie, c’est-à-dire par décision du Grand Prince et sous condition de service, et non plus à titre héréditaire. En 1556, Ivan IV généralisa le fait : on ne pouvait plus rester propriétaire, même de terres héréditaires, sans servir le tsar, c’est-à-dire exercer un contrôle territorial pour le compte du Centre. Comme au temps de la Rous, le Grand Prince rétribuait ce service en étendant aux nobles son privilège d’être nourri par la population (Kondratieva, 2002, p. 52). Selon ce système, dénommé kormlienie (de korm, nourriture), la noblesse subvenait ainsi à ses besoins et se payait du service de contrôle territorial en prélevant directement sur la population, sans que les finances du pays n’aient quoi que ce soit à débourser. Dans un État où l’argent faisait toujours défaut, le kormliénié perdura. Ivan IV le supprima en 1555. Pierre 1e le supprima de nouveau au début du 17e siècle. Catherine II dut encore le supprimer à la fin du 18e siècle. Au 19e comme au 20e siècle, il était encore largement répandu : tout accès à une parcelle du pouvoir était perçu comme un accès à une source d’approvisionnement personnel, contrepartie d’un faible salaire. Selon Kondratieva (2002, p. 77), la corruption endémique des systèmes tsariste et communiste trouve ses racines dans le principe séculaire du kormliénié.
Pour renforcer le contrôle sur une immensité russe peu peuplée, pauvre en villes, reposant sur une noblesse peu nombreuse, Ivan IV créa la fonction de voïevode (gouverneur militaire). Mais leurs services étaient très réduits : en 1640, pour les millions de km2 de la Sibérie, les quelques voïevodes ne disposaient encore que d’une administration de 80 personnes (Portal, 1990, p. 215). Les distances contrariaient de toute façon le contrôle effectif du territoire.
Les Mongols, confrontés au même problème, avaient « érigé la terreur en système de gouvernement » (Heller, 1997, p. 84). Numériquement peu nombreux et ne pouvant en conséquence exercer une présence permanente, ils comptaient sur l’épouvante que la simple éventualité de leur venue suscitait pour tenir de vastes espaces en sujétion. Pour Ivan IV, la terreur avait aussi pour fonction de tenir la population en respect, à défaut de pouvoir la contrôler au quotidien. C’était un moyen de contrôler à moindre frais de vastes espaces. Le régime tsariste a par la suite toujours rechigné à pousser l’encadrement du pays au-delà de cet « optimum» (Wittfogel, 1964). De loin en loin, des bouffées de répression impitoyable suffisaient à entretenir le sentiment de l’omniprésence d’un pouvoir absolu. Pour sauvegarder ce système, tout stade d’organisation de la société (association, corporation…) resta proscrit. Après Ivan IV, la terreur s’atténua, et il est plus exact de parler de régime oppressif, mais l’esprit resta le même : contrôler l’immensité par la crainte plutôt que par une structure administrative coûteuse.
Tsars et empereurs face à l’immensité.
Le despotisme comme outil de réforme de l’immensité.
Ivan III, et plus encore Ivan IV, avaient fait venir médecins et techniciens pour tenter de réduire la fracture technique avec un Occident engagé depuis le 11e siècle dans une évolution technique continue dont la Russie était coupée par le « joug mongol » (Landes, 1998). Pierre 1e (1682-1725) fit de l’emprunt massif à l’Occident une politique d’État. Pour rompre avec le passé moscovite, il décida de rebaptiser le pays « Russie », et fit construire une nouvelle capitale, d’aspect européen. Cependant, s’il s’agissait bien d’inculquer aux Russes « la manière dont tous les peuples chrétiens se comportent en Europe », d’emprunter les techniques, il n’était pas question d’importer le parlementarisme. Pierre 1e, convaincu qu’il ne pouvait « transfigurer la Russie » que par la force, tenait à rester un despote.
Sachant qu’il n’était obéi que parce qu’il était craint, Pierre 1e a cherché à améliorer le contrôle territorial. Il essaya de transposer le modèle suédois de fonctionnaires nobles, élus et rémunérés. En 1719, il redécoupa le pays en provinces, confiées à des personnages responsables de l’éducation et du développement économique, capables de relayer la réforme dans le pays. Il fut cependant impossible de trouver sur place les fonctionnaires compétents, « la réforme échoua devant l’inertie et l’ignorance de contemporains dépassés » (Riasanovsky, 1987, p. 255). Il faut ajouter que, malgré la pression fiscale terrible, les finances publiques, ruinées par la guerre, ne permettaient pas d’entretenir une administration conséquente.
Ces structures territoriales s’effondrèrent devant la révolte de Pougatchev. Catherine II décida alors une nouvelle réforme administrative (1775). De quinze circonscriptions, on passa à 50 gouvernements (goubiernii), subdivisés en districts (ouïezdi) (Riasanovsky, 1987, p. 287). Alors qu’un voïevode disposait d’une administration de 10 à 15 fonctionnaires, le gouverneur en reçut une centaine (Heller, 1997, p. 567), ce qui restait très modeste.
Par ailleurs, il manquait toujours le réseau urbain autonome capable d’animer l’espace (Marchand 2007, pp. 35-39). Dans cet esprit, Catherine II n’avait pas remis en cause la suppression de l’obligation de service des nobles, décidée juste avant sa prise de pouvoir. Elle pensait que ceux-ci auraient du temps pour s’instruire, s’adonner au progrès agricole, ouvrir des manufactures. Elle créa même une banque d’État destinée à financer ces projets. Toute la littérature russe du 19e siècle montre que la noblesse russe ne fut pas à la hauteur des espérances de l’impératrice. Le contrôle territorial resta plus que lâche.
L’Empire face au changement d’échelle de la première mondialisation.
Or, au cours du 19e siècle, dans toute l’Europe, l’État se fit maître d’œuvre du développement industriel et mobilisa l’espace territorial dans un projet national. L’expansion économique générale aboutit à une première mondialisation, à laquelle un territoire ne pouvait cependant participer qu’à condition de s’insérer dans la circulation mondiale, c’est-à-dire à la fois se connecter au monde et faciliter sa circulation interne. Pour la Russie, il s’agissait là d’un triple défi : industrialisation, connexion au monde, circulation interne.
La Russie, contrairement à ce que tout empire veille normalement à faire pour maîtriser l’espace (Grataloup, 1996, p. 94), n’avait en effet pas développé son réseau de communication. Au début du 19e, son retard en ce domaine était devenu énorme. Le marquis de Custine employa l’expression de « fléau de la Russie » à propos des routes qu’il y rencontra. Au milieu du siècle, sur 18 millions de km2, le pays ne comptait que 5 000 km de routes carrossables et il put en mesurer les conséquences lors de la guerre de Crimée (1854-55) : les renforts russes partis de Moscou mettaient trois mois à arriver sur le front, quand les renforts partis de France ne mettaient que trois semaines (Heller, 1997, p. 755). Ces données quantitatives ne disent par ailleurs rien de ce qui pouvait se passer sur les chemins russes. Un fait divers rapporté par Klioutchevski permet de l’imaginer :
Vers 1830, le dossier d’une affaire de malversation prit des proportions dantesques à Moscou : des centaines de milliers de feuillets. Le Sénat décida de faire expédier tout cela à la capitale. On loue donc les chariots nécessaires (quelques dizaines), le convoi s’ébranle … et disparaît à tout jamais. Aucun limier n’en retrouvera jamais la trace. À peine en chemin, tout – chariots, cochers et dossiers – s’est volatilisé. (cité par Sokoloff, 1993, p. 65).
Un tel fait divers, au cœur du pays, au milieu du 19e siècle, est révélateur de la réalité du contrôle territorial exercé par le pouvoir central. Une situation analogue était en train de se nouer avec le chemin de fer. En 1865, la Russie ne disposait que de 3 800 km de voies ferrées, quand le réseau des États-Unis dépassait déjà les 50 000 km (Girault, 1989, p. 57). Cependant, dans le dernier quart du siècle, la construction s’accéléra, et le réseau passa à 70 200 km en 1913. Au début du 20e siècle, la Russie, par son développement industriel, celui de ses chemins de fer, les investissements étrangers, était en train de s’intégrer à l’espace économique mondial. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, la structuration spatiale du pays avait également progressé. On assistait à l’essor d’une société urbaine qui commençait à devenir un moteur de croissance (Marchand, 2007, pp. 43-46).
La Russie stabilisait traditionnellement ses conquêtes incessantes en s’appuyant sur l’intégration des noblesses locales dont on attendait qu’elles deviennent de fidèles serviteurs du tsar, en échange du maintien de leurs privilèges. Ce système avait cependant trouvé ses limites depuis le début du 19e siècle, lors de l’intégration de territoires dont les noblesses étaient trop nombreuses (Pologne, Géorgie) ou culturellement trop différentes (Asie centrale) pour être intégrées dans la noblesse d’empire, fondement du contrôle territorial (Kappeler, 1994, chapitres III et V). Face aux éventuelles révoltes (Pologne, 1830 et 1863) la répression restait alors l’unique réponse de Moscou.
Soucieux de progrès, Alexandre II jeta toutefois les bases d’une véritable structuration de l’espace russe en créant une auto-administration locale au niveau de la province et du district, le zemstvo, en 1864, puis des villes, en 1870. Ces organes firent beaucoup pour l’éducation primaire, la santé, les communications. Ils employaient 205 000 personnes en 1912, chiffre auquel il fallait ajouter le « self-governement » paysan au niveau du district rural (300 000 personnes), soit au total le double de l’administration tsariste (253 000 agents) (Mironov, 1997, pp. 8 et 11). L’ensemble ne représentait malgré tout qu’un faible encadrement, de 6,2 personnes pour mille habitants en 1910 (contre 11,3 aux USA et 17,6 en France à la même époque). Les Russes distinguaient bien ces auto-organisations locales de l’administration d’État, qu’Anatole Leroy-Beaulieu (1898) décrit comme corrompue parce que mal payée, et opposant une énorme inertie à tout mouvement initié du haut :
Affranchie des tribunaux, placée en dehors du droit commun, la bureaucratie est la véritable souveraine de l’empire… Les empereurs ne peuvent rien sans elle et ne peuvent rien contre elle. L’instrument est plus fort que la main qu’il sert (p. 541).
Entre 1890 et 1913, la révolution pétrovienne portait néanmoins ses fruits. Des structures spatiales, noyaux urbains et auto-administration, commençaient à s’enraciner. La force n’était plus l’unique moyen de contrôle de l’immensité. La Russie s’adaptait au monde de son époque et s’ouvrait. La guerre ruina ces progrès.
La glaciation soviétique.
Les Bolcheviks avaient eux-aussi pour projet de transfigurer le pays. La capitale fut transférée de Pétrograd à Moscou, sous la pression de l’armée allemande, mais ne revint jamais dans la ville-symbole de l’occidentalisation du pays. Dès 1918, Moscou devenait la capitale du monde communiste, suivant la « vraie voie », celle de la Troisième Internationale : « De Moscou jaillissait la lumière qui devait éclairer les ténèbres de l’Occident » (Berdiaïev, cité par Papadopoulo, 1995, p. 230). Elle renouait avec le messianisme de la Troisième Rome. Il restait à concrétiser ce projet, construire l’économie nouvelle et administrer l’espace.
La restauration de l’isolat.
La Russie bolchévique fut immédiatement mise à l’écart par les pays occidentaux. Après 1924, les choix soviétiques ont conforté cet isolement subi. Le projet de construction du socialisme dans un seul pays sous-entendait en effet le fonctionnement auto-centré d’une économie étatisée. Le commerce extérieur devint monopole d’État. L’entrée d’étrangers, la sortie des ressortissants, furent toujours très limitées.
Le réseau ferroviaire intérieur fut certes développé, mais lorsque les autorités l’ouvrirent à l’expertise occidentale, il se révéla en fait dépassé et obsolète (Bernard, 1991). Le transport routier, déjà négligé par les tsars, le fut tout autant par le régime soviétique. On invoque parfois le climat pour expliquer cette constance. Mais alors, comment comprendre qu’en 1990, la république de Carélie, en Russie, ne dispose que de 35 km de routes pour 1 000 km2 (Goskomstat, 2007, p. 526), et la Finlande voisine de 78 km pour 1 000 km2 ? Les conditions climatiques sont les mêmes de part et d’autre de la frontière. La différence s’explique par des choix sociétaux et non par des facteurs naturels. Le régime a refusé le transport individuel, l’automobile, et privilégié le transport collectif.
La faiblesse et la médiocrité des voies de communication, l’isolement, réel même pour l’ouest de la Russie, sont le produit des systèmes politiques successifs qui ont veillé à la fermeture de l’immensité russe vis-à-vis des évolutions politiques, économiques et techniques du monde.
Le Parti face à l’immensité.
À partir de 1928, l’économie a été totalement planifiée. De Moscou, le Gosplan fixait les objectifs à 35 ministères sectoriels se partageant l’ensemble de l’activité économique. Ces derniers, de Moscou, répartissaient les objectifs entre les entreprises appartenant à leur verticale ministérielle.
Sur le terrain, le contrôle territorial était assuré par le premier secrétaire du Parti de l’oblast (l’obkom) ou de la République Autonome. Dans sa circonscription, il était « Dieu et le tsar », comme l’avait dit Boris Eltsine, lui-même longtemps à ce poste à Sverdlovsk (Reinhardt, 1992, p. 70). Il désignait le candidat unique à tous les postes figurant sur la nomenklatoura (« nomenclature », au sens de « liste ») de sa région, c’est-à-dire tous les postes de responsabilité (du directeur d’école ou de musée au président de sovkhoze), sauf ceux relevant directement du Centre.
Sa toute puissance était cependant relative. Il pouvait être démis à n’importe quel moment par le Centre. Sa tâche était de contrôler la vie sociale et politique ainsi que le bon déroulement de la production planifiée dans sa région mais pour cela, il dépendait du zèle des responsables qu’il avait nommés. Des relations lui étaient nécessaires au sommet, à la direction du Parti, dans les ministères sectoriels commandant directement de Moscou les grandes entreprises de sa circonscription, comme avec ses homologues d’autres régions. Chefs d’entreprises, responsables à tout niveau, premiers secrétaires d’obkom, formaient une nomenklatoura dans laquelle les parcours étaient croisés. Ils étaient constamment contraints par les pénuries et retards chroniques à arbitrer, accorder des priorités, distraire des moyens dans un jeu de compromissions réciproques (Sapir, 1992, p. 35), tous arrangements qui échappaient au Centre. Le premier secrétaire tenait sa fonction de son appartenance à la clientèle d’un personnage plus haut placé, et il ne s’y maintenait qu’en cultivant une clientèle subalterne. Le premier secrétaire d’obkom, par ses relations clientélistes, permettait donc l’essentiel, le contrôle de l’ordre social et politique, l’exécution des routines de la planification, mais sans permettre la maîtrise réelle de l’espace par le Centre, problème sur lequel la planification buta constamment (Nove, 1981). Ces relations dérivaient par ailleurs invariablement vers la corruption.
Sous Lénine et Staline, la terreur assurait l’obéissance de tous. Elle s’abattait sans préavis, à n’importe quel endroit de l’espace ou de la hiérarchie, donnant à croire que le Centre avait connaissance de tout. Après Staline, le système devint de moins en moins rigoureux et ne dépassa plus le stade du projet. L’individu gardait de larges plages d’autonomie tant qu’il ne tentait pas de structurer la société en dehors du Parti. Économiquement, le pouvoir était conscient qu’une dose de laxisme était nécessaire au fonctionnement du plan (Nove, 1981). Politiquement, l’auteur de ces lignes, qui a longuement séjourné en Urss pour la rédaction d’une thèse (Marchand, 1990), peut toutefois témoigner, par expérience personnelle et non uniquement par consultation d’archives, que le contrôle policier était une réalité, informée des détails les plus insignifiants.
Cette gestion soviétique du territoire a exclu toute dynamique décentralisée. Les villes, même les plus grandes, étaient conçues comme des agrégats de combinats industriels, lieux de résidence de la main d’œuvre afférente, dépourvus de services supérieurs. Tout au plus, chaque capitale d’oblast ajoutait à cela une petite fonction universitaire et de surveillance pour le compte du Centre (secrétariat d’obkom) (Marchand, 2005, p. 112). Dans l’organisation spatiale, le communisme soviétique fut donc une régression historique. Il a détruit toutes les autonomies construites entre 1860 et 1913, et ramené le pays à une organisation spatiale du type de celle de la Moscovie d’Ivan IV, dans laquelle le Centre cherche à exercer un pouvoir sans limites sur toute la société avec une structure territoriale réduite. En Urss, l’armature du Parti assurait le contrôle a minima de l’essentiel sur le territoire.
Sortir l’immensité du despotisme.
En 1991, après l’explosion de l’Urss, la Russie reste le plus vaste État du monde. Mais le territoire sous le contrôle de Moscou a été ramené à ses limites de la fin du 16ème siècle. Les réformateurs voulaient profiter du choc pour tourner le dos à mille ans de repli sur l’immensité territoriale pour s’intégrer à un monde fondé sur l’ouverture, la circulation et l’État de droit, mais ils ne disposaient d’aucune courroie de transmission dans le pays. La cohésion de l’espace soviétique était assurée par l’appareil du Parti unique qui désignait tous les responsables et les surveillait. Le Parti unique dissous, le gouvernement n’avait plus de moyens de contrôle sur l’espace. Concrètement, le Parti contrôlait l’éducation, la santé, les infrastructures, la culture, l’information, l’activité de production, le commerce de détail, les loisirs (tous les enfants étaient membres des Pionniers). Avec sa disparition en août 1991, la société se trouva donc littéralement en apesanteur.
La Russie eltsienne : un territoire « éclaté en 89 Urss ».
Conscient de ce vide, Boris Eltsine institua immédiatement la fonction de chef d’administration (arrêté du 21 août 1991). Dans les républiques autonomes, il s’appuya sur les présidents de la république, déjà en place, et pour les oblasts, kraï et districts autonomes, créa le poste de gouverneur. Leur mission était de préserver la stabilité économique, sociale et politique de leur région. Pour ces postes, il ne put toutefois se reposer que sur le personnel existant, à savoir les ex-apparatchiki du Parti. Ce sont eux qui, à l’échelle de leur région, eurent à faire face à la situation d’apesanteur. Le gouvernement la rendit d’ailleurs encore plus difficile en libérant totalement les prix le 1e janvier 1992, conduisant à une inflation de 2 500 % pour l’année 1992.
Dans cette ambiance de fin du monde, les chefs d’administration se sont tournés vers leurs réseaux clientélistes d’époque soviétique. La possibilité de privatisation d’une partie de la propriété collective leur a même offert l’opportunité de les renforcer : ils ont privatisé, dans la plus grande opacité, magasins de détail, commerce de gros, et même certaines entreprises moyennes, distribués à leurs proches. Comme à l’époque soviétique, contre protection, ils se sont assurés la fidélité des directeurs d’hôpitaux, d’écoles, d’universités, de théâtres, de journaux, de kolkhozes et sovkhozes, ou les ont remplacés par des personnes sûres. L’absence totale de transparence devint la règle pour tous les appels d’offre de leurs administrations.
Ils ont joué de leurs réseaux à l’échelle du pays pour assurer des débouchés aux entreprises de leur région ou les faire approvisionner, pour trouver des produits alimentaires. Au moins pour un temps, ils ont instauré le contrôle des prix, de la circulation des hommes ou des marchandises, interdisant par exemple de vendre pommes de terre ou bétail à l’extérieur de la région, établi des contrôles douaniers et des taxes, tout ceci en totale illégalité [4].
L’affirmation des pouvoirs locaux des années quatre-vingt dix ne fut surtout pas un progrès démocratique. Au contraire, les chefs d’administration ont maintenu l’économie administrée, le contrôle du politique sur la vie économique et sociale, c’est-à-dire le système soviétique, à l’échelle du territoire dont ils avaient la charge. Ceci a bloqué les réformes par au moins deux effets pervers :
– en verrouillant leurs régions, ils ont segmenté le marché russe en 89 entités semi autarciques, empêchant la formation du marché de consommation unifié indispensable pour que les entreprises puissent restructurer leurs productions (Samson, 2002).
– dans les zones fertiles, ils ont tout fait pour que les exploitations collectives survivent à la « privatisation ». Leur semis constitue en effet le maillage idéal pour les réseaux clientélistes dans l’espace rural (Marchand, 2007, p. 443).
– le krach d’août 1998 a porté ce système à son paroxysme. Transformée en autant de fiefs féodaux que de régions, la Russie était devenue ingouvernable. La Constitution, les lois fédérales, n’étaient plus respectées dans les régions, qui édictaient des règlements à leur convenance en toute illégalité. La réforme était paralysée.
Le rétablissement de la verticale du pouvoir.
En septembre 1998, Evgueni Primakov fut le premier à parler de la nécessité de rétablir la « verticale du pouvoir » [5]. Sans majorité à la Douma [6], il ne put agir. Ce n’est qu’à partir des élections législatives de décembre 1999 que, pour la première fois depuis 1992, le parti du président fut en mesure de disposer d’une majorité à la Douma.
Élu président en avril 2000, Vladimir Poutine, mit cette politique en œuvre : nomination de « représentants plénipotentiaires » (acronyme russe, polpredy) chargés d’éliminer les textes locaux non conformes à la Constitution (mai 2000), réduction de 48 à 40 % de la part des ressources fiscales dévolue aux « sujets » et suppression du siège détenu par les chefs d’administration au Sénat, donc de l’immunité parlementaire, qui les protégeait de poursuites pour pratiques illégales (été 2000). En 2004, leur élection au suffrage universel fut abolie et leur nomination par le Centre, rétablie.
Malgré tout, les politistes émettent les plus grands doutes sur le fait que le Centre ait réussi à reprendre le contrôle effectif du territoire. William Tompson (2002, p. 936) écrit que « l’État reste faible et inefficace ». En 2003, Robert Orttnung (p. 84), écrit que les pouvoirs locaux continuent largement à « contrôler les médias, fixer les prix, détourner les impôts locaux, disposer des marchés publics ». En 2005, Elena Chebankova débute un article par cette phrase : « C’est un simplisme de croire que le Centre a réussi à reprendre le contrôle politique total des régions » (Chebankova, 2005, p. 457).
En Russie même, Piotr Chtchedrovski (2003) écrit : « Le président de la Russie est capable de faire adopter pratiquement n’importe quelle décision mais il ne peut s’assurer de son exécution ».
De fait, comme Eltsine en 1992, Vladimir Poutine a été obligé, pour les nominations, de puiser dans les seules élites disponibles, le vivier des chefs d’administration en place, seuls à-même de contrôler efficacement l’espace … toujours grâce à leur clientèle. Ainsi, de janvier 2005 à mars 2006, sur 48 postes de chefs d’administration pourvus par nomination, 35 ont été attribués à l’élu sortant. Treize postes (27 %) seulement ont changé de main, et encore, dans trois cas pour une cause externe, maladie grave ou décès de l’élu (Chebankova, 2006). La rotation des cadres, expérimentée dès l’époque soviétique, ne réglait rien. La seule question était en effet alors de savoir combien de temps le nouveau nommé obéirait au Centre avant de tomber sous la coupe des réseaux clientélistes locaux, sachant que son efficacité pendant ce court laps de temps serait douteuse puisque, ignorant de ces réseaux locaux, il serait facilement manipulable (Orttnung, 2003, p. 94).
Immensité et pouvoir.
Corruption et clientélisme, enfants jumeaux du despotisme.
L’institution du polpred n’a donc pas permis un contrôle effectif de l’espace. Ses quelques centaines de fonctionnaires pèsent peu face aux milliers dont dispose chacun de la dizaine de chefs d’administration qu’il est censé surveiller. Faut-il alors multiplier les fonctionnaires à la disposition du polpred ? Le problème se situe ailleurs.
Washington n’a pas besoin de nommer les gouverneurs pour que les États de l’Union fonctionnent conformément à la loi, ni d’une armée de fonctionnaires pour les surveiller. Moscou y est obligée et, au surplus, compte tenu de la corruption répandue, avec la quasi-certitude que dans la réalité, ni la loi ni la Constitution ne soient respectées. Pourquoi ce qui est possible à l’échelle des grands espaces nord américains, ne le serait-il pas à celle des grands espaces russes ? Cela tient à l’absence d’une administration fiable capable d’assurer l’exécution correcte de la législation.
Sous les tsars comme sous le communisme, le pouvoir russe a toujours eu pour projet de soumettre la totalité de la vie sociale et économique à la sphère politique. Lucides sur la fragilité du projet, l’État tsariste (sauf à partir de 1861), comme la partocratie soviétique, ne toléraient aucun stade d’organisation de la société, ni métropole, ni institution, de crainte de voir leur pouvoir contesté. La courroie de transmission dans l’espace était la verticale administrative de l’État ou du Parti, bureaucratie « placée en dehors du droit commun », détentrice de tous les pouvoirs et impliquée dans tous les compromis locaux. Cette omnipotence a toujours dérivé vers la corruption.
En 2003, Igor Kliamkine décrit une situation analogue, une société russe dans laquelle tous les services publics en charge d’appliquer une réglementation (administration locale ou fédérale, services sanitaires, pompiers, douaniers, policiers …) n’exécutent correctement leur tâche que contre pots-de-vin [7]. Comme sous les tsars et en Russie soviétique, les fonctionnaires utilisent la réglementation comme une marchandise dont ils ont le monopole (p. 26). Anatole Leroy-Beaulieu n’écrivait pas autre chose en 1898 [8] ! On avance souvent que cette corruption est provoquée par la maigreur des salaires. Les fonctionnaires à salaire élevé seraient donc moins corrompus que les autres ? Ce n’est pas ce que la lecture de la presse peut laisser supposer. La réalité est que tant que le personnel politique aura la mainmise sur la vie sociale et économique, rien ne changera.
Conscients que les administrations locales et fédérales, par les autorisations et contrôles discrétionnaires, source inépuisable de corruption, pèsent sur l’économie et sont la base du système clientéliste et de ses compromissions croisées, les gouvernements ont engagé une action. En 2001 et 2002, le nombre d’autorisations nécessaires à l’ouverture d’une entreprise a été diminué de 30 %, tout comme le nombre d’inspections auxquelles elle était soumise (Walter, 2003, p. 21). Le problème est que toute la bureaucratie a intérêt au maintien de la réglementation (Shelley, 2003, p. 71). Toute loi nouvelle sert de base à la corruption : elle précise au fonctionnaire ce qu’il a à vendre (Kliamkine, 2003). Lazarievski (2005) cite le cas de la propriété foncière. Depuis que l’administration locale est obligée de reconnaître la propriété privée du sol, elle refuse de vendre les terrains, dont elle s’estime propriétaire au nom de la continuité de l’administration soviétique, et privilégie la location, qu’elle attribue sans appel d’offres, et pour des baux courts, nécessitant de fréquentes (et fructueuses) renégociations. Entre la volonté de réforme du Centre et sa transcription dans l’espace, la bureaucratie fait toujours obstacle. Cette dernière est-elle l’inévitable corollaire de l’immensité ? En ce cas, pourquoi les immensités nord-américaines en seraient-elles exemptes ?
Le chaînon manquant.
Il manque en Russie ce qui existe aux Usa ou au Canada, les millions d’acteurs et d’agents, dirigeant leur propriété agricole ou industrielle capables de s’associer, de faire valoir leurs droits devant les tribunaux, face au pouvoir fédéral comme local. En s’opposant à tout arbitraire bureaucratique, aux empiètements du pouvoir sur ses droits, cette masse contrarie toute tendance au despotisme.
En Russie, la propriété n’a jamais eu droit de cité. Dans le système politique codifié par Ivan IV, la Russie est confiée par Dieu à son souverain comme un bien patrimonial. Comme le remarque l’historien Richard Pipes, alors que dans les langues ouest-européennes le mot « État » dérive du latin status, en russe, il dérive du mot gosoudar, qui signifie « souverain » (Carrère d’Encausse, 1981), « maître absolu du territoire et de l’État », accolé à celui de Grand Prince depuis le 14e siècle (Durand-Cheynet, 1988, p. 182). La Russie des tsars était la propriété de son souverain et la langue a intégré le fait : encore aujourd’hui, « Université d’État » se traduit en russe par gosoudarstviennyi universitiet, soit « Université du Souverain ».
Entre 1803 et 1830, la Russie a pourtant procédé elle aussi à la codification des lois (Chaigneau, 2008, p. 206), mais on y a codifié les principes féodaux. Il n’y a pas eu rupture et triomphe de la propriété bourgeoise comme en France (p. 218). La propriété nobiliaire a été reconnue (le pomiestie disparu), et pour le reste de la population, les droits et pratiques locales coutumières et communautaires ont été entérinés. La Russie de la fin du 19e siècle n’avait toujours pas de régime de propriété unifié. Il variait selon les régions, les religions, le rang des individus. En 1861, lors de l’abolition du servage, il est significatif que les terres aient été attribuées aux communautés villageoises, et non aux individus. Après 1917, les bolcheviks ont réduit le droit de propriété aux biens personnels.
Quand, comme dans la Russie tsariste ou communiste, l’espace territorial est la propriété de l’État ou du souverain, l’individu, privé de tout droit de propriété, qui n’a plus qu’un droit de jouissance, peut être effacé, éliminé, sans autre forme de procès. Le droit de propriété, qui reconnaît à un individu la possession d’une fraction de l’espace territorial, est un obstacle à l’arbitraire du pouvoir.
Dans ce contexte millénaire, victime de l’arbitraire permanent du pouvoir, ne pouvant faire valoir aucun droit, ni de propriété autre que sur les biens personnels, ni d’association, l’individu a « acquis une mentalité et un comportement nihiliste » (Kliamkine, 1995, p. 56), formant de petits réseaux personnels de parents et d’amis, menant une existence de prédation aux dépens de l’État-société. Soumis au règne de la corruption et des privilèges, les Russes ont développé une « société de cliques » (Khlopine, 1999, p. 14), bien illustrée par l’adage de l’époque soviétique, « qui ne vole pas l’État, vole sa famille ».
Tant que la Russie n’aura pas ces millions d’agents propriétaires capables de faire valoir leurs droits, de faire entrer l’État de droit au quotidien, l’espace restera la propriété du pouvoir politique qu’elle a été, que ce pouvoir soit fédéral dans la version centralisée ou local dans la version féodalisée des années quatre-vingt dix. Attendu l’immensité, le Centre sera contraint de s’en remettre à ses rouages locaux, fonctionnant forcément sur une base clientéliste, impliquant par nature une forte corruption. Une dose de despotisme restera le seul moyen de maintenir la corruption et l’inertie à un niveau supportable. Le despotisme sera la seule forme de direction du pays tant que l’espace ne sera pas structuré. La Russie s’oriente-t-elle actuellement vers l’affirmation d’une certaine structuration spatiale, notamment par la propriété privée ?
Sur le plan agricole, le mouvement vers la ferme privée a été annihilé par l’administration locale. En 2007, on ne compte que 255 000 fermiers individuels (pour 7,1 millions d’actifs agricoles) et les « collectifs » contrôlent 80 % de la surface agricole utile (Goskomstat, 2007). Le pouvoir local continue de bloquer l’évolution (Marchand, 2007, p. 410).
Dans l’industrie et les services, la privatisation a abouti au passage massif de la propriété d’État aux mains d’une fraction de la population, dans une totale opacité. Les plus grands bénéficiaires ont été les « oligarques », jeunes membres désargentés du Komsomol (Jeunesse Communiste) en 1991, devenus milliardaires en dollars au début des années 2000. Depuis 2002, ces grandes entreprises privées russes ont engagé une stratégie d’investissement internationale, liée au désir de certains « oligarques » de se prémunir sur le plan interne (après l’affaire Khodorkovski en 2003) mais également encouragée par l’État (Durand, 2007). Après 2005, l’importance du phénomène donne l’impression d’une véritable stratégie d’État [9]. On peut comprendre cela comme la volonté du Kremlin de voir se former des transnationales russes, à l’instar des transnationales étasuniennes, composantes du soft-power américain. Les propos du vice-ministre de l’économie, Sergueï Storchak (Figaro-Economie, 10-11-2006) ouvrent toutefois une autre piste. Il déclare en effet que le contact de l’espace-monde favorisera l’évolution des mentalités des acteurs économiques russes, même si « cela prendra du temps ». C’est à l’aune de cette réflexion qu’on peut lire l’intense politique d’ouverture de capital menée par le Kremlin à partir de 2006 dans des secteurs stratégiques :
– acquisition de 20 % de Rosbank, deuxième banque privée russe par la Société Générale, vente de 20 % de Vniechtorgbank, deuxième banque du pays, puis de 36 % de Sberbank (75 % des dépôts du pays) sur les marchés de Moscou et de Londres (Les Échos, 29-9-06, 13-11-06 et 25-3-07).
– démantèlement du monopole de l’électricité Ues, y compris au profit de partenaires étrangers : l’italien Enel a acquis 50 % de Ogk 5 pour 2,6 milliards d’euros ; l’allemand E.On. a acheté Ogk 4 pour 4,8 milliards d’euros (dont la principale centrale de Moscou) ; le finlandais Fortum a acquis 26 % de Tgk 1 (la moitié de l’électricité de Saint Pétersbourg), puis 55 % de Tgk 10 ; le fonds d’État de Dubaï a acheté Ogk 1 pour 3,5 milliards d’euros et l’allemand Rwe, Tgk 2 (Les Échos, 27-8-07, 17-9-07, 29-2-08, 1-7-08).
– intégration de tous les équipementiers occidentaux au programme Super-Jet 100, fondement de la reconstruction de l’aéronautique civile russe (Marchand, 2007b, p. 15).
– Renault est devenu le premier actionnaire (25 % des parts) de Vaz. Alsthom est devenu partenaire à 49 % de la fabrication des centrales-vapeur pour la nouvelle filière nucléaire russe et a entamé des discussions sur 25 % de Transmasholding, premier fournisseur de matériel roulant ferroviaire. Siemens a pris 40 % de Silovye Machini (1/3 de l’équipement des centrales électriques russes, nucléaire inclus) (Les Échos, 10-2-07, 2-7-07, 13-9-07, 7-10-08).
L’exemple de Vaz est très instructif. L’État a repris le contrôle de ce géant de l’automobile russe en 2005, avec l’objectif affiché d’éliminer les structures mafieuses qui gangrenaient l’entreprise depuis sa privatisation et de la préparer à une véritable privatisation (Afp, 25-7-08). C’est une application de la « voie sud-coréenne » fréquemment évoquée en Russie : l’État prend en main pour restructurer et remettre au privé. Assainie, Vaz a pu s’associer à Renault.
Dans un discours de février 2008, Vladimir Poutine a développé le souhait de faire de la Russie un pays attractif pour les investisseurs, mais prédit l’échec si elle ne parvenait pas à surmonter la corruption et la bureaucratie. Il a parlé d’« horreur » à propos des pots-de-vin à verser pour toute démarche et déploré que l’État ait à gérer « 25 millions de personnes employées dans le secteur public ». En novembre 2008, Dimitri Medevedev, dans son premier discours à la Nation, expliquant que l’appareil d’État était le premier employeur, producteur, éditeur du pays, concluait que « ce système est totalement inefficace et ne nourrit qu’une seule chose, la corruption ».
Pour les présidents russes, le recul de la corruption et du clientélisme sont la clef de la modernisation de l’économie. Dans cette idée, l’internationalisation des grandes entreprises russes et l’entrée du capital étranger en Russie sont probablement des outils bien plus efficaces que l’arsenal législatif. Pour être acceptées comme partenaires, les grandes entreprises russes doivent en effet se conformer aux règles internationales des affaires, donc faire un effort conséquent en matière de transparence et de gouvernance. Les entreprises occidentales qui entrent sur le marché russe amènent avec elles leurs règles de management, et les partenaires russes, les administrations régionales, en compétition pour les attirer, sont obligés d’en tenir compte. La politique d’ouverture de 2006-2007 peut se comprendre comme une voie nouvelle pour lutter contre la corruption et moderniser le pays : il s’agit d’essayer de faire entrer les pratiques normales de marché dans la vie quotidienne des acteurs.
Cette politique fut mise en veilleuse en 2008, d’abord à cause de la montée de la pression de l’Otan aux frontières, puis en raison de la crise économique survenue en septembre 2008, qui contraint l’État à s’impliquer. Ces problèmes s’estompant, elle a repris depuis l’automne 2010.
L’immensité n’implique pas le totalitarisme, les Usa ou le Canada en sont la preuve. Le despotisme est un mode de gestion de l’immensité. La gestion territoriale par des structures spatiales dotées d’autonomie (région, métropoles) et surtout par la propriété privée, en est un autre.
En Russie, l’association séculaire entre immensité et despotisme était vérifiée sous les tsars comme au temps des soviets. La politique affichée du Kremlin depuis une décennie, quel que soit son occupant, vise à faire reculer la corruption et le clientélisme. Or, ces deux problèmes sont d’une part liés entre eux, et d’autre part associés au despotisme. C’est la toute-puissance de l’administration sur toute chose qui engendre corruption et clientélisme, et le despotisme, ou tout au moins la menace, s’avère le seul moyen de les contenir dans certaines limites, contraignant en retour le pouvoir à s’appuyer sur les clientèles pour exercer son contrôle territorial.
On ne peut affirmer avec certitude qu’à travers le discours contre la corruption et le clientélisme, l’objectif actuel du Kremlin soit le recul du despotisme. Sa volonté de moderniser l’économie du pays ne fait cependant aucun doute, et il est conscient qu’il doit pour cela faire reculer corruption et clientélisme. Favoriser l’intégration économique de la Russie est le meilleur moyen de l’aider à les réduire, donc la meilleure voie pour l’aider à créer les conditions pour que le despotisme ne soit plus la seule forme possible de contrôle de l’espace russe. Ceci renvoie alors à une interrogation d’un tout autre ordre, évoquée en introduction : toutes les instances occidentales ont-elles un égal intérêt à favoriser ce processus ?