La nécessité de déchiffrer l’ordre du monde, aujourd’hui comme autrefois, ne disparaît pas parce qu’on nous affirme que le réel est devenu transparent. Enquêtes et explorations demeurent requises devant la difficulté pour les uns et les autres de se situer, dirons-nous de se repérer ?, dans le monde contemporain. C’est même le rôle des chercheurs de forger des concepts qui facilitent la saisie des rapports sociaux qui sont les nôtres. Cet ouvrage se situe dans cette optique, et plus particulièrement dans le cadre d’une pédagogie (citoyenne) des sciences sociales. Sous couvert d’une écriture sans aspérité, presque une narration abordable par beaucoup, il présente au lecteur, et si possible à tout citoyen intéressé, des concepts et des raisons éclairant le monde contemporain.
Richard Sennett, pour ceux qui ne connaîtraient pas ce sociologue, est professeur à la London School of Economics et à la New York University. Quant à lui, ce livre est le fruit des Castle Lectures in Ethics, Politics and Economics, données par l’auteur à l’université de Yale en 2004. Nul ne doit y chercher des travaux ponctuels et minutieux portant sur telle ou telle relation dans la société contemporaine. Sans mettre en exergue trop de références techniques, de statistiques ou de projections mathématiques, cet ouvrage s’attache plutôt à organiser une figure générale et globale du monde contemporain, quitte à laisser de côté les finesses des analyses empiriques. Il n’empêche, il donne matière à réflexion, justement parce qu’il propose une synthèse de nombreux travaux. Et à ce titre, les vues cavalières sont parfois plus mobilisatrices que les travaux particuliers auxquels il est difficile de conférer une portée générale, sans compétence technique.
Le fil conducteur de l’ouvrage est le suivant. La mondialisation, affirme l’auteur, a accompli deux choses. D’une part, une création de richesse sans précédent, quoique éloignée de tout souci de juste répartition. D’autre part, une dissolution assez radicale des procédés d’organisation des centres bureaucratiques (administrations, entreprises). Paradoxalement, précise-t-il alors, cette dernière dissolution, les enfants de Mai 68 avaient escompté l’opérer, mais au profit d’une future communauté humaine solidaire. Or, le résultat escompté se traduit, bien au contraire, par la réalisation, sous nos yeux, d’une collectivité plus violente, plus instable et plus fragmentaire. Et ceci, même si quelques-uns, quelques libéraux, croient pouvoir lire en elle l’expansion de davantage de « liberté ».
Partant de ce point, l’auteur élabore la question autour de laquelle le livre est rédigé : quelles valeurs et quelles pratiques peuvent souder les citoyens quand les institutions dans lesquelles ils vivent se fragmentent et dissolvent les apprentissages passés ? Si on ne veut pas se couler dans le nouveau moule d’une « modernité liquide » (on reconnaît ici un empreint au sociologue Zygmunt Bauman), si on ne veut pas considérer que la société contemporaine libère les individus, il convient donc d’accomplir simultanément deux recherches :
– décrire et comprendre ce qui a lieu, de nos jours, c’est-à-dire les valeurs proposées actuellement par le capitalisme contemporain ;
– et chercher quel autre idéal culturel pourrait être choisi, notamment afin de contrer les précédentes.
Au cœur de cette culture du nouveau capitalisme dont ce livre entreprend la description, trois défis nous attendent : Comment élaborer un sentiment durable de soi au cœur du flexible ? Comment acquérir la maîtrise des changements de compétences imposés ? Comment adopter des normes et des références sans les figer ou les soumettre aux seules lois du marché ?
L’époque : troubles ou gloire ?
Certes, il est toujours difficile de prétendre saisir correctement le présent. Non que la réalité soit cachée et par conséquent délicate à mettre au jour. Il existe, en effet, des réalités aisées à déceler, des faits patents. Par exemple : la fin de l’emploi à vie, le déclin des carrières passés dans une même institution, les filets de protection plus erratiques, l’absence de la promesse de pouvoir occuper une place dans la société, le passage d’une société pyramidale à une société en réseau. Mais la difficulté réside dans le choix des concepts destinés à en rendre compte, et notamment destinés à faciliter la compréhension du présent par le grand public. La difficulté est sans aucun doute celle de la tonalité imposée à l’interprétation des faits construits. En cette matière, trop de simplifications règnent et le manichéisme est courant. Les commentateurs hésitent entre la description de la réalité au travers de leur ressentiment ou de leur conception du « progrès ». Autant d’interrogations, d’ailleurs, que les chercheurs doivent résoudre dès lors qu’ils souhaitent populariser leurs analyses.
Au titre de ces questions, Richard Sennett relève quelques exemples de difficultés qu’il expose avant d’entrer dans le vif de son objet.
Le terme de « capitalisme » : dans quelle mesure est-il adéquat à son objet, habitudes mises à part ? Au demeurant, ce concept, comme on le sait, ne provient pas de Karl Marx, mais de Werner Sombart. Et il était destiné à aider à décrire un capitalisme social militarisé, c’est-à-dire un capitalisme dont l’organisation renvoyait à un temps prévisible, une organisation militaire, et un accroissement mécanisé des richesses. Pouvons-nous maintenir ce concept de nos jours, face à une réalité bien différente ? Point de vue qui, par ailleurs, revient à historiciser le concept de « capitalisme ».
Richard Sennett s’intéresse ensuite au mythe des sociétés stables. Beaucoup veulent faire croire que nos sociétés sont désormais entrées en mouvement, comme si le concept de stabilité décrivait correctement les formes de sociétés antérieures. Or, remarque l’auteur, cette prétendue stabilité n’est rien moins qu’évidente. D’autant que la plupart confondent stable et stagnant.
Une rapide exploration conceptuelle précise ensuite que les concepts de nation et de système social posent non moins de redoutables problèmes ; tous concepts qui ont été élaborés dans le cadre d’une économie classique enfermée dans des traits frontaliers rigoureux.
D’autres concepts mériteraient évidemment qu’on s’y arrête. Mais, à chaque fois, ce n’est, pour l’auteur, qu’une occasion de relever combien les lieux de vie, les manières d’entrer en contact avec les autres, les formes de circulation des biens … ont changé de nos jours, et appellent l’élaboration de nouveaux concepts. Aussi, convient-il donc de revenir sur cette mondialisation dont nous sommes partis. Qu’il s’agisse d’une extension du capitalisme ou d’une autre forme de société, ce qui est certain, c’est que les vieilles structures institutionnelles y ont été démantelées, et muées en organisations flexibles. À leur place, s’imposent de nouvelles géographies du pouvoir. Ces nouvelles formes de pouvoir se distinguent par de nouvelles relations entre les personnes dans l’entreprise.
Richard Sennett propose alors d’en examiner trois formes de réalisation : l’état des institutions, le rapport aux compétences, le statut de la consommation.
Le changement dans les institutions.
Les institutions classiques du capitalisme social, rappelle l’auteur, ont la forme d’une pyramide et constituent un modèle d’intégration dont les fonctions définissent les talents et les compétences que doit posséder une personne pour y être incluse, les obligations qu’elle doit assumer. Ces institutions définissent des cursus à partir d’une organisation de type militaire (et ici les allusions à Max Weber et à Michel Foucault sont nombreuses). Elles instaurent des hiérarchies et procèdent au développement de modes d’intégration (y compris dans un bâtiment) aisément repérables sur un territoire local. Le fonctionnement de l’ensemble, même analysé du point de vue de ses à-coups (grèves, résistances), se décline assez bien à partir du concept de « discipline de la gratification différée ».
Dans le cadre de sociétés de ce type, l’État-providence a lui aussi cette forme, celle d’une pyramide bureaucratique. Et, au sein de la pyramide, chacun pense en bureaucrate. Au passage, l’auteur remarque que le système s’est toujours plus focalisé sur sa perpétuation et sa stabilité institutionnelles plutôt que sur l’efficacité de ses prestations.
Certes, ce modèle est-il plus flou que les descriptions rapides ne le laissent croire. Du moins, les personnes qu’il relie n’y sont enfermées qu’à condition d’entrevoir qu’elles procèdent sans cesse par modulations interprétatives (pelotes, négociations, compromis) pour faire « tourner » le système. Des négociations permanentes s’y réalisent qui n’ont pas toujours une forme publique.
Cela dit, ce modèle ne correspond sans doute plus à aucune réalité. Cette dernière s’est transformée. C’est donc ce qu’on appelle la mondialisation. Autrement dit, la prise du pouvoir dans les systèmes d’entreprise par les actionnaires (1970), l’impact des banques d’affaires sur la structure sociale sans lien désormais avec les intérêts de l’État-nation, la victoire du court terme, la volonté de recevoir des bénéfices rapides, des marchés plus fluides pour les capitaux, et des technologies de communication, ces processus reliés entre eux ont donné une tout autre figure à notre monde et aux rapports sociaux qui nous relient. La transformation principale imposée aux institutions est celle de changements internes conduisant à la flexibilité des postes, et à l’idée selon laquelle la stabilité des hiérarchies est un signe de faiblesse.
Aussi, désormais, les hiérarchies, qui demeurent, sont-elles déstabilisées. Puisque l’information peut circuler plus vite et sans médiation (plus besoin d’une chaîne d’interprétation), les relations dans l’entreprise changent. On peut suivre les choses en temps réel. Les masses au travail n’ont plus besoin d’être enfermées sur un territoire. Les fluctuations spatiales et temporelles sont devenues essentielles et « productives ». « Les membres les plus vulnérables de la société, ceux qui désirent travailler sans posséder de compétences spécialisées, ont toute chance de se retrouver sur la touche » (p. 42).
En un mot, et c’est là le but de cette exposition, une nouvelle norme du moi est valorisée : un nouveau moi idéalisé, qui doit prospérer dans le monde des prises de contrôle par emprunt. Un moi qui doit prendre plus d’initiatives individuelles et se référer à moins de dépendance. Chacun doit, en quelque sorte, se gérer comme un service commercial, et mieux encore, déployer tout un système d’évaluation de soi qui ne correspond à rien d’autre qu’à une auto-discipline sans dépendance vis-à-vis d’une autorité, pratiquée constamment.
Le spectre de l’inutilité.
Deuxième démonstration. Si le contexte a changé au sein du capitalisme flexible, le spectre de l’inutilité n’a pas disparu. Ce spectre recoupe la peur des étrangers, qui, sous la forme du simple préjugé racial ou ethnique, est infléchie par l’angoisse que des étrangers puissent être mieux armés pour survivre.
Ce spectre, nous le connaissons depuis longtemps. Il a une histoire qui est celle du rapport de l’économie avec la machine et celle des gains de productivités. Charlie Chaplin en a fait un film connu de tous. L’automation eut même son heure de gloire, rendant possible de nombreuses économies de main-d’œuvre. Encore faut-il rappeler, avec l’auteur, que longtemps, on a cru pouvoir pallier les drames induits par le recours à des systèmes de formation. L’équation rendue publique était celle-ci : plus on se forme, moins on risque le chômage. Or, même dans la société dite de compétences, désormais, nombre d’entre ses membres sont confrontés au chômage. Le travail ne cesse de migrer ailleurs, par délocalisations interposées.
Richard Sennett revient sur les premières théories modernes de l’inutilité sociale, celles de David Ricardo et de Thomas Malthus. Ces derniers avaient, il est vrai, produit de nombreuses études portant sur le rapport entre les machines et la diminution des postes de travail. Mais Sennett fait remarquer ceci : dans ce cadre, on ne cesse de penser la réduction de la main-d’œuvre à partir de la logique de la ressemblance entre le travail humain et le travail de la machine. Les tâches remplies par la machine sont celles des humains, seulement accélérées (il n’y a pas de différence de nature entre les deux). Et cette situation n’englobe pas encore les travailleurs entreprenant des études supérieures. En ce sens, un des acquis de la société moderne a été de supprimer l’opposition masse et mental. Les normes d’alphabétisation ont été améliorées, l’ascension sociale par les diplômes a eu une portée réelle.
Mais on n’avait pas encore vu que la société hautement développée pourrait se déployer encore plus avec une élite toujours plus réduite. Désormais, on le sait. Le domaine de l’inutilité s’étend à mesure que les machines accomplissent des actions qui ont une valeur économique mais dont les êtres humains ne sont pas capables (il y a une différence de nature entre les deux). Le travail le moins intéressant finit par être accompli par des travailleurs de plus en plus qualifiés. Et l’auteur de nous renvoyer à des enquêtes personnelles portant sur les centres téléphoniques en Inde, ou les usines de sous-montage automobile à la frontière septentrionale du Mexique. Tous centres de travail dans lesquels les travailleurs sont surqualifiés, mais ne trouvent aucun autre travail à accomplir.
Autant dire que la nouvelle valeur imposée à l’être humain est celle d’une adaptabilité constante sans référence à un moi de compétence.
L’extension du modèle de la consommation à toute la société.
Troisième démonstration. L’éthos de la puissance développé dans nos sociétés actuellement transforme toutes choses en objet de consommation. La valeur réelle des objets n’est plus rien d’autre que la dynamique dérégulée des marchés et la consommation de valeurs imaginaires de représentation. Le thème est certes plus classique. Même si ces sociétés sont plus massivement des sociétés à deux vitesses, la régulation générale est celle de la consommation.
L’auteur examine ici la logique d’une entreprise commerciale. Wal-Mart, société géante de distribution, dans laquelle tous les articles sont disponibles simultanément, il n’y a plus de face à face avec le vendeur, mais seulement avec l’ordinateur directement, et le consommateur n’a plus la connaissance de la production que possédaient les générations antérieures. Aussi, cette entreprise fait-elle paraître singulier un produit qui est vendu dans le monde entier. Mais, elle joue sur l’ignorance des clients. D’autant que sur des plates-formes d’articles en tous genres, on change tel ou tel point mineur du produit afin de le transmuer en une marque particulière. Les différenciations doivent seulement être profitables. Ce qui est le cas.
Ceci exploré, l’auteur montre que ce modèle s’étend à toutes les activités sociales. Et surtout, nous prenons un raccourci, à la politique. Le cœur de la politique devient le marketing. La démocratie est réduite au packaging. Les citoyens ne procèdent plus à aucune délibération ni à aucun face à face avec les autres. Le citoyen est tourné vers un état passif.
Petit mémo de ce parallèle : « le consommateur-spectateur-citoyen se voit offrir des plates-formes politiques qui ressemblent aux plates-formes de produits et des différences plaquées ; est invité à faire peu de cas du « bois tordu de l’humanité » (pour reprendre le mot de Kant) et à faire crédit à une politique plus attentive à l’utilisateur ; à accepter continuellement les nouveaux produits politiques offerts » (p. 132).
Les valeurs du capitalisme flexible.
Revenons alors à la thèse centrale. Ce panorama parcouru, la réorganisation du capitalisme est certaine, si on avait besoin de s’en convaincre. Et, clairement, il ne s’agit pas de l’introduction d’une qualité nouvelle de l’existence institutionnelle des êtres humains, mais plutôt d’une dégradation sociale, d’une mise en place de relations humaines superficielles.
En regroupant les acquis de ces analyses, on peut affirmer que l’idéal culturel du nouveau capitalisme est le suivant : développer, en chacun de nous, un moi axé sur le court terme, focalisé sur des changements permanents imposés par l’industrie, et vivant dans le seul présent. Imposer à chacun une auto-discipline sans dépendance par évaluation modélisée, la faible loyauté institutionnelle, la diminution de la solidarité collective et de la confiance informelle entre les membres d’une même entreprise, « l’éthos de l’âge » qui refuse de payer pour les aînés, l’absence de métier mais le déploiement d’un potentiel, la capacité à assortir la quête de talent aux conditions particulières des organisations flexibles. En ce sens, le travail n’est plus un bien mais une simple position dans un réseau qui change sans cesse, une excitation née de la puissance qu’on lui prête afin d’entrer dans le jeu du marketing.
Ceci établi, et la démonstration pour rapide qu’elle soit n’en est pas moins efficace, il reste une dernière question à poser ou à résoudre. Pouvons-nous sortir de cette situation ? Richard Sennett le croit. Il en appelle à une révolte contre cette « culture débilitée ». Il propose évidemment de rêver à un autre monde (puissance de l’utopie ?) et de redonner sa place à une conception de la solidarité humaine.
Les linéaments de cette conception de la solidarité sont très brièvement évoqués. Aussi n’y insisterons-nous pas. Sennett évoque la nécessité de repenser la nature des syndicats, de repenser les réseaux du travail, le partage du travail. Il reprend aussi l’idée, introduite par le philosophe Van Parijs, d’imposer un revenu minimum de base.
Mais le livre se referme sur ces éléments trop rapidement approchés. En tout état de cause, Richard Sennett aura au moins donné des moyens de compréhension de ce qui se réalise sous nos yeux.
Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006. 157 pages. 16 euros.